Solidarité et coopération

L'éducation morale doit permettre l'émergence de l'esprit de solidarité. Comprenons la solidarité interne à un individu dans un groupe, dans une classe, c'est celle qui repose sur l'élaboration de lois ou règles établies au sein du groupe et acceptées par ses membres. Les discussions, les confrontations font émerger ces lois. En d'autres termes, c'est grâce au conflit socio-cognitif que se génèrent de telles structures individuelles et collectives. La morale autonome devient première en lieu et place de la morale hétéronome.

Une règle par ailleurs, est un fait social reposant sur le sentiment de respect, qualifié par Jean Piaget de mutuel. Le respect mutuel constitue le point de départ de la coopération. Contrairement au respect unilatéral, qui se réfère à une loi externe, à une autorité imposée de l'extérieur, le respect mutuel est générateur de décentrations successives, donc de compréhension d'ordre supérieur.321 Le bénéfice de la solidarité est issu du respect mutuel par la coopération entre individus, par contre le respect unilatéral qui induit la solidarité externe provoque quant à lui un recentrage sur l'égocentrisme.

Sur ces bases précédentes, considérant la solidarité internationale, nous sommes donc en droit de penser que le respect mutuel et la coopération sont les moyens de dépasser les égocentrismes nationaux, donc le nationalisme. Pour arriver à cette situation, Jean Piaget nous propose donc la solidarité internationale, celle-ci passe par: ‘"’ ‘la compréhension entre individus de races ou de nationalités différentes (elle) est l'objet le plus essentiel que doive poursuivre l'éducateur soucieux d'un rapprochement des peuples’ ‘"’ ‘ 322 ’. Avec un même impératif, c'est grâce à la mise en place d'une pédagogie active que cela peut se réaliser, sachant, et répétons-le avec Jean Piaget, qu'une leçon à la manière de Rousseau dans son "Emile", ne doit pas être plaquée, mais doit toujours être une réponse à une question.

Dans leur extension et leur développement, la solidarité et la collaboration internationales doivent être tout autant intellectuelles que morales nous dit Jean Piaget : ‘"’ ‘c'est pourquoi l'éducation de la solidarité est aussi bien affaire d'intelligence que de conduite’ ‘"’ ‘ 323 ’ ‘.’

Face à une réalité non assimilée, l'égocentrisme inconscient est l'attitude naturelle de l'homme. Cet égocentrisme maintient l'individu dans son territoire restreint, sa vision du monde est limitée à sa personne ou à son environnement plus ou moins proche ou éloigné. Le nationalisme est moins un phénomène socio-économique324"qu'un fait humain et proprement psychologique" avec ses conséquences morales, d'intolérance et de racisme. Pour Jean Piaget il est possible de corriger et de dépasser notre point de vue immédiat, afin de l'inscrire dans un système plus vaste, dans un point de vue plus globalisant. L'homme doit se décentrer par rapport à son moi et ne plus le considérer comme valeur suprême, ainsi : ‘"’ ‘ ... il subordonne son point de vue propre à l'ensemble des règles de réciprocité qui constituent la morale’ ‘"’ ‘ 325 ’ ‘.’ Ce dépassement prend appui sur les bases de l'éducation morale mise en pratique dans la pédagogie active, soutenue par le conflit socio‑cognitif.

Le nationalisme, qualifié d'égocentrisme collectif par Jean Piaget, trouve son fondement dans l'égocentrisme individuel discipliné laborieusement par les ‘"’ ‘ patries que nous avons constituées’ ‘"’ ‘ 326 ’ ‘.’ Mais si ‘"’ ‘nous restons égocentriques sans le savoir et sans le vouloir’ ‘"’, il n'en reste pas moins que, grâce à une éducation morale, Piaget propose une voie permettant de développer la solidarité et la coopération internationales. L'éducation vers plus d'autonomie grâce au travail par équipe à l'école, qui favorise la décentration intellectuelle par le conflit socio-cognitif, ouvre la possibilité de l'éducation par un contrôle mutuel et une émulation sans rivalité327, ce qui permet, outre de connaître l'autre, aussi et surtout de le comprendre dans sa différence enrichissante pour l'ensemble de la communauté.

