Le rapprochement des peuples

Dans un texte écrit dans L'Ecole émancipée le 18 juin 1921365, Célestin Freinet rappelle qu'un an plus tôt, donc en 1920, des enseignants ont ‘"’ ‘jeté les bases de l'Internationale de l'enseignement’ ‘"’. Mais il déplore que l'ensemble de ceux qui étaient favorables à ce courant se soient simplement reposés sur l'organe de coordination : Le Bureau Provisoire de ce fait a ‘"’ ‘reculé devant l'ingratitude et l'étendue du travail’ ‘"’.

‘"’ ‘Que font pour ce rapprochement mondial tous les instituteurs farouchement internationalistes ?’ ‘"’ ‘ Interroge Freinet, ’ ‘"’ ‘rien souvent. Nous agissons comme si la France était isolée des autres pays. Nous voudrions l'union par dessus ces frontières et nous-mêmes ne savons pas abattre ces frontières’ ‘"’. Célestin Freinet est convaincu qu'un "fil invisible" unit néanmoins ceux qui veulent aller de l'avant, il s'agit du "même amour des enfants". A ceux qui objecteraient que les langues parlées sont différentes et constituent une barrière difficile à franchir, Freinet indique que c'est à chacun de chercher un correspondant dans un pays dont il connaît la langue. Ainsi de proche en proche l'Internationale verra le jour. Et puis, ‘"’ ‘il y a l'Espéranto, ajoute-t-il. C'est un outil merveilleux ; j'en ai fait l'expérience... (et) pour les espérantistes, les correspondants abondent’ ‘"’.

Quant à la volonté d'émancipation de l'homme, si un jour enfin cette émancipation veut avoir une réalité, elle doit dépasser le nationalisme réducteur qui porte en lui un potentiel de guerre. Si la volonté internationaliste prend le pas, ‘"’ ‘on fait disparaître les frontières. On a la joie de sentir... (dans d'autres pays) des hommes - avec qui on s'est battu peut-être - et qui pensent comme nous, et qui aiment les mêmes choses. On découvre en eux des frères - n'est-ce pas Siems ? - et on les aime’ ‘"’ ‘ 366 ’ ‘.’

Célestin Freinet va naturellement s'intéresser à ce qui se fait dans le domaine éducatif hors des frontières de son pays. Lors de l'été 1922, il se rend en Allemagne, invité par son ami Siems directeur d'une école de Hambourg.

Dans l'Allemagne de la période proche de l'après guerre, la pensée démocratique et socialiste a eu des répercussions sur les conceptions pédagogiques ; l'échec de l'appareil militaire est mis en relief et les mentalités sont ébranlées. ‘"’ ‘On proclamait l'autonomie des sujets d'autrefois et l'égalité de tous les citoyens. On se croyait à la veille de l'avènement d'une société sans classe, d'un Etat sans distinction entre gouvernants et gouvernés’ ‘"’ ‘ 367 ’ ‘.’

A cette époque le terrain est favorable pour que les essais de pédagogie libertaire aient quelque succès. ‘"’ ‘Il n'y a pas de doute, fait remarquer Schmid, l'idéal pédagogique du maître-camarade correspondait à l'esprit de cette période ; la sympathie des partisans du nouveau régime politique pour les communautés scolaires de Hambourg en fait preuve, comme l'hostilité que leur ont toujours témoignée les milieux conservateurs’ ‘"’ ‘.’

Schmid fait par ailleurs remarquer que, considérant cette pédagogie antiautoritaire, il ne faut pas simplement y voir le résultat de la politique du moment. Celle-ci serait en fait le déclencheur facilitant. C'est l'éclosion d'une lente évolution qui, selon lui, voit son origine dans la Renaissance et la Réforme, puis sa stimulation et son extension par la Révolution française, pour s'épanouir lors du XIXe siècle.

Un mouvement général d'émancipation sociale va se développer au cours du XIXe : c'est l'émancipation du prolétariat où l'autorité de la propriété est attaquée ; l'émancipation de la femme par sa progressive admission à la vie universitaire, sociale et politique ; l'émancipation de la jeunesse se détournant peu à peu de l'obéissance passive à l'autorité des aînés pour gagner en liberté. Tous ces changements trouvent un écho dans les doctrines pédagogiques qui elles aussi évoluent. Freinet qui est en quête d'éléments qui permettraient la transformation de l'école, est sensibilisé. Il recherche en effet à construire une école dans laquelle l'enfant apprendrait la liberté pour construire l'homme qui est en lui, du point de vue individuel comme du point de vue social.

L'ouvrage de Schmid date de 1936, on imagine donc que Célestin Freinet ne peut pas le connaître à l'époque où il se rend en Allemagne. Néanmoins, ce sont ces caractéristiques, qui animent le dynamisme de ces écoles, qui frapperont le pédagogue.

A la suite de son voyage en Allemagne, Célestin Freinet rédige un article relatif aux écoles de Hambourg, en octobre et novembre 1922 sur deux numéros, dans L'Ecole émancipée 368 où se reflètent bien les caractéristiques de ces écoles que découvre l'instituteur français. Certaines habitudes liées au fonctionnement de l'école de son ami Siems, chez lequel il réside, étonnent quelque peu Célestin Freinet. Il constate par exemple que le matin celui-ci n'est pas particulièrement pressé de se rendre dans son école. Siems indique : ‘"’ ‘Moi je ne suis pas pressé ; les élèves entrent tout seuls, et quand on arrive tout est prêt’ ‘"’ ‘ 369 ’ ‘.’ Plus loin dans son article Freinet écrit qu'il est stupéfait de voir ‘"’ ‘... les élèves se dresser, sitôt que le carillon sonne, et sortir en récréation’ ‘"’ ‘ 370 ’ ‘.’

Ainsi, ce que découvre Célestin Freinet ne laisse pas de l'étonner, l'organisation globale, mais également le découpage horaire, soigneusement réalisé, ainsi que la diversité de la succession des activités mises à la disposition des enfants sont pour lui des nouveautés judicieuses.

Un autre fait rompant avec les coutumes françaises est le fait que les enfants voient au cours de la journée plusieurs instituteurs. Chacun étant chargé d'une matière d'enseignement différente. De plus, les élèves changent de salle selon les activités auxquelles ils participent au cours d'une même journée. L'organisation matérielle du travail dans les classes prussiennes est selon le pédagogue, mieux adaptée aux besoins des enfants.

Notes
365.

- FREINET (C.), Appel aux internationalistes, in L'Ecole émancipée du 18 juin 1921.

366.

- Ici Célestin Freinet semble prendre à témoin son ami Allemand, qu'il a rencontré lors de son voyage outre-Rhin dans les écoles de Hambourg. On peut supposer que cet ami est aussi un lecteur de L'Ecole émancipée.

367.

- Schimd (J.R.), Le maître-camarade et la pédagogie libertaire, Paris, F. Maspéro, 1979. p. 65. Première édition Neuchatel, Delachaux et Niestlé. 1936.

368.

- in : L'école émancipée N° 5 & 6 - octobre et novembre 1922. pp. 64-65 & 81-82. L'Ecole émancipée, créée en 1910, est alors la revue de la "Fédération de l'enseignement" qui représente l'expression du syndicalisme le plus à gauche de l'époque.

369.

- Ibid.

370.

- Ibid.