De nouveaux enjeux guerriers

Nous pouvons nous interroger sur les conséquences de l'héritage ainsi que sur les prolongements de la conception de l'école militaire de la IIIe République, instrument de la Nation. Nous pouvons déterminer quels sont les enjeux majeurs, portés par l'école traditionnelle, dans les années où Célestin Freinet développe, en opposition à celle-ci, ses options pédagogiques. Nous pouvons également constater qu'un certain esprit perdure dans les thèses républicanistes actuelles.

Au départ, nous avons vu que l'instruction civique est une préoccupation majeure de Jules Ferry, pour lequel il est primordial d'affermir le patriotisme dans le but de renforcer la République. L'enseignement moral et civique est officialisé en 1882, l'orientation suivie doit être politique : ‘"’ ‘nous ’ ‘avons promis la neutralité religieuse, nous n'avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique’ ‘"’ ‘ 283 ’ ‘.’

Désormais, la loi fait obligation aux instituteurs de donner l'enseignement civique, ceux-ci sont par ailleurs les héritiers de 1789, ils ont de ce fait le devoir ‘"’ ‘de faire aimer la République et la première Révolution’ ‘"’ ‘ 284 ’ ‘.’

Les enseignants de l'époque sont acquis aux thèses républicaines, ils sont les vecteurs de l'idéologie nationaliste exacerbée suite à la défaite de 1870. Le processus qui se met en marche est un processus de guerre. Cependant, à la fin du XIXe siècle, la séduction des thèses socialistes aidant, le patriotisme enseignant s'émousse quelque peu. Or, c'est essentiellement sur le dynamisme des instituteurs que repose cette instruction civique. Après la seconde guerre mondiale, il est nécessaire d'affermir l'unité de la nation. Ainsi, le gouvernement de la libération décide d'inscrire l'instruction civique dans le premier cycle du secondaire et, en 1948, de l'étendre à l'ensemble du second cycle.

Cependant, le système éducatif de l'époque n'est pas seulement "belliciste", mais met en œuvre une violence symbolique : guerre des classes sociales, guerre des écoles, violence institutionnalisées faites aux enfants. En d'autres mots la "paix" n'est qu'apparente.

A l'époque plus contemporaine, quant au rapport entre la France et l'Europe, il semble que l'école ait beaucoup de mal à appréhender le concept de citoyenneté. En effet, ce concept est attaché à celui de l'Etat-nation au plan français, alors qu'il semble émerger un nouveau concept qui correspondrait à la citoyenneté européenne qui ne soit pas originé dans celui d'Etat-nation. Ce nouveau concept correspondrait du point de vue européen à une situation dans laquelle l'identité politique rejetterait l'unification pour assurer la pluralité des différences. Ainsi, peut-on penser que dans un tel cas de figure, le rôle de l'école ne consisterait plus tant en la diffusion de la croyance d'une religion nouvelle, source de violence et de guerre, qu’en l'assurance à l'accès aux connaissances nécessaires et indispensables pour comprendre les buts d'une association communautaire avec acceptation des différences. Le futur citoyen européen serait ainsi, non pas celui qui agit parce qu'il croit, mais qui agit parce qu'il a la maîtrise de la connaissance des faits et des gens attachés à des cultures différentes.

Sous l'angle économique et social, l'école joue le jeu de la société libérale capitaliste. L'adhésion aux valeurs individualistes, dans la grande majorité des cas, touche la population et plus particulièrement les jeunes générations, ce qui fait du consumérisme l'essentiel de la vie sociale. La situation où ceux qui ne peuvent accéder pleinement au statut du consommateur, socialement établi, provoque souvent le développement de comportements de violence.

La guerre a gagné le champ économique, les enjeux sont importants et les stratégies féroces. Dans une telle logique, il n'y a pas de place pour tout le monde et du point de vue individuel, le chômage par exemple est un des résultats du développement du capitalisme de la société libérale. Quant aux entreprises, les fusions, absorptions et disparitions sont également des conséquences des choix économiques.

