L’échec consommé du régime de gouvernement dans sa double mission historique.

Dans la réalité, l’Algérie en est encore à ce stade de la formation de l’Etat-nation où rien n’est définitivement acquis. L’échec n’est pas seulement de l’ordre du politique (le caractère purement formel des institutions du pays et leur entière soumission à l’Exécutif rend bien ce qu’il y a d’artificiel dans l’Etat-nation) mais aussi de l’ordre du social et de l’économique. L’incapacité avérée à endogénéiser le principe de composition en est la cause évidente mais elle-même a sa propre cause dans l’exogénéité de la richesse (figurée par la rente) par rapport à la société. Parce qu’elle se définit en effet comme revenu exogène à l’économie, la rente échappe à ce complexe de déterminations qu’on a tenté de rendre par le concept de principe de composition pour agir négativement sur lui, de l’extérieur, inhibant ainsi les forces internes et conduisant à la perte des valeurs les plus prégnantes de la société – la valeur du travail pour ne citer que la plus importante. Sinon comment expliquer l’impéritie générale où baigne toute la société comme si, d’avoir du pétrole dispensait de travailler et d’avoir des idées 839  ? Quant à l’Etat-nation, cette entité morale à caractère transcendantal, il a été livré à la plus impitoyable des critiques sociales – la dérision – pour n’avoir d’existence que formelle avant de se voir mis en cause par les tenants d’une idéologie communautariste transnationale : l’islamisme politique.

Indépendamment même des effets sur les esprits de la tragédie qui s’est jouée à huis clos dans le pays pendant plus d’une décennie, de nombreux indices révèlent une perte de sens chez le citoyen algérien des notions de nation et d’Etat. Nombreux sont les Algériens (principalement parmi les jeunes) à vouloir partir à tout prix ailleurs en quête non pas tant d’une vie meilleure (ce que beaucoup savent qu’ils ne trouveront pas), mais de possibilités de se réaliser en tant que personnes (ce dont beaucoup ignorent la difficulté) 840 . C’est dire combien est pesante pour eux la situation sociale vécue dans le pays qui les a vu naître, situation sociale autant que familiale ; situation politique aussi dans la mesure où, comme nous l’avons dit en introduction à la présente étude, les rapports sociaux se présentent d’emblée comme des rapports à l’Etat.

A défaut de partir, des dizaines de milliers de jeunes gens à peine sortis de l’enfance se sont transformés en la pire espèce d’êtres humains qui soit, tuant, pillant, brûlant, violant, détruisant tout sur leur passage. Avec le recul qu’on en a, on est plus à même de comprendre maintenant les causes de ce phénomène. Celles-ci ont un rapport direct avec l’échec de la stratégie algérienne de développement, échec découlant de l’incapacité du régime de gouvernement qui s’est instauré dès l’indépendance à réaliser sa double mission historique : édifier un Etat-nation sur des bases autres qu’idéologiques et endogénéiser le principe de composition.

Quant à édifier un Etat-nation sur des bases autres qu’idéologiques, un obstacle de taille s’y opposait : l’embryon d’Etat qui s’était formé à l’indépendance l’a été hors des frontières du pays ; un Etat qui, de surcroît, a revêtu dès le départ l’habit militaire contre la volonté de ceux qui avaient mené la lutte de l’intérieur contre l’occupant. Dès avant l’indépendance, l’Etat se situait donc en extériorité par rapport à la société 841 . Mais il l’était davantage encore par le fait que le régime de gouvernement s’est soustrait à la dépendance matérielle de la société grâce aux surplus pétroliers dont il s’est trouvé d’emblée nanti. Cette circonstance a induit ce que nous avons appelé l’inversion de l’ordre des déterminations en sorte que c’est la société qui semble tenir son existence de l’Etat au lieu que ce soit l’Etat qui tire son existence de la société. Dans ces conditions, la nation (à peine constituée) était vouée à être le faire-valoir de l’Etat, sorte de deus ex machina qui ne doit rien à personne hormis les personnes qui le représentent et qui croient (en toute sincérité sans doute) en être l’incarnation. L’Etat-nation est réduit à n’être qu’un simulacre d’Etat-nation. Quelle confiance 842 peut-il donc inspirer au citoyen, quel crédit celui-ci peut-il lui accorder en retour ?

