Eduquer concrètement à la paix procède des éléments précédents : la nature humaine est la base du système érasmien, mais cette nature est aussi d'essence divine. Quant à la nature de l'homme, si elle n'est pas dirigée par la raison, elle se développe d'une manière insensée. Un changement de mentalité de l'homme est indispensable, l'éducation permet de l'assurer. Le refus des dogmes assure également à l'homme le recul indispensable, tant du point de vue de l'espace que de celui du temps, ce qui lui permet une vision plus globale et non tranchée.
Si la vérité est inaccessible à l'homme, grâce au développement moral de l'humanité dans son ensemble et individuellement en chaque être humain, l'individu a la possibilité néanmoins d'accéder à plus d'autonomie.
Erasme considère tous les hommes égaux face à leur humanité, qui est d'origine divine, de plus, ils sont tous différents dans leur personnalité. L'ensemble de l'humanité est donc solidaire et responsable, ce qui doit se traduire concrètement par la pratique de ce que nous pouvons nommer : civisme.
La raison, modelant la nature humaine, alliée à la volonté, ne suffisent pas à l'homme pour qu'il se réalise. En effet, il n'est pas pur esprit, il ne connaît que les phénomènes, dira Kant plus tard ; de plus, l'homme n'est pas seul, il doit vivre en société, de ce fait, ses représentations sont modelées par tout ce qui l'entoure. Il est impératif qu'il ait des repères stables et universels, qui vont le guider dans ses démarches vers son humanisation. Ces repères, Erasme les voit dans le Christ et sa parole.
L'homme, ne naît pas homme, il le devient ; ainsi, l'émergence de l'humanité en l'homme n'est que potentielle, il ne tient qu'à lui de la développer. Pris en charge au début de son existence par ses aînés, il lui appartient ensuite de faire le choix, grâce à sa volonté et à sa détermination, de poursuivre son éducation, comme responsable à son niveau, de l'avenir de la communauté humaine.
Ce que diront nombre de penseurs156 après Erasme, c'est que l'homme n'est que ce que l'éducation l'a fait. A ce titre, l'éducation doit lui montrer qu'il est partie intégrante d'une communauté plus vaste que le cercle de ses proches et qu'il ne réalisera son humanité future que par l'exercice de son autonomie, qui lui confère sa liberté.
Les repères que l'homme peut se fixer, au-delà de la sagesse philosophique, sont ceux de la morale chrétienne. Un projet de vie quel qu'il soit, implique que l'homme ait la connaissance de ce, vers quoi il tend, et par ailleurs, qu'il sache de quels moyens il dispose pour atteindre son but. Pour Erasme, la vraie sagesse est celle qui consiste à ‘"’ ‘se connaître soi-même... Ainsi donc le bien suprême est la paix’ ‘"’ ‘ 157 ’ ‘.’ Mais, ne nous trompons pas sur la signification du mot paix pour Erasme, tous ceux qui aiment le monde, poursuit l'humaniste, font également tendre leurs efforts en ce sens. Or, cette paix là est fausse : ‘"’ ‘(Cette) même paix, les philosophes aussi la promettaient à leurs sectateurs, mais mensongèrement : car seul le Christ donne la paix que le monde ne peut donner. Pour parvenir à cette paix-ci, il n'y a qu'une méthode : de nous faire la guerre à nous-mêmes, de lutter fortement contre nos vices’ ‘"’ ‘ 158 ’.
