Quelle paix pour l'Education nouvelle

La paix par l'école ?

A l'initiative du Bureau International de l'Education (B.I.E.) de Genève qui a deux ans d'âge, ont lieu à Prague en 1927 les travaux de la conférence internationale intitulée : "La paix par l'école". A cette occasion, une importante délégation de représentants, majoritairement européens, va travailler du 16 au 20 avril sur un thème unique, celui de la paix et sa possible promotion par l'action de l'école. Pierre Bovet293, Directeur du B.I.E., préside la conférence, il introduit le programme de travail par une communication à propos du problème de ‘"’ ‘l'éducation pacifique sur le terrain psychologique’ ‘"’ ‘ 294 ’. Il fait remarquer que jusqu'alors ‘"’ ‘on ne s'est pas explicitement demandé quels adversaires, quels auxiliaires, un éducateur animé d'un idéal de paix trouvait dans les tendances spontanées de l'enfant, dans ses instincts’ ‘"’ 295.

Or, les instincts sont "altérables", ils peuvent évoluer et cela grâce à des actions éducatives. La première tendance à considérer sous peine ‘"’ ‘d'aller au devant des plus graves désillusions, c'est l'instinct de lutte’ ‘"’ ‘ 296 ’ ‘.’ Les bagarres entre enfants, qui font l'objet d'études et d'observations de la part de Bovet, sont des gestes, selon lui, qui traduisent un plaisir intrinsèque à ces activités, il faut considérer qu'en fait ce sont plus des jeux que le résultat de calculs sciemment élaborés de la part des protagonistes, il ne faut pas prêter systématiquement aux enfants les comportements d'adultes calculateurs.

Si l'instinct de combat est réprimé ‘"’ ‘sous l'action répressive de la société policée, celui-ci n'en sera pas pour autant éradiqué, il ne disparaît pas sans compensation’ ‘"’ ‘ 297 ’ ‘.’ Dans la société occidentale, cet instinct est canalisé dans deux activités humaines que sont la guerre et le sport. Dans le cas de la guerre, les tendances à la lutte des individus sont réquisitionnées en quelque sorte par l'Etat. Il n'est pas concevable de se battre pour ses intérêts personnels.

Ce qui est réprimé ‘"’ ‘de la part de l'individu agissant isolément est considéré comme permis, obligatoire, méritoire, si la lutte est entreprise sur l'ordre de l'Etat et à son profit’ ‘"’.

En conséquence, il vaut mieux canaliser les instincts plutôt que d'exercer une répression, ce qui aboutirait à l'inverse de la solution souhaitée.

Du point de vue éducatif, la canalisation des instincts doit, autant que faire se peut, être réalisée le plus tôt possible. Pierre Bovet fait remarquer que plutôt que d'interdire par la répression, il convient bien mieux de présenter les dangers, objets d'éducation, et de fournir des possibilités de compensations, ce qui évitera l'apparition de rancœur et le renforcement de la recherche du passage à l'acte de violence.

Quand l'homme se mesure non plus à un autre homme mais à soi-même, dans certains sports comme l'alpinisme par exemple, il ne s'agit plus de canalisation de l'instinct de lutte mais de l'effet d'une "déviation" de cet instinct. Les "sentiments concomitants" resteraient cependant les mêmes, le triomphe et la victoire ne supposent plus cette fois de perdant, ‘"’ ‘l'équivalent physique de la bataille, avec ses tensions, ses dangers’ ‘"’ ‘ 298 ’ opéreraient une satisfaction, égale par ailleurs, au bénéfice qu'en tirerait l'individu. Le "combat" est orienté vis à vis de soi-même, le résultat en serait un dépassement, il ne s'agit plus de se soumettre un autrui.

Outre les altérations de cet instinct par canalisation et déviation, la "platonisation" marque un changement opéré sur l'instinct dans lequel ‘"’ ‘l'objet restant le même, c'est l'activité qui s'est transformée, en général en s'intellectualisant’ ‘"’. Dans ce cas, Bovet emploie la métaphore de l'amour platonique qui, s'il occasionne des luttes inévitables, voit cependant l'acte ne pas se réaliser, il n'y a pas de coups et les luttes n'en demeurent pas moins réelles et sérieuses, violentes néanmoins, si nous considérons l'exemple des cours de justice que prend précisément Pierre Bovet.

