L'après première guerre mondiale

C'est comme instituteur que nous retrouvons Célestin Freinet, dans sa vie d'homme engagé, politiquement et socialement. Son action aura pour objectif de promouvoir l'émancipation de l'être humain afin qu'il n'y ait plus de guerre. Il a acquis pendant cette guerre la force qui lui permet de résister à la résignation. Il fait partie de ceux qui refusent de figurer parmi les héros et il témoignera pour le reste de sa vie contre l'horreur de cette tuerie que fut la première guerre mondiale352. Désormais Freinet va "lutter contre le dressage et le conditionnement moral qui, dès l'école, ont insidieusement préparé les esprits à l'obéissance aveugle et à la hargne belliciste"353.

La France a perdu une part importante de sa jeune population masculine. Au point de vue économique le redressement est difficile, l'inflation ne verra sa régression significative qu'avec la stabilisation du Franc en 1928. Parallèlement les idées socialistes progressent et c'est en 1920 qu'est créé la section française du Parti Communiste.

Dans le déroulement de l'histoire nous pouvons voir deux éléments essentiels servant notre approche : le développement "revanchard" patriotique qui a vu son apothéose en 1914, au moment de la déclaration de guerre d'une part, et la montée en puissance de l'esprit socialiste aboutissant à la révolution bolchevique de 1917, d'autre part.

Au cours de l'année de 1914 : ‘"’ ‘Chacun a conscience de combattre pro patria  et pro domo , pour sa patrie et pour sa maison. L’idée d’ennemi héréditaire redevient à la mode pour tous les peuples. Les Français regardent la ’ ‘«’ ‘ ligne bleue des Vosges ’ ‘»’ ‘ et l’Alsace-Lorraine perdue en 1870’ ‘"’ ‘ 354 ’ ‘.’L'un des premiers, sinon le premier355, des correspondants de Freinet : René Daniel356, instituteur breton va dans ce sens. Il est de la promotion de 1914 à l'école normale de Quimper. Il n'aura pas le temps de suivre les cours, il est envoyé, comme d'autres de ses collègues, dans une classe en "urgence" pour remplacer l'un des nombreux instituteurs partis au front. René Daniel est incorporé le 8 janvier 1916, ‘"’ ‘on nous attendait là haut, dit-il, pour remplacer ceux qui tombaient. On est parti dans la vie avec cet esprit : ils sont entrés dans la vie par la porte de l'enfer’ ‘"’ ‘ 357 ’. L'état d'esprit qui règne à cette époque chez la jeune génération qui a vécu ces tristes événements va bouleverser bien des conceptions éducatives. La terrible expérience de la guerre 14-18 ‘"’ ‘... a contribué à me donner une mentalité nouvelle, nous dit R. Daniel, avant 14, on préparait les générations de la revanche. Les cartes scolaires portaient une Alsace-Lorraine en noir, tandis que les autres départements étaient en couleur. Les sociétés sportives étaient toutes des sociétés de préparation militaires’ ‘"’. Cette génération savait pertinemment qu'un jour elle devrait faire la guerre et lorsqu'elle y est effectivement partie, ces jeunes disaient : "vivement qu'on en finisse, que ce soit vite". Ces jeunes pensaient être de retour dans leurs foyers pour Noël, mais : ‘"’ ‘lorsque ces hommes sont arrivés sur le front en octobre 1916, la lassitude était déjà là, puis en 17 ce furent les mutineries et cette même année les sursitaires ’ ‘"’ ‘montaient’ ‘"’ ‘ à leur tour au front pour combler les vides et remplacer les plus vieux... on écrivait sur les bâches des camions RVF : ravitaillement en viande fraîche... à la démobilisation, au contact avec les difficultés de la vie civile, on a senti que c'était toujours pareil’ ‘"’. Et, quand ces instituteurs, reprenant leur métier d'enseignant ont vu devant eux : ‘"’ ‘tous ces gosses... on s'est dit : il ne faut pas en préparer une autre’ ‘"’.

René Daniel et ses collègues normaliens s'opposent après la guerre à l'inauguration d'un monument aux morts dans l'enceinte de l'école normale de Quimper, s'exprimant à ce propos dans une interview, il dit : ‘"’ ‘nous n'avons pas admis que des gosses de 12 ans viennent chanter : ’ ‘"’ ‘Aux armes citoyens !’ ‘"’ ‘... nous étions décidés à faire le maximum, dans notre classe et hors de notre classe pour que cette farce sanglante ne recommence pas’ ‘"’. Dans les temps qui ont suivi ‘"’ ‘l'école émancipée a reparu, démarrant à nouveau avec les militantes, femmes qui avaient lutté contre la guerre’ ‘"’. C'est à cette époque que R. Daniel adhère à la jeune fédération des syndicats d'instituteurs qui, jusqu'en 1924 est illégale. Ensuite, ce sont les congrès de la fédération unitaire de l'enseignement. C'est lors d'un de ces congrès que René Daniel et Célestin Freinet se rencontrent pour la première fois, vraisemblablement au congrès des imprimeurs de Tours en 1927. Le mouvement des imprimeurs devient assez solide selon R. Daniel : "pour faire un congrès autonome à Pâques".