Si pour certains sages, passer du côté du Christ, c'est perdre l'esprit, c'est du délire, L'humaniste s'écrie alors : ‘"’ ‘... n'est-il pas vrai... que la sagesse vainc la malice ? ... la sagesse elle-même est le Christ, qui est la vraie lumière, qui seul dissipe la nuit de la folie du monde...’ ‘"’ ‘ 159 ’. La finalité est la paix, bien suprême, fruit de la joie intérieure, bonheur en-soi ; tout cela est permis, nous dit Erasme, par ce qu'il y a de meilleur en l'homme : l'intellect. L'humaniste l'exprime encore par l'intermédiaire de l'adage : "connais-toi toi-même", c'est aussi l'espoir de la première victoire sur soi-même, et, le point initial de l'étude morale. Erasme fait remarquer : ‘"’ ‘... ce précepte de l'antiquité (s'accorde) avec nos Saintes Lettres’ ‘"’ ‘ 160 ’ ‘.’ Mais, aussitôt l'humaniste ajoute : ‘"’ ‘que d'ailleurs nul ne s'arroge telle audace, qu'il se figure se connaître entièrement lui-même’ ‘"’ ‘ 161 ’ ‘.’
Afin que la paix puisse s'établir, la modestie de l'homme est requise. ‘"’ ‘... pour tout homme, il y a guerre non pas avec un autre homme, mais avec lui-même, et c'est de nos entrailles mêmes que naît et croît sans cesse contre nous une armée en bataille...’ ‘"’ ‘ 162 ’. Et le combat n'est jamais terminé, nous ne sommes pas à l'abri de notre condition humaine, et pour Erasme, la cause est très claire : Dieu, nous dit-il, à rassemblé l'esprit divin et le corps de l'homme en ‘"’ ‘un très heureux accord, mais le serpent ennemi de la paix, les divisa de nouveau par un très malheureux désaccord ’ ‘"’, et ils ne peuvent dès lors ‘"’ ‘ni être séparés sans torture, ni vivre ensemble sans guerre continuelle’ ‘"’ ‘ 163 ’ ‘.’
Afin que l'harmonie puisse régner en l'homme, la raison joue, nous dit Erasme, le rôle d'un roi qui agit avec prudence et qui ne veut que ce qui est juste, c'est-à-dire : "l'idée du bien" qui est la loi à respecter.
Ces repères ainsi posés par Erasme, font sens pour l'homme qui, dès lors, connaît le but à atteindre, qui cherche à se connaître soi-même, en ayant pour modèle la référence du Christ. Celui-ci n'ayant fait qu'enseigner aux hommes la voie de la paix.
Cependant, il est nécessaire ici de faire une remarque qui n'est pas sans incidence sur l'éducation à la paix pour l'homme : "Si grâce à Erasme, comme le fait justement remarquer S. Zweig, aux XV e et XVI e siècles, ‘"’ ‘il existe en Europe une puissance nouvelle : celle de la plume’ ‘"’ ‘ 164 ’ ‘,’ qui véhicule les idées humanistes, les idées du développement possible de l'homme dans son humanité, cela ne concerne qu'une partie de la population. Ce sont les lettrés qui sont ici concernés, non pas le peuple, souvenons‑nous du système érasmien dont nous avons fait état plus haut, le troisième cercle est constitué du "commun peuple". Les idées développées sont généreuses, cependant, ajoute S. Zweig : ‘"’ ‘rien ne serait plus faux que de voir chez les humanistes et principalement chez Erasme des démocrates et des précurseurs du libéralisme. Erasme et les siens ne pensent pas un instant réserver le moindre droit au peuple - inculte et en tutelle - pour eux tout homme inculte est un mineur, et bien qu'ils aiment l'humanité tout entière, d'une façon abstraite, à vrai dire, ils se gardent bien de se confondre avec le vulgaire profane’ ‘"’ ‘ 165 ’.
Seul, le lettré, savant des écritures, est reconnu pour statuer sur le juste ou l'injuste, sur ce qui est moral ou ne l'est pas. Les humanistes souhaitent gouverner le monde selon la raison, les princes par la force et l'institution de l'Eglise au nom du Christ. Personne à cette époque et dans ce contexte, n'envisage la promotion de l'homme avec l'ensemble du peuple, mais par-dessus celui-ci. S. Zweig voit dans ce fait une rénovation spirituelle de la chevalerie, ce nouvel ordre en quelque sorte, vise à conquérir le monde, non par la violence et la guerre, mais par l'écriture et les belles lettres.
