Le refus des dogmes, la nécessaire liberté du choix entre guerre et paix

L'homme ne doit pas confondre le dogme avec la raison elle‑même, et, d'une manière identique, les coutumes avec la culture. Ainsi, dans "L'accouchée"135, Erasme exprime cela quand il dit que la coutume "veut" que l'on confie le jeune enfant à une nourrice, alors que la raison voudrait que sa propre mère fût la seule digne de le faire pour préparer l'avenir de l'enfant, ainsi que son épanouissement. Cependant, la sensibilité ne doit pas être niée, ni refusée, elle doit être intégrée à la personne humaine. L'homme doit reconnaître ses propres limites et sa nature complexe, les illusions sont nécessaires mais doivent être identifiées comme telles. Supprimons, dans un excès d'austérité, l'illusion et toute espèce de passion, ce faisant c'est l'homme que l'on supprime136 pour lui substituer un modèle chimérique, une quasi idole, l'amenant à sombrer dans la démence, qui elle, ne peut hélas a contrario de la folie, se reconnaître et se regarder avec humour et ne permet plus l'approche de la connaissance de soi.

La connaissance de l'existence, de la passion et de l'illusion, comme éléments régulateurs intégrés à la nature de l'homme, réfléchie, est un moyen dont la raison dispose pour canaliser leurs effets pervers possibles. La sagesse populaire n'exprime-t-elle pas cela, en affirmant qu'on ne lutte efficacement que contre ce que l'on connaît bien ? Selon l'humaniste la sagesse et la passion ne sont pas antinomiques.

Le fondement de sens sur lequel l'homme construit l'édifice moral, ainsi que ses diverses cultures, se référant à la promotion de la paix, ne sont pas incompatibles avec le fait de croire en une instance supérieure, transcendante que l'on peut nommer Dieu. Cependant, le risque est grand écrit souvent Erasme, et l'histoire humaine témoigne en ce sens, de sombrer dans les extrémismes les plus fous, où la raison n'a plus sa place.

Pour Erasme, l'éducation à la paix refuse à se laisser enfermer dans un dogme, religieux ou laïc. Tout au long de sa vie, l'humaniste lui-même, refuse d'appartenir à un mouvement particulier. En effet, dans un tel cas, il devrait faire un choix "pour", ce qui induit, en contrepartie un choix "contre". Or, l'humaniste se veut libre, et cette liberté ne s'accommode pas de restrictions inévitablement liées à tel ou tel mouvement.

L'éducation à la paix, nécessite la liberté d'adhésion de la part de l'homme à la notion de concorde et de paix, a contrario, le dogme imposé, réduit les possibilités de l'homme quant au développement de l'humanité qui est en lui.

Ce qui précède, nous éclaire sur la condition de l'homme dans une réalité complexe, en nous prévenant qu'il ne faut pas tenter de réduire le paradoxe entre raison et illusion, mais plutôt de le gérer en conscience, en l'intégrant en soi, afin d'acquérir plus de pouvoir sur soi-même et parfaire sans cesse un peu plus l'humanité qui est en nous.

La liberté de l'homme lui permet le choix de la paix plutôt que celui de la guerre. Le "Manuel du soldat chrétien" propose à l'homme de se réformer soi-même, avec l'aide du Christ comme modèle, et, Erasme sait par ailleurs, que la vie spirituelle est un combat qui doit être mené contre soi-même, car l'ennemi est en nous. De plus, cette "guerre", que l'homme doit mener intérieurement, n'est jamais finie, il doit donc rester vigilant137.

Malgré le refus des dogmes, il est des moments dans l'existence d'un homme, où rester neutre face à des événements particuliers, est plus difficile que de faire un choix. Erasme rencontre de telles circonstances dans les différents qui l'opposent à Luther. Stefan Zweig fait judicieusement remarquer à ce propos que : ‘"’ ‘Erasme, eut pendant un court moment entre ses mains le sort tout entier de la Réforme allemande’ ‘"’ ‘ 138 ’ ‘.’ Or, l'humaniste, à qui Charles Quint lui‑même fait appel, ne se détermine pas en cette occasion. Erasme, en effet est pressé de toute part, afin de faire connaître son avis sur la question. En cette occasion, il conserve une attitude digne de lui, mais qui manque peut-être d'esprit de décision. L'humaniste essaie de tempérer le débat et se refuse à prendre parti entre Rome et la Réforme allemande conduite par Luther, il suggère qu'une instance constituée de juges "estimés et irréprochables" considère cette affaire.

Le prince Frédéric, électeur de Saxe, suit l'avis d'Erasme, la diète est convoquée en 1521 à Worms, mais Erasme est absent. Il pourrait être le médiateur dans cette affaire, il pourrait lutter en vue de l'établissement de la paix entre la réforme allemande et Rome et cependant il ne le fait point. Après tout espoir de réconciliation, Erasme faute d'avoir été présent, écrira : ‘"’ ‘Si j'avais été là, j'aurais fait tout mon possible pour que cette tragédie se dénouât avec mesure’ ‘"’ ‘ 139 ’ ‘.’

Le refus exacerbé de la part d'Erasme de prendre une position tranchée et nette, lui a sans aucun doute fait manquer un rendez-vous avec l'histoire. Il laisse fuir cette opportunité, de mettre en pratique les idées qu'il développe dans ses textes en faveur de la paix. Ainsi l'histoire entérine son absence et sa cause est perdue, alors que Luther a fait preuve de courage, ses vues sur la Réforme prennent de la densité parmi les hommes de l'époque.

Finalement l'Europe est déchirée par les guerres, c'est la rupture entre l'humanisme et la Réforme allemande, Charles Quint invite Erasme à venir à la diète d'Augsbourg en 1531. L'humaniste renouvelle une fois encore son absence, il ne se résout pas à venir défendre sa cause, afin d'éviter la guerre. Ce qui aura d'importantes conséquences, comme le fait remarquer pertinemment S. Zweig : ‘"Finalement, les oppositions reprennent leur rigidité, parce que le seul homme, qui eût pu remplir avec succès le rôle de médiateur n'est pas présent... Le grand concile d'Augsbourg divise à jamais en deux tronçons le monde chrétien qu'il voulait unir ; au lieu de la paix, c'est la discorde qui règne dans l'univers"’ ‘ 140 ’.

Le rôle d'éducateur pour la paix et de médiateur sied parfaitement à la personnalité de l'humaniste, ainsi qu'aux idées qu'il défend, mais à ce moment de l'histoire des idées, il n'est pas compris, à commencer par Luther lui-même, ainsi que par Rome et les princes. Dans le monde européen d'alors, on souhaite une action tranchée venant lever les doutes qui habitent trop de monde.

Notes
135.

- Un de nombreux Colloques d'Erasme : traduction Jarl Piel, à l'enseigne du Pot-cassé, Paris, 1934-36, p. 83-122.

136.

- Op. Cit. XXX, p. 38

137.

- Cf. bibliographie, Manuel du soldat chrétien, p. 89 et svtes.

138.

- ZWEIG (S.), Erasme, Paris, édit. Grasset, 1935 - 185 p - p.125

139.

- Op. Cit. p. 129

140.

- Zweig (S.) Erasme, p. 175