Machiavel : la paix armée

Dans l'approche de la guerre et de la paix du point de vue du florentin Machiavel, la paix est au service de la politique, qui peut être qualifiée de belliqueuse. Les moyens qui sont efficaces ne sont pas ceux imposés par la morale, non plus que nécessairement en accord avec les enseignements chrétiens. Tous les Etats sont nés de la violence, de la force et de la ruse. C'est la méfiance réciproque dont procèdent les rapports qui doivent s'établir entre les Etats si ceux-ci veulent perdurer. Ainsi que l'écrit Jeannine Chanteur : ‘"’ ‘l'histoire des hommes est l'histoire de leurs désirs’ ‘"’ ‘ 36 ’.

L'homme désire par rapport à l'homme et dans l'existence sociale, paradoxalement désirer c'est également se séparer. Le désir implique les autres dans une relation de rivalité qui est l'institution du conflit.

Ainsi, l'homme ne saurait donc se définir sans le désir qui serait de nature consubstantielle. Quand les hommes se regroupent, les désirs s'enflent pour converger vers un point commun contre d'autres hommes, dès lors nous avons les composantes des guerres.

Il est important de souligner que, liés au désir les relations humaines annoncent la domination de l'homme sur l'homme. Le goût du pouvoir est multiforme et si d'une part il est plus ou moins dissimulé, il touche d'autre part tout être humain à quelque degré que ce soit : pouvoir statutaire, pouvoir conféré, pouvoir reconnu ; et ce, quelles que soient les circonstances ; pouvoir politique également, conféré à ceux des hommes auxquels le succès en ce domaine les a installés.

Or, les désirs ne peuvent que s'affronter, et n'étant pas de force égale, les hommes, qui ne sont pas égaux par ailleurs, ceci fait que ces désirs entrent en conflit, voire en guerre et il y a de facto des vainqueurs et des vaincus. Ces confrontations qui risquent de dégénérer en guerre à l'extrémité, sont cependant nécessaires. Le conflit serait le moteur de la raison et du courage propres à l'homme ; il se développerait en lien avec le désir ainsi que le souligne Platon quand, dans le Gorgias il nous dit que ‘"’ ‘pour bien vivre, il faut entretenir en soi les plus forts désirs, au lieu de les réprimer, et, quelque forts qu'ils soient, il faut se mettre en état de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et d'accomplir ce que toujours le désir réclame’ ‘"’ ‘ 37 ’.

Calliclès, que met en scène Platon, vient ici devant Socrate défendre la rhétorique associée à l'action politique face à la philosophie en lien avec la réflexion éthique. Si la rhétorique est utile à la vie de la Cité, la philosophie quant à elle est utile à l'homme, à l'individu. Le dilemme est celui qui se pose à l'homme entre une vie d'injustice et une vie de justice. La raison commune tranche ce dilemme aisément en ce sens que la rhétorique des politiques rend l'injustice trop aisée pour que la raison la réfute au bénéfice de la vie de justice, qui elle est sans avantages immédiats.

Ainsi, l'homme se montrerait à voir par ses désirs ; en d'autres termes, les désirs seraient en quelque sorte l'épiphanie de l'homme.

Quand des particularités de quelques uns des politiques glissent à l'envi et s'imposent comme universel, les masses se multiplient et la guerre devient désormais possible. Selon le degré de désir de la paix armée, le glissement vers la guerre est toujours possible ; l'indicateur en serait la force ou la faiblesse du désir. Au sein de tout conflit est inscrit le désir qui demande à se satisfaire. Ce qui unit le désir à la guerre rend ainsi vaine l'aspiration à la paix. Si l'on souhaite garantir la stabilité et la tranquillité au sein de la Cité, il est nécessaire que, garantissant la sécurité intérieure en s'armant de manière efficace, on puisse également faire face aux dangers qui viendraient de l'extérieur des frontières. Autrement dit, la sécurité intérieure serait maintenue par l'identification interne qui s'oppose à "l'autre-extérieur", qui se présente ainsi comme menace potentielle de guerre.

La paix apparaît souhaitable aux hommes pour autant que la guerre ne peut pas être un moyen ad hoc de leur sauvegarde.

