Le Christ, principe unificateur

La philosophie d'Erasme est inséparable de la philosophie du Christ113. Dans une lettre, datée du 14 août 1518, Erasme est très explicite sur ses conceptions et sur les références qui les fondent : ‘"’ ‘Que le Christ demeure ce qu'il est, le centre, tandis que l'entourent un certain nombre de cercles. Evite de tirer de son lieu propre Celui qui est le but’ ‘"’ ‘ 114 ’ ‘.’

Par ailleurs, l'homme doit éviter de juger : ‘"’ ‘Ne condamne pas ce que les princes exécutent en raison de leur office. Mais en retour, évite de contaminer cette céleste philosophie du Christ par des décrets humains’ ‘"’ ‘.’ Pour cela, Erasme ne voit qu'une attitude à adopter : ‘"’ ‘Que nous assiste la règle de la charité chrétienne, et toutes les choses se mettront aisément à son niveau’ ‘"’ ‘ 115 ’ ‘.’ La charité règle la vie morale chrétienne, dès lors, toute casuistique est inutile.

Le Christ occupe le centre du système érasmien, ceux qui sont ensuite les plus proches, ce sont ses représentants temporels : prêtres, évêques et pontifes. Un second cercle contient les princes profanes : ‘"’ ‘... dont les armes et les lois, d'une certaine manière à elles, servent le Christ’ ‘"’, soit par de "justes guerres". La seule raison ultime pouvant justifier une guerre, doit être celle qui préserve la tranquillité publique : soit pour punir les criminels, par de "justes peines", soit pour reconquérir une liberté perdue.

Mais, ‘"’ ‘Comme ils sont nécessairement occupés (les princes) dans ces sortes de choses qui sont associées à la lie de la terre et au négoce du monde, il y a péril qu'ils ne se laissent entraîner trop loin, qu'ils ne fassent la guerre, non pour la chose publique, mais en raison de leurs caprices, que sous couleur de justice, ils n'usent de la violence à l'égard de gens que la clémence pourrait guérir, dont ils auraient dû protéger les intérêts’ ‘"’ ‘ 116 ’ ‘.’

Les dérives possibles, liées au pouvoir et aux hommes qui l'exercent et l'assument, sont ici mises en évidence, d'où la nécessité pour les hommes qui sont au plus prêt du centre christique : les clercs, les évêques et surtout les papes - autorités terrestres suprêmes - d'être conseillers des princes, par leur vie exemplaire et non pas pour nourrir des ambitions politiques. Ils doivent, en référence au Christ, favoriser le développement de l'humanité en l'homme, particulièrement chez les princes, dont l'influence sur le peuple doit être empreinte de sagesse. Cela explique l'indignation d'Erasme à propos des papes guerriers, tel Jules II, il rédige d'ailleurs aux environs de 1513, un dialogue satirique où s'affrontent dans une joute oratoire Jules II et Saint-Pierre. Le personnage peu reluisant en regard de la philosophie du Christ est précisément ce Jules II ; le texte s'intitule : "Jules, chassé du ciel"117.

Si donc, une guerre menace, les pontifes doivent fournir tous les efforts nécessaires pour que les antagonistes composent ensemble et renoncent à se faire la guerre ; si celle-ci est inévitable malgré tout, elle ne doit pas "traîner en longueur" et surtout, elle doit ménager le peuple, qui lui, n'y est pour rien bien souvent.

Le peuple, qu'Erasme nomme le "commun peuple", est justement l'objet du troisième cercle de son système. Il représente "la partie la plus grossière de ce globe, mais non point si grossière qu'elle n'appartienne au corps du Christ".

Tout ce qui est au-delà de ce troisième cercle, ‘"’ ‘il faut l'abominer toujours et en tous : de ce genre d'ambition, le désir ardent de l'argent, la débauche, la colère, l'esprit de vengeance, la jalousie, le dénigrement et toutes les autres pestes... ’ ‘"’ ‘ 118 ’ ‘.’

Que ces passions avilissantes existent est une chose, mais ce qui est pire encore c'est quand elles deviennent incurables, ‘"’ ‘empruntant pour se recommander le masque de la piété et de l'obligation morale, elles se glissent dans les cercles supérieurs, c'est-à-dire quand nous exerçons notre tyrannie sous prétexte de justice et de droit, quand la religion nous sert d'occasion pour ne songer qu'au gain... et sous l'étiquette de l'Eglise nous sommes à l'affût du pouvoir... ainsi donc, on doit présenter à tous le but vers lequel on doit s'efforcer. Or, il n'y a qu'un but, le Christ et sa très pure doctrine’ ‘"’ ‘ 119 ’.

C'est sans aucun doute dans "Le manuel du soldat chrétien", qu'Erasme expose le plus complètement le modèle des préceptes qui doivent guider l'homme dans sa conduite. C'est plus particulièrement le quatrième canon : ‘"’ ‘... place devant toi le Christ comme l'unique but de toute ta vie, auquel tu rapportes toute ton application, tous tes efforts, tout ton temps d'activité et de repos. Par ’ ‘"’ ‘Christ’ ‘"’ ‘ pourtant, n'entends pas un vain mot, mais rien d'autre que la charité, la simplicité, la patience, la pureté, bref tout ce qu'il a enseigné. Par ’ ‘"’ ‘diable’ ‘"’ ‘, n'entends rien d'autre que tout ce qui éloigne de ces qualités’ ‘"’ ‘ 120 ’.

La plus sûre voie conduisant au bonheur est, pour Erasme, de tout rapporter au Christ, ne laissant ainsi pas de place pour que les vices viennent s'immiscer dans l'esprit de l'homme, celui-ci ne risque pas ainsi de se laisser submerger par ses passions ; il regardera autrui sans convoitise et sans haine. Dans sa logique, Erasme étend ce qui concerne l'homme, aux peuples et plus particulièrement à ceux qui les guident, c'est-à-dire les princes. Si donc, les hommes suivent l'exemple du Christ, qu'il ne faut pas seulement admirer, mais imiter, ils n'en viendront pas à se faire la guerre et un état de paix et de concorde peut alors être envisagé, en développant l'amitié.

C'est le cœur du projet philosophico-religieux d'Erasme, le principe unificateur qui doit être accessible à tout homme, du plus illustre au plus humble, afin de lui assurer la possibilité de son progrès moral.

Notes
113.

- Cf."Lettre à Paul Volz", in MARGOLIN (J. Cl.), ERASME, Paris, Laffont, Bouquins, 1992, XC.

114.

- Op. Cit. p. 629

115.

- Ibid.

116.

- Ibid.

117.

- MARGOLIN (J. Cl.), Guerre et paix dans la pensée d'Erasme de Rotterdam, Paris, Aubier-Montaigne, 1973, p. 48

118.

- MARGOLIN (J. Cl.), Erasme, Paris, Laffont, coll. Bouquins, 1992, p. 631.

Notons également ici, et nous lui pardonnons volontiers, qu'Erasme n'est pas mathématicien, il fait la confusion entre le cercle et le globe.

119.

- Ibid.

120.

- ERASME (D.). - Enchiridion militis Christiani (Manuel du soldat chrétien) / Traduction de A.J. Festugière. Paris. Ed. Vrin, 1971. p. 137