Un autre type d'altération mis en lumière est "l'objectivation"de l'instinct. L'adhésion serait ici générée par le fait que ne pouvant se battre soi-même, "on se passionne pour les luttes des autres " , on devient spectateur, voyeur, " on se presse aux combats de boxe, on lit des romans de cape et d'épée"299. En ce sens nous pouvons constater que les faits perdurent en ce début de XXIe siècle dans l'engouement pour les films où la violence est la vedette principale.

Dans l'objectivation l'instinct ne perd rien de son caractère primitif, il peut même ‘"’ ‘se mettre au service des plus hauts idéals : la guerre sainte, la croisade sont de tous les temps et de toutes les religions’ ‘"’ ‘ 300 ’. Cependant, ‘"’ ‘mettre toutes ces énergies instinctives au service de Dieu, de la Patrie, ou du Droit et de la Liberté - à ces manifestations de l'instinct de lutte, notre civilisation doit sans doute quelques-uns uns de ses biens les plus chers’ ‘"’. Ce qui tendrait à accréditer la thèse suivant laquelle les dispositions de l'homme, caractéristiques de sa nature, ne sauraient être ni bonnes ni mauvaises, mais contingentes à sa condition, liées à sa plus ou moins grande propension à la socialisation.

Mais il y a beaucoup plus que cela constate Pierre Bovet, les possibilités d'altération de l'instinct de combat ne seraient pas complètes si nous n'envisagions pas les cas ‘"’ ‘où l'ardeur de la lutte toute entière se transporte en quelque sorte sur un plan supérieur’ ‘"’. Ces cas sont caractéristiques de la "sublimation" des énergies primitives dans un effort moral et religieux.

Cet ensemble de possibilités montre les actions psychologiques de ces équivalents moraux de la guerre, et s'il y a répression, le danger premier est celui du refoulement qui ne manquera pas de provoquer inéluctablement un ressentiment et par voies de conséquences d'autres types d'altérations, cette fois beaucoup plus dangereux pour l'individu lui-même, mais également pour la société. Ainsi, les modalités d'altérations précédentes, que nous pouvons qualifier de bénéfiques, tracent le profil d'un projet de programme éducatif : il s'agira moins de réprimer les instincts de lutte des enfants que de les diriger.

A l'école, l'auxiliaire privilégié du maître sera l'enfant lui-même qui, on peut l'espérer, est plus souple quant à ces changements possibles. Une action éducative en ce sens reposerait sur trois formes principales. Ce serait d'abord "l'instinct grégaire", représentatif du domaine de la sensation de ne pas se sentir isolé des autres hommes ; ensuite, le "plaisir de la conformité", ce que Pierre Bovet nomme encore "l'imitation idéo-motrice". Ces deux précédentes formes verraient leur aboutissement et leur renforcement dans la "solidarité" qui est supérieure à la socialité du fait que la pensée lui est indispensable. Solidarité qui ne peut se développer qu'en prenant en compte sous la variété des apparences la "diversité des membres de l'organisme duquel on se sent partie"301.

Les formes les plus hautes de l'instinct social peuvent aboutir en faisant intervenir le sentiment religieux et il semble certain pour Pierre Bovet qu'il y en ait un, qu'il se nomme tel ou encore comme sentiment patriotique. Il s'agit en fait d'un sentiment filial où se trouvent mêlés les sentiments d'amour et de crainte, ce sentiment engendre le respect, cet ‘"’ ‘amalgame où l'admiration entre aussi à titre constitutif’ ‘"’.

De cette manière, l'enfant par implications intellectuelles successives va transférer ce sentiment filial des premiers bénéficiaires, c'est-à-dire ses parents, vers des instances de plus en plus englobantes et ce, jusqu'au "Père Céleste", ou encore à la Patrie. Les expressions qui en témoignent sont chargées de ce sens profond : "la mère patrie", "la France éternelle", "l'Allemagne au-dessus de tout". Ces expressions présentent une étroite parenté avec l'amour filial d'une part et avec la piété du croyant d'autre part. L'action éducative doit permettre d'élargir ces communautés à l'ensemble de l'humanité. Cependant Pierre Bovet voit une différence entre les communautés existantes et celle qui devrait un jour émerger, pour cette dernière il n'y a aucun terme qui désigne cette solidarité, dirions-nous, planétaire. Si cette solidarité doit s'épanouir et concerner l'ensemble de l'humanité, ‘"’ ‘toute une action éducative est nécessaire. Et elle sera à bien des égards difficile, car cet amour de l'humanité que nous voudrions voir fleurir au cœur des nos enfants, il lui manque plusieurs des plus précieux auxiliaires des sentiments patriotiques’ ‘"’ ‘ 302 ’ ‘.’