Le désir et la guerre sont intimement mêlés. Il y a d'abord le désir fondamental de préserver sa propre vie qui peut pousser l'homme à entrer en guerre, c'est ce que développe Nicolas Machiavel dans son ‘"’ ‘Discours sur la première décade de Tite Live’ ‘"’ ‘ 38 ’ ‘.’ Il souligne que la guerre défensive va se muer en guerre offensive à l'encontre des populations, et qui, par leur destructions offrent le moyen de survivre pour ceux qui originairement étaient appelés à disparaître.

Ainsi, une peuplade ‘"’ ‘doit détruire les occupants d'un pays jusqu'au dernier, afin de pouvoir subsister de leur subsistance… ’ ‘"’, alors que dans le camp adverse chacun lutte "pour sa propre vie"39 en repoussant l'invasion. Cette réaction de survie est du domaine de nature, que l'homme partage avec l'animal, cependant que la ruse et les armes de l'homme interviennent ; c'est ici ce qui distingue l'homme de l'animal et fait de la guerre une spécificité humaine. La guerre est un point de rupture entre l'homme et l'animal.

Au delà de la guerre qui s'origine dans la survie, la forme de guerre où l'homme cherche par désir et ambition à s'imposer à l'autre homme, est selon Machiavel la conséquence de l'attitude des princes ou des républiques qui cherchent à étendre leur empire40. Mais dans ce cas les habitants seront soumis et non chassés du lieu.

C'est bien le désir, l'ambition et l'orgueil, qui ici fondent l'action et non plus le besoin naturel de survie ; la notion de guerre en est radicalement différente.

Machiavel fait ainsi remarquer que ‘"’ ‘les désirs de l'homme sont insatiables : il est dans sa nature de vouloir et de pouvoir tout désirer, il n'est pas à sa portée de tout acquérir. Il en résulte pour lui un mécontentement habituel et le dégoût de ce qu'il possède ; ce qui lui fait blâmer le présent, louer le passé, désirer l'avenir, et tout cela sans aucun motif raisonnable’ ‘"’ ‘ 41 ’. L'homme est un être de désirs sans bornes, que l'état paisible et présent ennuie et dont il sort par la guerre. C'est de l'épreuve de la réalité que naît le désir, les potentialités de l'avenir alimentent l'imaginaire.

Machiavel s'interroge en ce qui concerne les princes, les hommes de pouvoir : ‘"’ ‘quels hommes sont plus nuisibles dans une république, de ceux qui veulent acquérir, ou de ceux qui craignent de perdre ce qu'ils ont acquis… l'une ou l'autre de ces deux passions peut être cause des plus grands troubles. Cependant il paraît qu'ils sont plus souvent causés par celui qui possède, parce que la crainte de perdre provoque des mouvements aussi vifs que le désir d'acquérir. L'homme ne croit s'assurer ce qu'il tient déjà qu'en acquérant de nouveau ; et d'ailleurs ces nouvelles acquisitions sont autant de moyens de force et de puissance pour abuser’ ‘"’ ‘ 42 ’ ‘.’

Dans cette configuration, les faibles, les opprimés, ne rêveront que d'acquérir ce que les plus forts, les puissants possèdent du fait de leur supériorité dans la manipulation et l'action conjointe. Ce sont là les germes de la guerre mise en marche par la distance des désirs disjoints entre posséder davantage pour les uns et désir de ruiner ceux-ci chez les autres. De là la guerre civile pour celui qui veut s'emparer de l'Etat, ou la guerre extérieure par mobilisation intérieure en direction des ressentiments vers un étranger qu'il convient d'identifier comme le mal en le diabolisant. Ceci revient à opérer une translation perverse du conflit de l'intérieur vers l'extérieur, afin d'assurer la paix intérieure ; ce que les dirigeants ont pu pratiquer et pratiquent encore sans doute.

