Une nature portée à la guerre ?

La nature de l'homme révèle un paradoxe. L'homme ne peut vivre seul, face à la nature, laquelle initialement lui est hostile, mais en même temps, lorsque des hommes se regroupent pour constituer une société, l'homme individuel se trouve confronté à autrui. Or, dans cette confrontation, l'individu, ne se retrouve pas en totalité dans celui qui lui fait face.

En conséquence, l'homme tente de réduire son vis à vis à sa propre idée personnelle, à sa propre cause, ce qui fait que, très souvent un être humain est soumis à un autre. Si par ailleurs, celui qui devrait se soumettre ne le fait pas, la lutte va s'engager, lutte qui vise à terme à l'élimination de l'un des deux antagonistes.

Toute action de l'homme, qui est menée selon son état de nature, non éduquée, non médiatisée, est impulsive. C'est ainsi que l'homme agit s'il n'est pas socialisé, c'est-à-dire éduqué afin de vivre en société en considérant autrui comme son égal ; dans ce cas il se prive d'envisager son possible bonheur, ainsi que celui des autres hommes.

Les raisons fondamentales, qui animent les hommes de notre époque, en ce début de XXIe siècle, n'ont pas radicalement changé, nous y voyons l'expression d'une nature non disciplinée, agissant à l'état brut. Une éducation à la paix, seule peut donner le sens et la profondeur d'un remaniement des mentalités et des comportements de l'homme envers ses semblables. Ainsi, nous pouvons espérer que l'attitude suscitée par l'éducation, oriente l'homme vers le respect mutuel, par l'émergence d'un lent travail en profondeur sur la nature humaine. L'homme assurant, par là même, la responsabilité de son humanité en devenir.

L'état de paix, ne semble donc pas implicite à la nature de l'homme. Considérons maintenant l'homme, au sein d'une société et l'état de paix. Au plan international, il s'agit là, d'un phénomène qui ne peut générer son sens uniquement en élargissant les considérations faites sur le plan individuel121. S'il s'agit simplement, au plan international, de pacification globale et définitive, cela revient à une amélioration du genre humain quant aux relations entretenues. ‘"’ ‘Mais, à ces vues séduisantes, on peut ’ ‘objecter que, dans la réalité, les guerres sont provoquées par des événements, des processus, des décisions qui échappent au contrôle des peuples concernés...’ ‘"’ ‘ 122 ’ ‘.’

Cependant, il est légitime de mener des actions d'éducation en vue d'établir l'entente mutuelle et la coopération qui permette aux hommes de former et d'exercer leur raison. Ce qui les conduira dans l'avenir, à exprimer des opinions non belligènes, et agir également en conséquence les uns envers les autres.

Dans le système érasmien, l'éducation à la paix n'est pas séparée d'une éducation en générale, c'est une éducation qui prend en compte la nature et la globalité de l'homme.

Nous pouvons situer le point de départ de la réflexion sur le fait que, l'homme est créature de Dieu, il est par ailleurs pourvu de raison et possède le possible exercice de sa liberté de choix. Son choix peut s'exercer sur ce qui est bien ou sur ce qui est mal, et, c'est grâce à sa raison que l'homme peut, en conscience effectuer ce choix.

Nous trouvons des éléments qui nous éclairent, dans un texte qu'écrit Erasme, à propos de la polémique qui se développe sur la notion de "Libre Arbitre" entre Luther et lui. Erasme écrit en substance : ‘"’ ‘Par libre arbitre, nous entendons ici la force de la volonté humaine qui permet à l'homme de s'employer à ce qui le conduit au salut éternel ou à ce qui l'en détourne’ ‘"’ ‘ 123 ’ ‘.’

Le fondement de cette liberté de l'homme, l'humaniste le réfère à l'Ancien Testament : ‘"’ ‘... ce passage qu'on lit dans le livre intitulé l'Ecclésiastique ou Sagesse de Sirach, au chapitre XV, 14-18 : au commencement Dieu a créé l'homme en le laissant maître de ses desseins... Voici devant l'homme la vie et la mort, le bien et le mal : ce qu'il aura décidé on le lui donnera’ ‘"’. De nombreux autres passages de la Bible témoignent en faveur du libre arbitre, ainsi, lorsque Dieu s'adresse à Caïn124 afin que celui-ci reconnaisse son animalité et que, grâce à sa liberté, il puisse s'il le veut, la dominer.

Erasme fait pertinemment remarquer que : si l'on dit à quelqu'un "choisis", c'est qu'un choix est possible, sinon cette proposition est vide de sens. Corrélativement, disposer de la liberté de choix pour l'homme, doit lui permettre, s'il le désire, de se convertir. Dans le Nouveau Testament, on retrouve une approche identique aux assertions concernant la notion du libre arbitre. Ces notions relatives à la liberté de l'homme sont particulièrement présentes quand le Christ s'entretient avec ses apôtres et notamment, quand s'adressant à eux, il leur dit : ‘"’ ‘ Est-ce que vous aussi, vous voulez vous en aller ? ’ ‘"’ ‘ 125 ’ ‘.’