En conséquence, dans le domaine industriel il y a sans cesse la recherche d'une performance accrue ; c'est par exemple la recherche du zéro défaut qui permet un rendement amélioré souhaitant répondre à la satisfaction du consommateur.

L'école est le lieu où nous retrouvons des caractéristiques similaires : il s'agit de favoriser l'élitisme plus que l'émulation, et, la recherche de la performance assure une place de choix. Ceux qui ne répondent pas à ces critères d'excellence devront se contenter d'emplois peu structurants sur le plan personnel et social. Ceci engendre des insatisfactions et génère des situations où la violence émerge. Nous pourrions voir dans l'essor qui est donné à la technologie enseignée dans les collèges une volonté de revaloriser les activités manuelles ; n'est-ce pas en fait une autre manière de répondre au besoin de performances sans cesse croissantes exigées par le monde industriel ?

L'idéologie non plus ne semble pas épargnée. La guerre entre laïcité et école privée perdure. La volonté de laïciser l'enseignement est antérieure à la législation laïque qui voit le jour sous Jules Ferry. Si, sa lutte est anticléricale, elle n'est pas antireligieuse. Il affiche une conception spiritualiste de la laïcité : l'école doit être neutre du point de vue confessionnel. Ces conceptions seront abandonnées par les républicains qui suivront. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l'offensive reprend contre les cléricaux et le caractère neutre de laïcité est abandonné. Pour les nouveaux dirigeants ‘"’ ‘la laïcité doit être le moyen de lutter contre l'obscurantisme que l'Eglise entretient depuis des siècles et qui favorise la droite conservatrice’ ‘"’ ‘ 285 ’ ‘.’ La fermeture des derniers établissements congréganistes intervient en 1904, on passe ainsi des conceptions spiritualistes à celles du dualisme. Rien ne changera guère ensuite jusqu'aux années 1950, hormis la période de Vichy où les devoirs envers Dieu sont de nouveau au programme. Les élèves du privé peuvent alors obtenir des bourses et, la loi Barangé crée une allocation aux établissements publics et privés en fonction du nombre d'élèves scolarisés. En 1959, c'est la loi Debré qui institue le contrat d'association qui vise en fait avant tout à absorber l'augmentation massive des effectifs d'élèves scolarisés. Cette loi fait réagir les laïcs car elle prévoit de payer les maîtres du privé, pour les établissements sous contrat d'association. Ce sont les parents d'élèves (A.P.E.L.), et quelques enseignants, du privé qui, à leur tour réagissent en 1984, s'opposant à l'intégration des établissements scolaires privés dans un grand service public unifié.

Le problème de la laïcité concerne l'institution et les enseignants qui la représentent, mais aussi les élèves. Le problème s'est posé en 1989 à propos du signe d'appartenance à une communauté religieuse. L'assemblée générale du Conseil d'Etat s'étant prononcée, il ressort que les expressions d'opinion sont admises à la double condition : de ne pas porter atteinte au respect des obligations scolaires d'assiduité, d'hygiène et de sécurité ; ensuite, ne pas être ostentatoire, ni faire preuve de prosélytisme.

Si avec le temps la guerre entre laïcité et enseignement privé s'est modifiée et a perdu de sa vigueur féroce, il n'en demeure pas moins qu'il ne s'agit quand même pas d'une paix instituée.

Assurément, l'histoire de l'éducation sous la IIIe République nous révèle que l'endoctrinement qui s'est opéré n'a pas généré les capacités de juger nécessaires à l'émancipation de l'être humain vers la paix. L'héritage de cette période a sans doute engendré de nouveaux enjeux guerriers qu'il convient à l'éducation de considérer. Au terme de la première guerre mondiale, des pédagogues, au nombre desquels Célestin Freinet et Maria Montessori, dans ce contexte particulier, seront les promoteurs de nouveaux projets éducatifs et pédagogiques.

Notes
283.

- Jules Ferry, discours au Sénat, séance du 31 mars 1883. Cité par Ch. Nique et Cl. Lelièvre in La République n'éduquera plus . p. 210.

284.

- Ibid.

285.

- NIQUE (CH.) et LELIEVRE (Cl.), La République n'éduquera plus, p. 202.