Machiavel constate qu'un homme dont le désir est d'asseoir son pouvoir et de s'y maintenir, va, afin que perdure la cohésion à l'intérieur de ses frontières, éviter de s'autodétruire en dirigeant contre l'extérieur, c'est-à-dire l'étranger, son ressentiment et sa violence expansionniste. C'est encore, selon le florentin, l'instinct naturel de l'homme investi d'un pouvoir, qui par passion est conduit à agir de cette manière. Dans ce cas la guerre civile serait trop coûteuse car risquant de mettre à mal l'existence même de la communauté. La guerre contre un étranger désigné comme ennemi est la solution qui vient détourner ce risque de catastrophe intérieure. Cela donne à penser que l'homme, par nature est poussé par ses passions à se battre contre son semblable en vue de prendre sa place et acquérir son pouvoir, fût-ce à l'intérieur ou à l'extérieur ; ainsi la paix n'est jamais acquise.

Tout ceci indique que les rapports entre les hommes, que ceux-ci soient sociaux, économiques ou autres, sont fondés sur le conflit. Or, tous les hommes n'ont pas les mêmes possibilités de satisfaire leurs désirs et passions, ce qui génère entre eux une inégalité patente. Toute situation, quelle soit interindividuelle et dans son extension, interétatique, est de ce fait instable, elle peut d'un état donné basculer de manière radicale en son opposé ; ceci parce que les hommes sont selon Machiavel, méchants. C'est ce que doit avant tout considérer celui qui veut fonder un Etat ; et d'ajouter : ‘"’ ‘si ce penchant demeure caché un temps, il faut l'attribuer à quelque raison qu'on ne connaît point, et croire qu'il n'a pas eu l'occasion de se montrer ; mais le temps qui, comme on dit, est père de toute vérité, le met ensuite au grand jour’ ‘"’ ‘ 43 ’ ‘.’

La politique se doit de conduire au succès, le florentin souligne à ce propos que ‘"’ ‘c'est chose certes fort ordinaire et naturelle que le désir de conquérir, et chaque fois que le feront les hommes qui le peuvent, ils seront loués, ou pour le moins ils n'en seront pas blâmés. Mais quand ils ne le peuvent pas et le veulent faire à toute force, là est la faute et le blâme’ ‘"’ ‘ 44 ’. L'équilibre d'un état dans sa stabilité, affirmée ou précaire, repose sur la force de celui qui dirige à un instant donné, mais cet équilibre est contingent de la temporalité, il peut être rompu selon les circonstances et se voir remplacer par d'autres forces qui tendront à leur tour de fonder un équilibre nouveau. Ainsi pour contourner ce risque, Machiavel nous dit que gouverner consiste pour le prince à mettre les hommes de la communauté hors d'état de nuire et de faire en sorte qu'ils évitent même d'y penser45.

Machiavel nous montre que la guerre est l'élément moteur de l'histoire des hommes, et que vouloir sa disparition aurait pour effet d'éradiquer tout désir chez l'homme. Or, tout désir n'est pas pour autant chargé de culpabilité, ce qui peut l'être par contre, ce sont les moyens mis en œuvre pour sa satisfaction. Il ne s'agit pas de considérations morales, le désir s'affirme en regard d'une individualité cependant qu'il n'est ni vice ni vertu. La méchanceté de l'homme n'est que la conséquence de la mise en présence de deux individualités ou de deux groupes portés par leurs individualités réciproques et spécifiques.

Il y a donc nécessité d'une législation régulatrice, face au choc des individualités, qui garantit l'ordre. Machiavel fait remarquer à ce propos qu'il y a ‘"’ ‘deux manières de combattre, l'une par les lois, l'autre par la force : la première est propre aux hommes, la seconde aux bêtes ; mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde’ ‘"’ ‘ 46 ’. Les lois par la contrainte qu'elles appliquent aux désirs, et tant qu'elles sont respectées, amènent la possibilité de vivre dans un état de paix ; par ailleurs, la loi étant définie, elle sera ensuite défendue par la force si nécessaire.

‘"’ ‘Un Etat bien constitué, pour Machiavel, doit donc ordonner aux citoyens l'art de la guerre comme un exercice, un objet d'étude pendant la paix ; et, pendant la guerre, comme un objet de nécessité et une occasion d'obtenir de la gloire, mais c'est au gouvernement seul… à l'exercer comme métier. Tout particulier qui a un autre but dans l'exercice de la guerre est un mauvais citoyen ; tout Etat qui se ’ ‘gouverne par d'autres principes est un Etat mal constitué’ ‘"’ ‘ 47 ’ ‘.’ Il ajoute par ailleurs que les bonnes lois doivent ‘"’ ‘inspirer le respect de l'ordre aux hommes armés comme à ceux qui ne le sont pas’ ‘"’ ‘ 48 ’. Largement acceptées et respectées, les lois doivent décourager toute transgression, telle est la conviction du florentin.

