De 1896 à la fin de la guerre de 1914-1918

C'est le 15 octobre 1896 que Gars, petit village des Alpes-Maritimes, voit la naissance de Célestin Freinet, dernier des quatre enfants d'un couple de cultivateurs. Le jeune Célestin vit en symbiose avec sa campagne et son village ; nous en retrouvons les marques dans les textes que plus tard il écrit. Les dits de Mathieu sont l'expression de la paix, de l'harmonie de la campagne qui portent l'empreinte d'une sagesse populaire rurale où l'auteur déroule souvent ses narrations avec un certain lyrisme. C'est encore dans L'éducation du travail que les références employées font presque uniquement appel aux travaux des champs et à la participation active qu'y mènent les enfants. Ce sera également le travail des artisans du village qui seront invoqués à d'autres endroits. Tony l'assisté, écrit plus tard en 1925, exprime une réalité bien connue de Célestin Freinet quand il raconte l'insertion, dans la vie du village grâce aux travaux des champs, d'un enfant orphelin placé chez ses parents et qui précisément se nomme Tony.

Sur l'enfance personnelle du jeune Célestin nous ne savons que peu de choses ; dans un article repris dans le Bulletin des amis de Freinet, publié en 1972, six ans après sa disparition, il écrivait :

‘"’ ‘... seuls surnagent dans mon esprit les pensées, les faits, les sensations, qui l'ont particulièrement impressionné. C'est seulement ce qui surnage ainsi de ma vie sensible que je pourrais donc noter, mais alors avec un luxe de détails, d'odeurs, de bruits, de gestes qui sont encore en moi comme s'ils étaient d'hier’ ‘"’ ‘ 344 ’ ‘.’

De l'école du village qu'il fréquente, Célestin Freinet dit n'avoir que peu de souvenirs, sinon quelques uns liés à des situations désagréables, il écrivait par exemple : ‘"’ ‘j'ai encore dans le cou cette vive impression de lassitude et de courbature que je ressentais au bout d'un moment à tenir, moi si petit, la tête levée vers le haut du tableau’ ‘"’ ‘ 345 ’ ‘.’

Ce qui par contre semble le plus le marquer lors de ses jeunes années, c'est la vie qu'il mène au village de Gars. Plus tard, quand il écrit l'Education du travail, Freinet se réfère à son enfance de manière constante : ‘"’ ‘quand venait le temps de couper la lavande, ma mère m'accrochait au cou un petit sac de toile ; elle m'avait trouvé une mignonne petite faucillette pas trop aiguisée, et je partais, ’ ‘comme les grands, couper les fleurs parfumées. La première fois, il m'en souvient, j'avais coupé non seulement les brins bleuissants mais, plus bas, la tige ligneuse et lourde avec ses touffes de feuilles...’ ‘"’ ‘ 346 ’ ‘’; plus loin, il décrit également les joies des veillées et son engouement pour les contes populaires. Les jeux, le plus souvent collectifs, prennent aussi une place importante dans la vie des enfants du village. Au début du siècle il n'y a ‘"’ ‘aucun jouet du commerce, écrit Célestin Freinet, rares jeux de cartes, balles fabriquées avec de vieux chiffons, billes remplacées par des noix de galle des chênes, boutons’ ‘"’. Mais le plus souvent les jeux consistent ‘"’ ‘à se cacher... ou les jeux avec le feu et l'eau, si obsédants pour les enfants’ ‘"’ ‘’ ‘ 347 ’ ‘.’

Son vécu au village est beaucoup plus important pour le jeune Freinet que l'école, qui écrit-il : ‘"’ ‘ne m'a marqué, ni en bien ni en mal... l'école m'a laissé bien peu de souvenirs, comparativement à ceux qui me restent de ma vie. J'ai bien souvent appliqué ce fait psychologiquement et pédagogiquement par le manque de fondements profonds de notre école actuelle’ ‘"’ ‘ 348 ’ ‘.’

Cependant, en 1909 il obtient son certificat d'études. Puis ce sont les années passées à Grasse, au cours complémentaire sur lesquelles nous ne savons quasiment rien. Néanmoins en 1912 le jeune Célestin entre à l'école normale de Nice où son séjour est écourté par suite d'une consigne ministérielle qui indique que certains des instituteurs mobilisés doivent être remplacés par des élèves de dernière année de l'école normale. C'est ainsi qu'il est nommé instituteur, sur fond de guerre, à Saint-Cézaire, village proche de Grasse, et le 15 avril 1915, il est mobilisé à son tour après avoir obtenu son diplôme de normalien.

