Un changement de mentalité par l'éducation et le christianisme

Nous avons constaté, que la nature première de l'homme, lorsqu'il est regroupé avec ses semblables en société, n'est pas portée implicitement vers la paix et la concorde. Nous pouvons voir dans le fait de son unicité, les éléments premiers de ce phénomène. Un homme est semblable à l'autre qui se présente à lui, mais aussi, il lui est différent, cette similitude alliée à cette différence constituent sans doute un réseau complexe d'interdépendances, où les difficultés des relations qui existent entre les hommes trouvent leurs origines.

Si nous nous en tenons donc à l'approche de l'aspect de nature chez l'homme, il ne semble pas qu'il y ait de solution possible. C'est l'existence de la raison qui permet à l'homme d'aller plus avant. Celle-ci, n'est pas l'instance qui est implicitement mise en œuvre chez l'être humain, à moins qu'il ait bénéficié d'une éducation en ce sens.

Cette éducation tend à installer une seconde nature, qui va dépasser tout ce que l'homme aurait pu envisager, restant cloîtré dans sa nature originelle. Mais, la raison entre en conflit avec les sentiments primaires de l'homme, et c'est ce que Erasme montre dans nombre de ses développements concernant la nature et la raison. En d'autres termes, si nous nous en tenons à la nature de l'homme, nous constatons que celle-ci se manifeste d'une manière conflictuelle, voire agressive, à l'égard d'autrui, il est donc nécessaire qu'un changement de mentalité s'opère chez l'homme.

L'action d'un homme, engendrée par un événement qui le touche et le fait réagir, n'est pas, avec l'exercice de la raison, instinctif, il est médiatisé, différé dans le temps et peut l'être également dans l'espace. Dans ce cas il s'agit d'une action qui utilise du temps, celui de la nécessaire réflexion.

L'homme est ainsi l'auteur de l'action réfléchie qu'il dirige en conscience, elle lui confère l'autorité de son action, et de plus, lui donne socialement du sens.

La nécessaire éducation qui s'impose, afin de dépasser cette nature originelle, brute, doit prendre appui sur deux éléments : d'une part, il faut éduquer très tôt l'enfant : ‘"’ ‘... tu prendras soin de former sans retard ton jeune enfant... tant que son esprit demeure encore libre de soucis et de vices, que son âge est ductile et malléable, que sa pensée est prompte, habile à toute tâche et qu'elle garde en même temps avec une extrême ténacité les impressions reçues. Car il n'est rien dont notre vieillesse ne garde mieux le souvenir que des impressions ressenties dans nos années d'apprentissage’ ‘"’ ‘ 132 ’ ‘.’ D'autre part, cette éducation, doit reposer sur les bases de l'antériorité, qui est extérieure à l'enfant. Cette antériorité, est essentiellement celle de la culture, d'où l'impérieuse nécessité d'une morale philosophique et religieuse pour Erasme. Dans un tel processus, le point de vue de la réflexion se décentre pour considérer la construction d'un monde, où l'homme s'inscrit et où il peut vivre avec ses semblables dans un esprit de respect mutuel, respectant les lois morales, qui en aucun cas, ne sauraient être naturelles.

L'éducation à la paix devient effective quand elle repose sur des fondements de sens, générés par un édifice moral. Dès lors, il est possible d'espérer que les résultats soient, dans ce cas, tout à la fois, efficaces et efficients : efficaces pour l'homme lui-même, pour sa croissance humanitaire individuelle ; efficients, quant aux résultats pour l'ensemble de la communauté humaine.

Il est légitime, partant de l'éducabilité de l'être humain, que celle-ci débute le plus tôt possible, dès l'enfance, voire lors de la petite enfance. La raison offre à l'homme la possibilité de développer son esprit critique, elle lui donne également le moyen de se décentrer par rapport à lui‑même, mettant ainsi son égocentrisme en perspective dans l'ensemble de la communauté humaine.

D'un second point de vue, la raison, ne doit pas être cultivée pour elle‑même, sinon elle risque d'aveugler le jugement humain ; c'est bien plus l'instance dont dispose l'homme pour "se réfléchir" face à autrui et dans ses rapports au monde en général qui est majeure.

La rationalité, c'est-à-dire : ce qui est déduit de l'exercice de la raison, cohabite par ailleurs avec la reconnaissance des illusions. Erasme, dans le développement de "L'éloge de la folie", montre cet aspect, qui allié à la raison, conduit à la sagesse authentique.

C'est la folie qui parle : ‘"’ ‘ Si nous aimons les enfants, les baisons, les caressons, si un ennemi même leur porte secours, n'est-ce pas parce qu'il y a en eux la séduction de la folie ? La prudente Nature en munit les nouveau-nés pour qu'ils récompensent en agrément ceux qui les élèvent et qu'ils se concilient leur protection. A cet âge succède la jeunesse. Comme elle est fêtée de tous, choyée, encouragée, toutes les mains tendues vers elle ! D'où vient le charme des enfants sinon de moi, qui leur épargne la raison, et, du même coup, le souci ? Dis-je vrai ? Quand ils grandissent, étudient et prennent l'usage de la vie, leur grâce se fane, leur vivacité languit, leur gaîté se refroidit, leur vigueur baisse. A mesure que l'homme m'écarte, il vit de moins en moins. Enfin, voici l'importune vieillesse, à charge à autrui comme à elle-même, et que personne ne pourrait supporter, si je ne venais encore secourir tant de misères’ ‘"’ ‘ 133 ’.

L'enfant au début de sa vie est joyeux et éloigné des rigueurs d'une raison qui le ligoterait, la jeunesse est fêtée de tous, puis avec le temps tout se dégrade, afin d'éviter cela, la folie se présente comme la solution à tous ces maux : ‘"’ ‘Si les mortels se décidaient à rompre avec la Sagesse et vivaient sans cesse avec moi, au lieu de l'ennui de vieillir, ils connaîtraient la jouissance d'être toujours jeunes. Ne voyez-vous pas les gens moroses, en proie à la philosophie ou aux difficultés des affaires, la ’ ‘plupart vieillis avant d'avoir eu leur jeunesse, parce que les soucis, la tension continuelle de la pensée ont progressivement tari en eux le souffle et la sève de la vie ? ’ ‘"’ ‘ 134 ’ ‘.’

Les illusions sont en fait nécessaires à la vie, cette nécessité est naturelle, et, sans ces illusions, la vie ne serait-elle pas impossible, insupportable ? La sagesse établie en dogme dessèche la vie, c'est cela que nous démontre ce texte, à la manière ironique d'Erasme.

La folie acceptée comme illusion, permet de se libérer des soucis de la vie, sans pour autant croire qu'ils n'existent pas, simplement, l'illusion donne le répit indispensable à un second souffle pour travailler à grandir de nouveau vers l'état d'humanité et vers la sagesse.

Notes
132.

- MARGOLIN (J. Cl.), Erasme, Paris, édit. Laffont, 1992 - 1213 p. - p.477.

133.

- ERASME, (D.), Eloge de la folie. Paris, GF - Flammarion, 1964, XIII, p. 23

134.

- Op. Cit. p. 25