Il n'en reste pas moins, que les propositions d'Erasme, ainsi que son profond sens de l'analyse des situations et des hommes qui les animent, sont de promouvoir la paix et la concorde sur terre. Tous les hommes sont égaux devant Dieu, malgré tout ; les uns ont la Bonne fortune de naître dans un environnement favorable pour entrer dans les idées humanistes, les autres non. Le principe humaniste étendu au "commun peuple", permet d'envisager la promotion de l'humanité dans son ensemble. A ce propos, nous pouvons envisager le cas, qui eût été impossible au demeurant compte tenu des personnalités en présence, où Erasme et Luther auraient travaillé de concert dans leur démarche de réforme des idées. L'histoire de cette période eût été sans doute toute différente, et surtout justement pour le peuple, car Luther était beaucoup plus près du peuple que ne le fut jamais Erasme. N'oublions pas que Luther, rompant avec Rome traduit la Bible en Allemand, de ce fait, elle est dès lors destinée à une lecture hors de la sphère humaniste. On peut logiquement conjecturer, qu'une alliance entre ces deux hommes aurait été bénéfique pour l'avenir d'une paix effective, dans une Europe chaotique.
Un projet de vie, tel qu'Erasme le propose, orienté vers la paix et la concorde, en référence au christianisme, où le caractère humain est promu, se profile comme l'ébauche du personnalisme, il permet selon l'humaniste d'espérer la paix entre les hommes. Cette paix n'est pas une cause recherchée, nous y voyons plutôt une conséquence de la mise en pratique des concepts que nous venons d'approcher, mais sans bien sûr, n'exclure aucun homme de l'approche humanisante.
Erasme nous propose une conception de la paix idéale qui fait appel à la volonté humaine. Si l'homme est né pour la paix, il est cependant constamment en guerre. C'est par une pédagogie liée à l'erreur commise qu'il doit tirer les conclusions de ses actes de guerre. Les malheurs passés doivent faire apprécier la paix. La devise : ‘"’ ‘si tu veux la paix commence par la préparer’ ‘"’ vient ici s'opposer à la formule désormais connue de Végèce166 : ‘"’ ‘si tu veux la paix, prépare la guerre’ ‘"’. La guerre selon l'humaniste de Rotterdam doit être mise en fuite par tous les moyens à la disposition des hommes par l'action de la raison, car elle est, selon lui, indigne du caractère humain.
La guerre personnifie le mal et la paix le bien. C'est, selon Erasme, à chaque homme, chrétien d'abord, de faire la paix avec soi-même pour qu'au sein de la grande famille chrétienne règne l'harmonie. La paix du chrétien lutte, selon l'humaniste, contre les mauvais penchants de l'homme, particulièrement contre les vils biens pour lesquels la plupart du temps tous se battent entre eux, telles sont à l'origine, la cupidité, la colère et l'ambition.
Eduquer à l'humanité en l'homme, c'est retrouver le chemin qui conduit à la paix, et rechercher la paix c'est lutter contre la guerre. Le devoir d'amour prescrit par le christianisme provoquera pour Erasme l'avènement de la paix, manifestée par la concorde, le partage, la douceur de "l'être en commun", membre d'une même famille. La solidarité entre les hommes et par extension entre Etats est une ébauche de solution juridique aux causes mêmes de la guerre par un arbitrage inter-étatique. C'est au peuple par ailleurs que doit revenir le droit de déclarer une guerre, qui ne peut s'envisager uniquement dans le but de reconquérir les libertés perdues ou volées par l'intrusion de l'envahisseur.
Pour Erasme, la paix devient une œuvre que l'homme doit accomplir par le cœur et la raison. L'âme reçoit un double appel : celui à la fois de Dieu et du monde extérieur. La paix ne saurait s'instaurer sans une dialectique de l'intérieur et de l'extérieur, du même et de l'autre. Quand l'humaniste considère dans ses propos l'individu, le groupe, la société ou l'Etat, la paix n'est pour lui et en dernier ressort qu'intérieure, seule la frontière est mouvante. Intérioriser son autre tout en lui reconnaissant sa différence tel est l'enjeu de la paix.