Par ailleurs, Henri Barbusse qui dirige la revue "Clarté", en ouvre les colonnes à Célestin Freinet. Ce dernier y publie neuf articles de 1923 à 1925. Insurgé contre le rôle néfaste tenu par l'éducation et ses acteurs lors des années précédant la première guerre mondiale, l'instituteur y traite de sujets évocateurs tels que : la morale laïque. Selon Freinet, la morale cléricale et le dogme laïc nationaliste qui ont eu cours en France ont débouché sur la guerre. En conclusion de cet article Freinet écrit : ‘"’ ‘il faut, si nous voulons que l'école contribue à la moralité, que nous en fassions une ’ ‘"’ ‘institution réelle et vivante’ ‘"’ ‘, car la seule manière de se préparer à une tâche sociale est d'être engagé dans la vie sociale’ ‘"’ ‘ 358 ’ ‘.’

En effet, lors de cette "fermentation" des années qui précédèrent la guerre, toute une part de la population s'est trouvée conditionnée, préparée dans un esprit guerrier. Pour les soldats qui partaient au front, cette guerre serait courte ! ‘"’ ‘Dans tous les pays, les maîtres d’école avaient enseigné ces vérités qui alimentent l’esprit patriotique. De plus, devenus adultes, les jeunes lisent dans les journaux que leur pays est entouré d’ennemis qui en veulent à sa prospérité, à sa sécurité, à son existence ’ ‘même. Ainsi, l’enseignement de l’histoire, les campagnes de presse, les manifestations sportives même stimulent ce patriotisme, bientôt transformé en nationalisme’ ‘"’ ‘ 359 ’.C'est à cela que des pédagogues tels que Célestin Freinet et les tenants de l'Education nouvelle vont s'opposer à la fin des hostilités en 1918, car, c'est la ruine tant du point de vue humain que social.

Par ailleurs, les hommes portés par les convictions qu'ils ont dans les idées socialistes mènent le combat contre les idéaux capitalistes défendus par la bourgeoisie.

Ce sont en effet ces idées et leurs partisans qui ont permis l'hécatombe de ce premier conflit mondial. Il est de fait logique que certains pédagogues voient dans une refonte des conceptions de l'éducation le salut possible de la civilisation qui serait portée par une société rénovée grâce aux idées socialistes. Les idées éducatives seraient elles-mêmes développées dès l'école par une pédagogie radicalement différente de la pédagogie traditionnelle. Cette nouvelle pédagogie place au centre des préoccupations l'enfant lui-même.

Or, c'est précisément d'où part Célestin Freinet, c'est à dire en considération de l'enfant et de ses besoins, qu'il souhaite rendre libre dans son jugement. Il va essayer de mettre en place une pédagogie qui réponde à ses visées éducatives ; la société doit changer pour que les conflits guerriers ne se reproduisent pas.

Notes
352.

- cf. BARRE (M.), Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps, p. 13. Célestin Freinet est médaillé militaire et Croix de guerre, "jamais arborées" précise Michel Barré.

353.

- BARRE (M.), Op. Cit.. p. 13.

354.

- in Encyclopédie Universalis, article : Première guerre mondiale de M. Ferro.

355.

- Elise Freinet, dans Naissance d'une pédagogie populaire p. 44, reste imprécise sur les dates du début des échanges de correspondance, qu'elle situe en 1924, de textes imprimés entre Freinet et Daniel. Michel Barré, dans Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps, p. 32, écrit que c'est vraisemblablement en octobre 1926 que le premier échange avec l'école de Daniel en Bretagne a lieu. Ce dernier dans une interview (in Les amis de Freinet N° 53 de juin 1990), dit : "Quand j'ai fait les premiers imprimés en 1926 (je me rappelle que c'était le moment où les blés étaient parsemés de coquelicots... ), on lui a envoyé des spécimens. Il m'a proposé de continuer l'échange en octobre : tu m'envoies des imprimés et je t'en envoie".

356.

- René Daniel, est né en 1897 et est décédé en 1993.

357.

- Entretien avec René Daniel, propos recueillis par Michel Launay. in Les amis de Freinet et de son mouvement . N° 53 janvier 1990 pp. 53-58.

358.

- Cité par Michel Barré. Op. Cit.. p 18.

359.

- in Encyclopédie Universalis, article : Première guerre mondiale de M. Ferro.