Un espace de liberté est donc possible pour l'homme, sinon, poser la question du choix entre la guerre, ou la paix, est dénué de sens. Il incombe donc à l'homme, d'assurer sa responsabilité, en vue d'utiliser ou non cet espace de liberté. La raison mise en pratique par la volonté, peut assurer cette dynamique.Qu'est-ce qui permet à l'homme, à partir de là, de choisir de faire le bien ou le mal ? C'est-à-dire : pour notre préoccupation : qu'est-ce qui permet à l'homme de choisir la paix plutôt que la guerre ? Erasme nous donne une double réponse philosophico-religieuse : l'homme, nous dit-il, peut dépasser son animalité par la raison, mais cela paraît insuffisant, il doit se référer au Christ, comme modèle qui indique à tout homme la voie à suivre : celle de la paix et de la concorde en aimant son prochain comme soi-même.

D'autre part, l'homme, à sa naissance est démuni de tout ou presque, il doit de ce fait être pris en charge ; ceux qui le précèdent dans la vie doivent lui montrer les chemins possibles, qui le conduiront à plus d'humanité. Dans le texte : "De pueris", ou "De l'éducation des enfants", Erasme indique, que c'est en éduquant très tôt les enfants, qu'on leur permet d'accéder à la compréhension de ce qui libère de la dépendance, qui elle, liée à l'ignorance asservit l'homme aux autres hommes d'une part, aux contingences de la vie d'autre part. Ainsi : ‘"’ ‘Dès sa naissance, l'enfant peut être formé aux qualités propres de l'homme’ ‘"’. L'enfant, très tôt, doit être guidé vers ‘"’ ‘le principe universel de la ’ ‘félicité humaine (qui) réside essentiellement en trois choses : la nature, la méthode et l'exercice. J'appelle nature une aptitude et une disposition profondément implantée en nous pour ce qui est bien. Par le terme méthode, je désigne une connaissance reposant sur des avertissements et des préceptes. Par exercice, j'entends l'usage de cette habitude que la nature a instaurée et qu'a développé la méthode. La nature a besoin de la méthode, et l'exercice, s'il n'est pas dirigé par cette dernière, conduit à des erreurs et à des dangers sans nombre’ ‘"’ ‘ 126 ’ ‘.’

Il s'agit en matière d'éducation de promouvoir l'humanité potentielle qui gît au fond de chaque être humain. Pour Erasme, la paix ne peut exister sans Dieu, et corrélativement, Dieu ne peut se trouver où la paix est absente, ‘"’ ‘cette paix, que le Christ a particulièrement enseignée à ses disciples’ ‘"’ ‘ 127 ’. En conséquence, le Christ est présenté ici comme le modèle d'inspiration que doit privilégier l'homme : ‘"’ ‘qu'on contemple, en effet, la vie et les moindres gestes de ce Rédempteur. Qu'est-elle sinon un enseignement de paix et d'amour réciproque ? Ses préceptes et ses paraboles enseignent-elles autre chose que la concorde et l'assistance mutuelle entre les hommes ? ... Le fameux prophète Isaïe... que nous a-t-il donc annoncé ? Il nous a annoncé un prince de la paix ! ’ ‘"’ ‘ 128 ’ ‘.’

Le fondement de l'éducation pour la paix repose sur le Christ, modèle, il occupe le centre, et autour de celui-ci, trois sphères sont occupées respectivement par les clercs, qui doivent être les garants de la doctrine du Christ ; par les princes dont le rôle est de maintenir la justice sur terre et par toute la masse des chrétiens qui doivent suivre aussi l'exemple du Christ"129. Ainsi donc on doit ‘"’ ‘présenter à tous le but vers lequel on doit s'efforcer. Or il n'y a qu'un but, le Christ et sa très pure ’ ‘doctrine’ ‘ 130 ’ ‘"’. Ce propos, Erasme le complète en son "Canon sixième" : ‘"’ ‘... que celui qui soupire après le Christ s'écarte le plus possible et des agissements et des opinions du vulgaire et ne demande qu'au Christ lui-même le modèle de la piété... Ne juge pas une chose comme correcte parce que les premiers de la cité, parce que le plus grand nombre des hommes, ont l'habitude de le faire, mais estime qu'une action n'est correcte qu'à cette seule condition, si elle cadre avec la règle du Christ... étroite est la voie des vertus. Notre modèle, à nous, est le Christ, en qui seul sont contenus tous les principes de la vie heureuse’ ‘"’ ‘ 131 ’.

Notes
121.

- Cf. l'article "Guerre et paix" de Jean Cazenave, in Encyclopédie Universalis.

122.

- Jean Cazenave, Op. Cit.

123.

- GAUDIN (A.), Erasme, Paris, édit. Laffont, 1992 - 1213 p - p. 712

124.

- Gen. IV, 6, 7

125.

- Op. Cit. p. 727. Référence est faite ici à : Lc., XXIII, 34 ; Jn., I, 12 ; VI, 67

126.

- MARGOLIN (J. Cl.) in Erasme, Paris, édit. Laffont - 1992. 1213 p. - p. 497.

127.

- MARGOLIN (J. Cl.), Guerre et paix dans la pensée d'Erasme de Rotterdam, Paris - édit. Aubier-Montaigne, 1973 - 380 p. - p. 213 & 227.

128.

- Ibid. p. 212.

129.

- Cf. ERASME (D.), Manuel du soldat chrétien, Op. Cit. p. 76-79.

130.

- Ibid. p. 80.

131.

- Ibid. p. 165-167.