Nous voyons là, la manière de se décentrer par rapport à la situation mondiale passée, et qui perdure actuellement, situation qui montre les empreintes de l'égocentrisme collectif ou nationalisme.

Afin de dépasser l'égocentrisme collectif générateur de conflits, Jean Piaget développe les moyens possibles, au-delà des simples constats et à l'appui de ses recherches328, de dépasser cette situation : ‘"’ ‘ La réciprocité paraît ... être facteur d'autonomie’ ‘"’. Cette condition est réalisée quand la conscience considère un idéal exempt de pression extérieure.

La réciprocité nécessite les rapports de compréhension avec autrui d'où découlera l'autonomie, faute de quoi le sujet ne connaîtra que l'anomie. Tout rapport avec autrui où intervient le respect unilatéral engendrera l'hétéronomie renforçant par là même l'égocentrisme individuel ou collectif.

Par contre : ‘"’ ‘L'autonomie n'apparaît ainsi qu'avec la réciprocité, lorsque le respect mutuel est assez fort pour que l'individu éprouve du dedans le besoin de traiter autrui comme il voudrait être traité’ ‘"’. Les résultats de la coopération vont de pair avec les progrès de l'égalitarisme dans la société adulte, ‘"’ ‘la solidarité entre égaux apparaît ... comme la source d'un ensemble de notions morales complémentaires et cohérentes, qui caractérisent la mentalité rationnelle’ ‘"’.

L'éducation, qu'elle concerne l'enfant ou l'adulte, est affaire de globalité, elle doit permettre d'établir : ‘"’ ‘entre individus égaux des relations d'un nouveau type, fondées sur la réciprocité, (ainsi elles) refoulent l'égocentrisme et proposent à la conscience intellectuelle et morale des normes susceptibles d'épurer le contenu des lois communes elles-mêmes’ ‘"’. Par la confrontation dans la coopération, la possibilité de la critique émerge grâce au contrôle mutuel ce qui évite la prépondérance des convictions spontanées qui caractérisent l'égocentrisme. Un autre point positif, conséquent à la coopération, c'est d'éviter de plébisciter sans discernement une autorité supérieure.

Enfin la coopération aboutit à la conscientisation du sens donné aux relations : ‘"’ ‘la réciprocité sur le plan intellectuel entraînant nécessairement l'élaboration de ces lois de perspective que sont les opérations propres aux systèmes de relations’ ‘"’ ‘ 329 ’.

Si l'égocentrisme collectif, prolongement sociétal de l'égocentrisme individuel, semble inhérent à l'individu, et de caractère récurrent, Piaget constate que des possibilités éducatives s'offrent pour développer tant à l'école qu'auprès des adultes le respect mutuel, générateur de coopération. Cette situation éducative est pour lui, à conduire depuis le plan interindividuel jusqu'au plan international par élargissements concentriques successifs.

Notes
321.

- PIAGET, (J.), L'esprit de solidarité chez l'enfant et la collaboration internationale, in recueil pédagogique, Genève, Société des Nations, (1931/3, pp.11 - 27), p. 12.

322.

- Ibid. p. 17.

323.

- Ibid. p. 19.

324.

- A de nombreux problèmes, l'homme trouve des explications sociales, économiques et politiques. Ne pouvons-nous voir ici l'émergence de "boucs émissaires" inconscients ou encore un phénomène de scotomisation.

325.

PIAGET, (J.), Introduction psychologique à l'éducation internationale, in Quatrième cours pour le personnel enseignant, Genève, B.I.E., (1931/4, pp. 56 - 68).

326.

- PIAGET, (J.), L'esprit de solidarité chez l'enfant et la collaboration internationale, in recueil pédagogique, Genève, Société des Nations, (1931/3, pp.11-27).

327.

- cf. Remarques psychologiques sur le travail par équipes in Le travail par équipes à l'école, Jean Piaget, B.I.E, Genève 1935. p. 192.

328.

- PIAGET, (J.), Le jugement moral chez l'enfant, Paris, PUF, 1 ère édition 1932, nous utilisons la 8e édition d'avril 1995, 330 p.

329.

- Ibid. p. 327.