Pour que l'homme sache "se conduire librement... dans la vie"

Le premier texte publié par Célestin Freinet paraît en 1920 dans la revue l'Ecole émancipée. Il s'agit en fait non pas d'un texte qu'il écrit lui-même, mais d'une traduction. Il n'est pas anodin de remarquer que le texte en question est écrit par un Allemand, ce qui, deux ans après la fin de la guerre présente un caractère audacieux de la part d'un Français et dénote dès cette époque que le pédagogue est sensible à tout ce qui permettrait l'émancipation de l'homme et de surmonter les préjugés, quelle que soit la nationalité de l'origine des idées développées. Freinet juge ce texte suffisamment pertinent pour en faire la traduction et le publier.

L'auteur de l'article, Adolphe Rochl, développe une approche révolutionnaire de l'éducation qui semble faire écho à la préoccupation de l'instituteur provençal. Le constat du pédagogue allemand est que l'on s'attache à des choses extérieures, ce qui a pour effet de faire perdre le chemin de l'être humain. Il déplore que, jusqu'alors dans les écoles, ‘"’ ‘on y considérait la matière et encore la matière et non le jeune homme, la jeune fille. Un capitalisme cruel oppressait nos enfants - et nous l'avons souffert. La culture n'était que de la matière : plus il y a de matière et plus il y a de culture’ ‘"’ ‘ 374 ’. En regard du capitalisme, celui qui réussit est celui qui "gagne", mais qu'en est-il du gain relativement à l'être ? ‘"’ ‘Tout le monde, poursuit Rochl, prononce cette phrase : nous avons de la culture... le mot Bildung (culture)’ ‘ 375 ’ ‘ ne signifie pas à l'origine une chose mais un développement ; non une forme, mais une formation. Le mot cultivé exprime donc un état. La culture n'est pas possession ; l'homme vraiment cultivé n'est pas capitaliste dans une matière’ ‘"’. Le capitalisme du savoir "expropriait ainsi tous ses bons élèves", alors que le savoir, toujours selon Rochl, "n'est que la trace de son propre travail, ou des matériaux pour servir à sa formation".

Seule une école socialiste, inscrite dans les idées nouvelles sur les relations des hommes devrait assurer le changement et chasser cet ancien "capitalisme de culture". Si le socialiste ‘"’ ‘veut développer l'être humain dans ses enfants il doit révolutionner toute notre école’ ‘"’. L'émancipation passe impérativement par la pratique car, conclut Rochl, ‘"’ ‘le socialisme comme matière d'enseignement n'avance pas le socialisme ; mais rend l'homme bourgeois’ ‘"’.

Les propos du pédagogue allemand trouvent une résonance chez Célestin Freinet. Ceux-ci accompagneront la ligne directrice de ses conceptions éducatives ; que ce soit la nécessité de l'expérimentation individuelle dans un esprit de liberté, l'inutilité de la "scolastique" qu'il mettra souvent en avant ou encore l'indispensable révolution à l'école, qu'il souhaitera, afin qu'elle advienne selon lui dans la société.

Célestin Freinet explicite ses conceptions dans un autre texte qu'il publie en 1923 dans Clarté de Henri Barbusse. Son titre : Vers l'école du prolétariat 376 signe l'engagement politique de son auteur. Selon lui, pour que les écoles répondent à ce projet, elles doivent satisfaire à des critères de changements significatifs.

Leurs implantations d'abord, celles-ci ‘"’ ‘seront de préférence dans des endroits paisibles, mais vivants (forêts et jardins). Lorsque dans certaines villes cela sera impossible, il faudra du moins qu'aux séances de travail dans les locaux spacieux et de beaux jardins succèdent de fréquents retours à la vraie nature’ ‘"’ ‘.’

Les bâtiments eux-mêmes ont une importance primordiale, ils doivent être entièrement reconsidérés dans leur architecture car écrit Freinet : ‘"’ ‘les écoles casernes sont bien universellement condamnées avec leurs salles étonnantes dans une monotone uniformité. Un enseignement familial, patriarcal ou démocratique ne peut être donné que dans un local accueillant et vivant. L'harmonie du monde extérieur doit aider à l'harmonie que nous voulons donner au corps et à l'âme de l'enfant’ ‘"’. Pour Célestin Freinet la beauté ou la laideur des choses et de l'environnement agissent de manière inconsciente ou non sur l'homme et : ‘"’ ‘c'est pourquoi ce cadre extérieur de l'enseignement, ainsi que la vie matérielle des enfants, sont une des conditions d'une bonne éducation’ ‘"’.

Par ailleurs, dans son fonctionnement, ‘"’ ‘l'école nouvelle sera nécessairement l'école de la liberté’ ‘"’, dont l'expression en sera la ‘"’ ‘libre communauté scolaire, qui est une image réduite de la vie idéale dans la société future’ ‘"’. Célestin Freinet constate cependant que la réussite de cette école est compromise car l'intervention du monde extérieur agit comme "dissolvant". La libre communauté scolaire n'est ni une discipline ni un mode de vie ‘"’ ‘adéquats à la société bourgeoise. Elle est la discipline de l'école du prolétariat’ ‘"’ et toute pédagogie afférente doit trouver son point de départ dans le besoin de l'enfant. Cependant, cela ne signifie pas qu'il faut apprendre seulement à l'enfant la liberté individuelle, il convient plutôt de faire apprendre aux enfants ‘"’ ‘les justes tempéraments que la vie sociale apporte à la pratique de cette liberté’ ‘"’, et, ceci par le moyen de l'expérimentation. ‘"’ ‘C'est, ajoute Freinet, la pratique sociale qu'il faut développer afin que l'homme sache plus tard se conduire librement dans les diverses occasions de la vie’ ‘"’.

Notes
374.

- Traduction de Célestin Freinet du texte : Pédagogie de votre nature la plus intime de Adolphe ROCHL. in L'école émancipée N° 35 mai 1920.

375.

- Le mot culture entre parenthèses, traduisant "Bildung" est de Célestin Freinet.

376.

- FREINET, (C.), Vers l'école du prolétariat, in la revue d'Henri Barbusse : Clarté , décembre 1923.