A cet amour filial, à l'échelle de l'humanité entière, il manque déjà un nom où chacune et chacun pourrait se reconnaître. Si le mot cosmopolitisme correspond à citoyen du monde, il n'en demeure pas moins que selon Pierre Bovet cette appellation ne correspond qu'imparfaitement à un concept fédérateur qui se situerait au-delà des coutumes nationales. De ce fait, ‘"’ ‘il nous faut pour aider une éducation pacifique, autre chose que ce cosmopolitisme négateur’ ‘"’. C'est en référence à l'espéranto303 qu'il tente de forger un mot significatif de ses aspirations. Ainsi il propose ‘"’ ‘Hamaranismo... qui correspond à la doctrine ou les sentiments qui appartiennent à chaque homme en tant que membre de l'humanité’ ‘"’ ‘ 304 ’. Le souhait est également formulé que ce mot et le concept qu'il recouvre soient objet et support à la Société des Nations. Cependant Bovet ne s'illusionne guère de ce devenir quand il écrit : ‘"’ ‘le patriotisme national s'est créé des symboles qui font encore complètement défaut à la Société des Nations’ ‘"’ ‘ 305 ’.

Cette aspiration structurelle fondamentale repose sur une extension à l'échelle mondiale d'une nouvelle forme de patriotisme qui doit voir le jour. Or, le patriotisme se fonde en regard d'autres patriotismes voisins. Il vise à se garantir certaines valeurs choisies qui souvent ne se laissent pas partager. Un patriotisme se positionne en face des autres, potentiellement générateurs de conflits. En d'autres termes, pour qu'il y ait patriotisme ne faut-il pas qu'existe la présence d'un potentiel ennemi et dans ce cas, où un patriotisme mondial trouverait-il un potentiel ennemi assurant l'émergence de conflits ?

Le symbole de la "famille humaine" le plus satisfaisant ‘"’ ‘pour l'esprit et le cœur à la fois [serait celui du] Père Céleste... La religion de la fraternité humaine... ne saurait s'en passer’ ‘"’ ‘ 306 ’ ‘.’ Si les religions ont autant uni que séparé, c'est que Dieu est loin d'être reconnu comme le père de tous, ‘"’ ‘il a été considéré comme la divinité d'un clan, le chef d'un troupeau d'élus’ ‘"’ ; il convient donc également ‘"’ ‘que notre sentiment religieux... lui aussi, doive subir une éducation...’ ‘"’ ‘.’

Pierre Bovet voit à terme qu'une telle éducation imposera que les hommes devront se "montrer dans le Dieu de Jésus-Christ un Dieu vraiment universel" qui est selon lui, juste par essence et père de tous les humains.

Ainsi, la paix par l'école implique pour Pierre Bovet, d'abord la lutte contre le mal en canalisant le plus tôt possible l'instinct combatif de l'enfant, objet de l'éducation morale ; ensuite, le développement de la solidarité entre les êtres humains grâce à l'éducation sociale ; enfin, une connaissance accrue de la "famille humaine" et de son chef représenté par le "Père céleste", ce qui est l'objet de l'éducation religieuse. Du cercle familial où il naît, l'enfant peu à peu transférera le respect et l'amour qu'il porte à ses parents et aux adultes en général vers Dieu, Père de l'humanité et cela par l'action du sentiment religieux qui serait naturel chez le jeune enfant.

Une seconde communication significative à la conférence est celle du Professeur R. Casimir, recteur du Lycée néerlandais à La  Haye. Il relate quant à lui un fait d'expérience : celui du "self-government" qui est mis en pratique dans son établissement scolaire. On peut bien sûr "parler de la misère de la guerre, faire voir l'utilité de la coopération", déclare-t-il. Cependant, c'est avant tout une éducation active, directe qu'il faut mettre en place selon lui. Cette éducation vise à éveiller chez les jeunes le respect de la loi librement débattue et instaurée, "en leur montrant la pratique de la justice, dans de petits groupes d'abord, puis dans des cercles plus étendus"307. L'enfant doit avoir, selon le professeur Casimir "l'occasion de prendre une part active à l'établissement d'une autorité à laquelle il devra obéir... Il doit coopérer à la constitution d'un conseil d'élèves qui les représente auprès de la direction de l'école". L'enfant participe ainsi à la vie sociale, basée sur des principes générés par les enfants eux-mêmes. Au-delà de la territorialité de l'école, "on cherchera le contact avec d'autres écoles", des relations interscolaires seront ainsi crées ‘"’ ‘où sont nés les mêmes sentiments qui provoquent l'esprit international... qui leur donnera un moral favorable à la paix’ ‘"’. C'est là précisément "que se trouve la relation entre le self-government et le mouvement pacifiste"308.