Quant à endogénéiser le principe de composition, l’Etat a échoué non pas tant par manque de volonté politique, mais parce que les ressources pour ce faire n’émanent pas de la société, exogène qu’elles étaient à l’économie. Ces ressources ont certes servi à financer les investissements réalisés dans le cadre de la stratégie de développement (des usines en grand nombre, des complexes industriels intégrés sans parler des infrastructures économiques, sociales et administratives). Mais outre qu’elles étaient excédentaires par rapport aux capacités d’absorption de l’économie 843 , les investissements financés sur ces ressources ont révélé leur manque d’efficacité productive en raison de l’incapacité persistante du système économique à endogénéiser le principe de composition. De nombreux facteurs ont concouru à cette inaptitude du système à se saisir du principe de composition. Le fait que le dit système a atteint un degré de complexité élevé dans sa composante technologique sans pouvoir la reproduire est un de ces facteurs dirimants. Mais la nature du surplus économique – la rente pétrolière – est sans aucun doute aussi un facteur de blocage de l’accumulation. Paradoxalement, le fait de disposer de ressources en devises en grande quantité n’a pas favorisé l’accumulation : en desserrant la contrainte financière sur les entreprises de production, il a facilité l’acquisition de technologies de pointe sans assurer leur assimilation par le collectif des travailleurs. Si certains des membres de ce collectif ont bénéficié de la formation technique adéquate, la plupart n’ont eu qu’une formation sur le tas, parcellaire et insuffisamment systématisée pour enclencher une dynamique d’apprentissage des métiers de l’industrie. De surcroît, le système éducatif n’a pas joué son rôle en ce domaine. Lentement mais sûrement, il a favorisé au contraire la désaffection des jeunes pour le travail en leur inculquant des valeurs purement morales – je veux dire sans prise sur le réel. Une forme d’hostilité s’est développée chez bon nombre d’entre eux à l’égard de la modernité dans ce qu’elle nécessite d’effort d’adaptation mentale aux rigueurs de l’économie de production. Cela a évidemment contribué à la désagrégation de la société. Plus personne ne semble se soucier de l’assimilation sociale du principe de composition (ce qui se traduit par l’état de déshérence du système productif algérien décrit en détails dans les chapitres septième et huitième de la présente étude) ni de l’édification d’un Etat-nation algérien sur les bases solides de l’économie de production. Reste-t-il, dans ces conditions, un espoir pour le pays de se sortir du sous-développement ?

Notes
839.

On se souvient que la phrase « on n’a pas de pétrole mais on a des idées » avait fait florès au tout début des années 1970 dans la presse parisienne suite à la nationalisation des sociétés pétrolières françaises par le défunt Président H. Boumédiène. On est tenté de croire que l’histoire a finalement donné raison aux journalistes de la vingt-cinquième heure qui avaient lancé cette phrase. Ce serait néanmoins faire injure au génie humain dans son expression nationale que de se rallier à cette idée. On ne doit pas oublier que ce n’est pas tant l’homme qui a fait faillite dans l’Algérie d’aujourd’hui que le système dans lequel il est immergé.

840.

Dans une chanson improvisée à l’occasion de la visite dans leur quartier de l’ancien président de la République (Liamine Zeroual), un groupe de jeunes de Bab El Oued (secteur ouest d’Alger) entonnait en guise de refrain, dans cette sorte de créole typique de l’Algérois :

« […] fuyant le pouvoir de Zeroual

Je me donnerai pour nom Michel

Et je passerai la nuit à la Tour Eiffel ».

841.

L’expression symbolique de cette extériorité est le regroupement de tout ce que le régime compte de dignitaires dans les résidences d’Etat du Club des Pins, station balnéaire à l’ouest d’Alger interdite depuis le début de la décennie sanglante à la population.

842.

« Tout dépend dans un Etat, Sire, de la confiance publique, conservez-la, Sire, cette confiance, c’est le plus riche trésor que vous puissiez avoir ». Remontrance des Parlementaires de Paris au régent, 7 février 1718. Cité par JM. Tiveaud in La construction sociale de la confiance, Ed. Montchrétien, 1997, avant-propos, p14.

843.

On se trouve là dans la situation exactement inverse de celle décrite par les économistes à travers le modèle dit « des deux déficits ». Selon ce modèle, le déficit en devises d’un pays sous-développé s’ajoute au déficit d’épargne domestique en tant que principales contraintes pesant sur le développement. « Ce modèle, écrivent CP. Oman et G. Wignaraja, s’est avéré particulièrement pertinent dans le cas de nombreux pays d’Amérique Latine et d’Asie du sud qui ont tenté de s’industrialiser au cours des années 50 et 60 en adoptant une politique de substitution aux importations ». Op. cité p 22. Ce modèle ne s’applique pas à l’Algérie parce que le problème de ce pays n’est pas celui des ressources en devises mais celui de la capacité à endogénéiser le principe de composition. A la réflexion, on peut se demander si ce n’est pas ce même problème qui est à la base du sous-développement de la plupart des pays d’Amérique Latine et d’Asie.