Du point de vue de l'unification sans cesse repoussée, l'épisode biblique de la Tour de Babel nous confirme qu'une intériorisation poussée à l'extrême conduit à l'illusion de la toute puissance et devient destructrice. Or, ‘"’ ‘L'établissement de la paix ne peut se faire que par la position d'une transcendance’ ‘"’ ‘ 167 ’ ‘,’ n'est-ce pas là, la limite infranchissable ? C'est également le message du mythe d'Icare transposé du plan individuel au plan collectif, lorsque la frontière sans cesse est repoussée, cela aboutit finalement à la destruction de l'individu ou de la collectivité selon le cas. L'union horizontale et totale entre les hommes exclut l'extériorité ainsi qu'une alliance entre Dieu et ceux-ci par une totale absorption dans une intériorité qui génère la guerre. La paix créant son intériorité se doit également et corrélativement de reconnaître l'extériorité pour un respect fondamental de la diversité s'opposant à l'identification. Ainsi, s'exprimait Emmanuel Levinas : ‘"’ ‘La paix doit être ma paix, dans une relation qui part de moi et va vers l'autre’ ‘"’ 168.
Les concepts développés par Erasme nous permettent d'envisager une éducation concrète à la paix. Les guerres semblent bien être une constante historique fréquente des relations que les hommes entretiennent entre eux. Cela signifierait-il que l'homme est caractérisé par une nature portée à la guerre ? Des guerres, passées et présentes, nous devons tirer des enseignements qui nous permettent de conjurer ce qui semble inévitable. Dans ce cas, et afin de promouvoir la paix, un changement de mentalité serait nécessaire ; l'éducation orientée par les fondements philosophico-chrétiens proposés par l'humaniste, prendraient sens pour favoriser ce changement.
Le refus des dogmes dans ce qu'ils ont de plus réducteur et d'asservissant, favoriserait l'accès à plus d'autonomie, ce qui ouvrirait la possibilité à l'homme de gagner sa liberté et ainsi de mettre en pratique sa responsabilité individuelle et collective, le plaçant sur le chemin de la sagesse. C'est un projet de vie que nous propose Erasme, afin que concrètement, l'éducation à la paix soit tout à la fois, efficace et efficiente.
L'humanité en l'homme nécessite, afin d'apparaître et de se développer, qu'il apporte une modification à ses comportements, dès lors qu'il vit en société. Pour ce faire, celui-ci doit impérativement avoir réfléchi, avant que d'être confronté à des situations belligènes. Ce n'est pas, en effet, sous l'empire de la passion, ou d'une forte tension relationnelle ou émotionnelle, que l'individu peut raisonner, s'il n'y a pas été préparé par une éducation adéquate où est ménagé un espace de dialogue dans le respect mutuel. Cette éducation nécessite d'être prolongée par le propre raisonnement que l'individu fait sur soi-même, par une mise en perspective de la place qu'il occupe dans l'ensemble de l'humanité, ainsi que celle de la responsabilité qu'il est prêt à assumer.
- Tels Rousseau et Kant
- ERASME, (D.), Manuel du soldat chrétien, Op. Cit. p. 106.
- Ibid.
- Ibid.
- Op. Cit. p. 108. Référence est faite ici à Ct., 1, 8.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid. p. 109.
- ZWEIG (S), Erasme, Paris édit. Grasset, 1934 - p. 48
- Op. Cit. p. 95
- Ecrivain latin de la fin du IVe siècle avant J.C. qui a écrit un Traité de l'art militaire.
- LEQUAN (M.), La paix, Op. Cit. p.35.
- LEVINAS (E.), Totalité et infini, Paris, Presse Poche, 1987. 343 p. p. 283.