Outre ces deux communications essentielles, les éléments de cette conférence témoignent d'une ferme volonté de pacifier les relations entre les hommes. Parallèlement un souhait est formulé, celui de la nécessaire réforme des manuels scolaires relatifs à l'enseignement de l'histoire dans les différents pays européens, ceux-ci demeurent pour les congressistes trop empreints des faits nationaux survalorisés et trop égocentriques pour espérer la compréhension entre les peuples.

A l'issue de la conférence, la ‘"’ ‘Déclaration du comité d'entente des grandes associations internationales’ ‘"’ fixe les principes généraux de la résolution qui est adoptée : l'enfant doit tout d'abord pouvoir trouver son enracinement dans son milieu naturel qui s'étend progressivement de sa famille à son pays. Le futur citoyen doit être élevé dans la notion de devoir, ‘"’ ‘pour son propre équilibre et pour le bien général’ ‘"’, la civilisation présente en effet une unité au-delà des divergences ; des supports appropriés doivent pouvoir venir seconder le maître afin que celui-ci puisse mettre ces principes en action ; ensuite des contacts doivent être établis entre les jeunes des différents pays, que ce soit par les moyens de la correspondance scolaire, par les voyages, les stages ou les camps, ceci doit favoriser la coopération intellectuelle y compris sur le plan international.

Souvenons-nous, nous sommes en 1927, à peine dix ans après la fin de la Première guerre Mondiale, les tenants de l'Education nouvelle sont traumatisés par cette terrible catastrophe qui a plongé l'humanité dans le chaos. Le leitmotiv : "plus jamais ça !" ne sera jamais qu'un vœux pieux que démentira l'histoire une dizaine d'années plus tard lors de la montée en puissance du nazisme et des autres idéologies totalitaires. En pleine crise économique, et crise de civilisation, en 1932, la Ligue Internationale pour l'Education nouvelle réactualise à Nice sa charte fondatrice du mouvement de 1921 à Calais. Les éducateurs et les pédagogues tentent d'alerter les parents, les éducateurs et les administrateurs afin qu'une éducation repensée assure, en connaissance de cause, l'insertion des enfants, futurs citoyens, dans la vie économique et sociale du temps. L'accent est mis sur la nécessaire solidarité, tant nationale qu'internationale, cet ensemble de vues est porté par le projet de l'éducation morale. Annick Raymond309 a très justement montré dans sa thèse que ce projet divise les pédagogues de l'Education nouvelle. Les uns s'attachent au développement individuel de l'enfant, tandis que d'autres s'attachent à l'éducation morale, d'où dépend un projet sociopolitique ; une troisième posture est celle de l'éducation morale fondée sur la religion dans le mouvement psychoreligieux.

Notes
293.

- Pierre Bovet dirige, à la demande d'Edouard Claparède, l'Institut Jean-Jacques Rousseau depuis 1912, il occupera cette fonction jusqu'en 1944.

294.

- BOVET, (P.), La paix par l'école, Genève, BIE, 1927. 148 p.

295.

- Ibid. p. 29.

296.

- Ibid. p. 30.

297.

- Ibid. p. 31.

298.

- Ibid. p. 32.

299.

- Ibid.

300.

- Ibid. p. 33.

301.

- Ibid. p. 34.

302.

- Ibid. p. 36.

303.

- C'est le Polonais Ludwik Lejzer Zamenhof (1859 - 1917) qui créa l'espéranto : projet de langue universelle qui permettrait ainsi à tous les hommes de pouvoir se comprendre. Voir à ce sujet : CENTASSI, (R.), MASSON, H. L'homme qui a défié Babel, Paris, Ramsay. 1995.

304.

- BOVET, (P.), La paix par l'école, Genève, BIE, 1927. 148 p. p. 36.

305.

- Ibid. p. 37.

306.

- Ibid.

307.

- CASIMIR, R. in La paix par l'école, Genève, 1927. p. 73.

308.

- Ibid. p. 75.

309.

- RAYMOND (A.), Le problème de l'éducation morale dans le mouvement de l'Education Nouvelle, Lyon II, thèse de 1998.