La libéralisation économique à l’épreuve de l’esprit de rente.

Ce qui a été dit dans cette étude de l’échec du régime de gouvernement à réaliser sa double mission historique laisse peu de place à l’espoir d’un retournement de la situation. Les mêmes tares caractérisent le système d’économie algérien depuis l’indépendance. Le même esprit de rente règne chez les décideurs (qui disposent des mêmes sources de pouvoir et de revenu) et chez les simples citoyens. Trois caractéristiques fondamentales de l’économie de marché font défaut au système d’économie à base de rente :

1°/ Le système à base de rente n’est pas un système de rapports économiques dépersonnalisés. Il l’est d’autant moins que l’esprit de rente qui l’anime s’accommode plutôt de rapports personnels du type de ceux qui ont cours sous forme de réseaux relationnels structurés par l’esprit de clan. Cela ne tient pas seulement au fait que la rente est une catégorie de la distribution et qu’à ce titre elle échappe aux déterminations purement objectives de la production. Cela tient aussi au fait que la rente suppose que l’autorité qui la perçoit a le pouvoir discrétionnaire de la (re)distribuer à sa guise, conférant ainsi à l’Etat dans le cas de l’Algérie un caractère personnel prononcé ;

2°/ Le système à base de rente n’est pas structuré par le rapport salarial. Cela tient cette fois à la nature de la rente comme catégorie de la distribution. S’il existe bien un rapport salarial dans un tel système, il est de type formel en ce sens qu’il n’organise pas la production autour de l’objectif consistant à produire un surplus accumulable. La rente est un surplus d’origine extérieure au système productif qu’elle intoxique plutôt qu’elle ne dynamise de ses effets (re)distributifs.

3°/ Le système à base de rente ne favorise pas la maîtrise du principe de composition parce que lui manque précisément le mobile : celui de produire un surplus accumulable. S’il a besoin d’éléments à fort contenu technologique nécessitant pour leur production une grande maîtrise du principe de composition, il supplée à leur production interne par leur importation, ce qui le conduit virtuellement à une impasse dont il ne se sort que parce que la rente renouvelle sans cesse les ressources en devises dont il se nourrit.

C’est donc à un triple handicap que se heurte la libéralisation dans un pays à régime d’économie à base de rente comme celui de l’Algérie. Aurait-elle dès lors le pouvoir de renverser la vapeur ou serait-elle une libéralisation formelle destinée à transformer l’économie algérienne en une économie de bazar sur le modèle des économies des pays du Golfe arabe ? Telle est la question.

La réponse à cette question ne tient pas en une affirmation péremptoire, elle dépend de facteurs trop nombreux pour être aisément mis en équation ; facteurs internes référant à l’état général de l’économie, au type de rationalité qui l’organise, à l’état des forces sociales en présence, à leur volonté de (re)prendre en mains le destin du pays etc. ; facteurs externes référant aux intérêts des puissances à l’œuvre sur la scène algérienne, au pouvoir d’influence qu’elles exercent sur les hommes politiques en place etc. Mais le facteur décisif est sans conteste la capacité de tout un chacun à pratiquer sur lui-même cette sorte d’exorcisme consistant à s’extirper de l’esprit de rente qui le mine. Ce faisant, il contribuera à créer les conditions pour réhabiliter le travail, se plaçant ainsi en position pour entreprendre collectivement une nouvelle aventure : celle consistant à domestiquer le principe de composition, c’est-à-dire à s’en assurer la maîtrise tout en l’acclimatant.

La tâche n’est évidemment pas aisée parce que la rente continuera d’exister et de représenter un enjeu de pouvoir autant qu’une source de richesse. Parce que, aussi, le système d’économie à base de rente peut fort bien s’accommoder d’une libéralisation formelle. Parce que, enfin, la libéralisation économique de type formel peut ne pas s’accompagner d’une libéralisation politique. Or la libéralisation politique n’a pas pour principale caractéristique de se commander centralement : elle est tributaire de ce que nous avons appelé le processus d’individuation. De quels atouts dispose donc l’Algérie pour entreprendre une libéralisation économique qui ne se satisfait pas des apparences ?

Ces atouts ne sont pas ceux que l’économie orthodoxe désigne par l’expression de dotations naturelles en facteurs. On a vu combien au contraire ces dotations ont joué de malheur pour l’Algérie. Ce sont bien plutôt les hommes, non pas seulement les hommes en tant que force productive (encore que ce ne soit pas là un aspect à négliger dans le cas de l’Algérie dont la population majoritairement jeune), mais les hommes en tant qu’être pensants qui ne se satisfont pas de leur condition. N’est-ce pas eux en effet qui, en des moments cruciaux, se sont saisi de leur destin, bravant la force destructrice des armes les plus sophistiquées que la puissance coloniale ait pu inventer ? Pourquoi n’en irait-il pas de même maintenant qu’ils ont affaire à ce qu’ils désignent eux-mêmes par le systèmepour signifier leur extériorité par rapport à lui ? Vaste programme sans doute pour un pays en crise ! Mais la crise n’est-elle pas ce moment décisif au cours duquel s’opèrent les changements les plus inattendus ?

Il n’est pas dans notre intention de prédire les changements susceptibles de se produire dans la situation sociopolitique de l’Algérie. Il n’est du pouvoir de personne de prédire de tels changements ni d’identifier les forces sociales qui seront à même de les réaliser. Iront-elles jusqu’à mettre en cause le système ou se contenteront-elles d’édicter de nouvelles règles pour l’affectation de la rente ? Dans ce dernier cas de figure, seront-elles au moins assez clairvoyantes pour décider d’un usage socialement utile des revenus pétroliers ?