Freinet fera de sa vie au front un récit à l'attention des enfants dans la Bibliothèque de travail et qui a pour titre "Combattant de la guerre 1914-1918 " 349 . Ainsi débute-t-il son récit : "la guerre avait été déclarée le 2 août 1914, au moment des moissons". Son frère était déjà parti et ajoute-t-il : "le 15 avril 1915, je partais à mon tour. J'avais dix-huit ans et demi". Il s'agit d'un récit chronologique où l'on suit le Freinet soldat, dans la découverte de cette guerre, dans la vie des tranchées dans la boue et sous les obus ennemis. Les conditions d'hygiène sont terribles et ajoutent à ce climat d'angoisse : "on ne se lave pas, puisqu'il n’y a que la boue, écrit Freinet, et "‘au matin, quand perce un instant le soleil, hommes et gradés sortent... s'asseoient sur des sacs à terre, enlèvent leur chemise et tuent les poux... les tranchées ennemies sont éloignées à peine de 15 à 20 mètres. Mais cet espace est garni de barbelés si enchevêtrés qu'aucun homme ne peut s'y glisser sans qu'une sentinelle l'entende et tire. Le lendemain matin, on voit le cadavre accroché aux fils de fer’ ‘"’.

Après neuf mois de ces conditions de vie effroyables, "nous avons droit à six jours de permission". Mais ce temps passe très vite et il faut repartir au front, ‘"’ ‘reviendrons-nous un jour ? Reverrons-nous nos parents, notre village ?... Rien, ni les tranchées, ni les bombardements, ni même la blessure n'a été aussi pénible pour moi que ces départs après six jours de permission’ ‘"’.

De retour sur le front, ce sont de nouveau les bombardements, les tranchées qu'il faut creuser. Après les permissions, les hommes revenaient en enfer : ‘"’ ‘les soldats étaient las d'endurer le long martyre des tranchées. Quand ils allaient à l'arrière, ils voyaient les civils qui continuaient leur vie tranquille et parfois joyeuse. On leur disait : il faut mener la guerre jusqu'au bout, il faut anéantir les ’ ‘"’ ‘Boches’ ‘"’ ‘, la patrie vous sera reconnaissante de vos sacrifices. Les uns profitaient de la guerre. Les soldats en mouraient’ ‘"’.

C'est également, racontée dans ce texte, la "bataille de mines" de Berry-au-bac, où ‘"’ ‘dans l'angoisse, les soldats auscultent (à l'aide de stéthoscopes) le sol pour déceler les coups de pic de l'ennemi’ ‘"’. Les Français et les Allemands sont de part et d'autre d'un "monticule de craie". Chacun creuse de son côté, bourre la galerie de dynamite et ‘"’ ‘un morceau de colline saute et sautent avec lui les soldats... Quand sautera-t-on ? On est comme des morts en sursis’ ‘"’.

Et puis, au début de 1917 ce sont les mutineries et les réactions qui ne se font pas attendre : ‘"’ ‘un vent de découragement, des protestations et des mutineries agitèrent les soldats... qui refusèrent d'obéir et dans certains secteurs abandonnèrent les tranchées. Des soldats furent fusillés, d'autres changés de régiment. L'ordre fut rétabli’ ‘"’.

Et, le 23 octobre 1917 Célestin Freinet est gravement blessé lors d'une attaque au "Chemin des Dames" : ‘"’ ‘j'avais 21 ans. A bas la guerre ! Ecrit-il, Sur les livres d'histoire, la guerre de 1914-1918 tient en deux pages rehaussées de noms fameux de batailles, de retraites, de défaites et de victoires. Voilà, ajoute Célestin Freinet, ce qu'a été pour moi cette guerre, voilà ce qu'elle a été pour des millions de soldats qui ont souffert ou en sont morts. Nous vous disons ici le vœu unanime de tous les poilus : PLUS JAMAIS DE GUERRES !’ ‘"’ ‘ 350 ’.

Célestin Freinet raconte les circonstances de sa blessure, ainsi que sa convalescence dans le petit livre "Touché"351 écrit à partir de notes consignées dans ses carnets. Publié en 1920, cet ouvrage ne sera réédité qu'en 1996 à l'occasion du centenaire de sa naissance. Il termine ainsi son récit de l'événement qui aurait pu lui coûter la vie : ‘"’ ‘Malheureux compagnons, vous voyiez encore ce matin une auréole de gloire. Non, nous ne sommes pas glorieux, nous sommes pitoyables. Elle ne viendra plus ma jeunesse perdue. Les feuilles ont poussé trop tôt cette année’ ‘"’.

Notes
344.

- Inédits, in Bulletin des amis de Freinet et de son mouvement , N° 11 mars 1972.

345.

- Ibid.

346.

- FREINET, (C.),L'Education du travail, p. 115.

347.

- Inédits, in Bulletin des amis de Freinet et de son mouvement , N° 11 mars 1972. A propos du feu qui le fascine, il écrit plus loin : "Ma mère ne voulait pas que nous jouions avec le feu. Je saurai plus tard qu'elle avait quelques raisons à cette crainte : un frère plus âgé s'était brûlé atrocement un jour, en allumant un feu à la campagne. Il était mort la nuit suivante."

348.

- Ibid.

349.

- FREINET, (C.), Combattant de la guerre 14-18, B.T. N° 403, publiée en avril 1958.

350.

- Ibid.

351.

- FREINET, (C.), Touché, souvenirs d'un blessé de guerre, Villelongue d'Aude, Atelier du Gué, 1996. 104 p.