La guerre est légitimée chez Machiavel par la spécificité du désir de puissance d'un homme ou d'un groupe. Cependant, si bonnes que soient les lois, elles ne peuvent assurer un équilibre acquis, de manière définitive car ‘"’ ‘il n'a point été donné aux choses humaines de s'arrêter à un point fixe lorsqu'elles sont parvenues à leur plus haute perfection ; ne pouvant plus s'élever, elles descendent ; et pour la même raison, quand elles ont touché au plus bas du désordre, faute de pouvoir tomber plus bas, elles remontent, et vont successivement ainsi du bien au mal et du mal au bien. La virtu engendre le repos, le repos l'oisiveté, l'oisiveté le désordre, et le désordre la ruine des Etats ; puis bientôt au sein de leur ruine renaît l'ordre, de l'ordre la virtu, et de la virtu la gloire et la prospérité’ ‘"’ ‘ 49 ’ ‘.’

Dans le domaine des choses humaines, vouloir assurer la fixité d'une situation donnée, fusse-t-elle celle d'une paix idéale, relève d'une chimère.

On ne saurait décidément penser la paix sans la guerre. C'est bien semble-t-il dans un équilibre dynamique qu'il faille penser ces deux composantes du fait humain. En effet, le désir au cœur de l'homme est toujours là qui le conduira à vouloir le satisfaire. Dans l'autre camp, celui qui est la cible et qui risque fort de perdre sa liberté, voire sa vie, les hommes ne manqueront pas de réagir ; alors une guerre risque fort de se développer. Dès lors, pour Machiavel citant Tite-Live, ‘"’ ‘la guerre est juste pour ceux à qui elle est nécessaire et les armes saintes pour ceux qui ne peuvent plus trouver d'espoir qu'en elles’ ‘"’ ‘ 50 ’.

Le champ éducatif est également le lieu de l'affrontement des désirs entre d'une part le maître, représentant de l'institution et de la société, et l'enfant ou les enfants d'autre part. Les "forces" en présence ne sont pas à égalité, la disproportion est patente. Si, un espace de parole et d'expression pour les deux parties : enfants et représentant de société et du savoir, n'est pas institué dans la classe, la rencontre des deux parties risque fort de générer un conflit ouvert et dans ce cas, le fonctionnement de la classe est mis à mal. Il va dès lors se mener une "guerre défensive" de la part des enfants en vue de la reconnaissance de leurs désirs.

Notes
36.

- CHANTEUR (J.), De la guerre à la paix, Paris, PUF, 1989. 365 p. p.13.

37.

- PLATON, Gorgias, 491e – 494b.

38.

- MACHAIVEL, (N.), Discours sur la première décade de Tite Live (1513-1520), Paris, Gallimard. 1980. L II. Chap. VIII, p. 533.

39.

- Ibid.

40.

- Ibid.

41.

- Ibid. Avant propos. p. 210

42.

- MACHIAVEL, Op. Cit. Chap. V pp. 167-168.

43.

- MACHIAVEL, Op. Cit. L 1. Chap. III.

44.

- MACHIAVEL, (N.), Le prince et autres textes, Paris, Gallimard, 1980. 416 p. Chap. III, p. 48.

45.

- Cf. MACHIAVEL, (N.), Discours, Op. Cit. L II chap. XXIII.

46.

- MACHIAVEL, (N.), Le prince, Op. Cit. Chap. XVIII, p. 107.

47.

- MACHIAVEL, (N.), L'art de la guerre, Paris, GF-Flammarion, 1991. L I. p. 70.

48.

- Ibid. p. 59.

49.

- MACHAIVEL, (N.), Histoires florentines, in Le prince et autres textes, Op. Cit. p. 310.

50.

- MACHIAVEL, (N.), Le prince, Op. Cit. Chap. XXVI. P. 143.