La nécessité d'un homme nouveau

Si nous voulons, nous dit Maria Montessori, modifier le cours des choses et notre manière de voir et d'agir, il faut un homme nouveau, dans un environnement construit à son échelle. La pédagogue rêve d'un monde de fraternité où ‘"’ ‘les êtres humains du monde entier soient comme des enfants jouant dans un même et vaste jardin, les lois et les traités ne sont pas suffisants ; ce qu'il faut c'est un monde nouveau, plein de miracles’ ‘"’ ‘ 437 ’ ‘.’ Où donc rechercher les indices des miracles possibles ? C'est l'enfant qui montre le chemin, pour peu que l'adulte le laisse exprimer sa recherche d'autonomie, son énergie à travailler, "il suffit de constater les immenses trésors d'enthousiasme et d'amour dont il témoigne". Malgré le fait que "l'humanité vive au bord du gouffre, menacée d'une catastrophe totale", Maria Montessori considère les progrès accomplis par l'homme au cours des siècles. Entendons par là les progrès accomplis par l'homme pour maîtriser la nature et les moyens énergétiques. Ainsi, une ère prend fin, et, fort de cette conquête matérielle sur la nature, l'homme peut désormais ‘"’ ‘s'élever dans toute sa grandeur, faire face à l'univers comme une créature nouvelle. L'enfant, l'enfant nouveau, est prédestiné à s'élancer à la conquête de l'infini’ ‘"’ ‘ 438 ’.

L'ampleur de cette conquête nécessite la coopération de toute l'humanité et ce qui assurera les bases de "l'unité humaine c'est l'amour". Engagés dans une crise, nous sommes entre ‘le ’ ‘"’ ‘vieux monde qui prend fin et un monde nouveau qui a déjà commencé’ ‘"’. Cependant, ce changement ne correspond à rien qui ne fut connu auparavant du point de vue historique, Maria Montessori n'hésite pas à comparer ce changement à ceux correspondant au passage d'une période géologique ou biologique à une autre. Il ne s'agit pas moins que du passage d'une forme de vie à une autre, nouvelle et supérieure. Celle-ci peut voir le jour et si l'homme n'est pas capable d'apprécier cette situation dans sa juste nature et à sa juste valeur tout à la fois, nous risquerions d'être ‘"’ ‘confrontés à un cataclysme universel qui nous rappellera les prophéties de l'apocalypse’ ‘"’ ‘ 439 ’ ‘.’

L'homme ne doit pas rester "collé à la terre", il doit éveiller sa conscience aux nouvelles réalités qui s'offrent à lui, par contre, s'il "emploie les énergies de l'espace dans le but de se détruire lui-même, il atteindra bien vite son objectif" car ces sources d'énergies sont énormes et accessibles dans "n'importe quel point du globe"440.

Tout comme C. Freinet, Maria Montessori, réagit à l’horreur que représente la guerre, elle invite l'adulte à travailler à la construction d’une “personne nouvelle441 et pour une société nouvelle.

C’est entre 1932 et 1939 que M. Montessori prononce une série de conférences sur ce qu’elle considère comme des liens indispensables entre l’éducation et l’établissement d’une paix durable : ‘"’ ‘L’établissement d’une paix durable, écrit-elle, est l’objet même de l’éducation, la responsabilité de ’ ‘la politique n’étant que de nous préserver de la guerre’ ‘"’ ‘ 442 ’ ‘.’ Par leur éducation, les hommes se sentent isolés en tant qu’individus, leurs besoins immédiats amènent la concurrence et les conflits qui dégénèrent en violence car ajoute-t-elle: "Il n’y a aucune «  organisation morale  » des grandes masses humaines"443, ainsi il est nécessaire de "mettre en acte la valeur potentielle de l’homme, lui permettre d’atteindre le développement maximum de ses dynamismes, le préparer vraiment à changer la société humaine, à la faire passer sur un plan supérieur"444. Comme pour Célestin Freinet la vie est première et l’éducation ne doit pas se contenter de faire "accéder à un bon emploi dans la société"445

L’autonomie individuelle est présentée comme la base du premier niveau d’éducation446 et l’adulte doit être présent à l’enfant comme aide et non comme obstacle ; de plus, l’adulte doit offrir aux enfants un environnement adéquat car : “nous vivons dans la supernature et ne pouvons plus vivre dans la nature.447” A un second niveau, celui du développement de l’adolescent, c’est la formation sociale qu’il faut envisager comme une formation sociale par l’expérience.

Pour M. Montessori, il faut repenser l’approche éducative :"L’enfant est le point de départ. ” et ‘“’ ‘nous devons l’étudier non comme un être dépendant, mais comme une personne autonome qui doit être considérée en fonction de sa personnalité individuelle propre’ ‘"’ ‘ 448 ’ ‘.’

Afin de mener à bien la tâche éducative, l’adulte doit faire retour sur lui-même et sur son enfance pour s’interroger, en effet, "... nul homme n’est né adulte" cependant que : ‘"’ ‘L’homme est un être humain dès le jour de sa naissance et même dès le jour de sa conception’ ‘"’ ‘ 449 ’.

Le constat que fait M. Montessori est le suivant : ‘"’ ‘les écoles ne préparent pas les jeunes à la vie sociale mais à gagner leur vie. Elles forment les jeunes à un métier ou à une profession’ ‘"’ ‘ 450 ’ ‘.’ En conséquence et selon ses propositions, les jeunes, à l’issue de leur cursus, doivent entrer dans la vie sociale avec leur tête et leurs mains, en hommes complets, faute de quoi ils seront irresponsables de la société.

C’est dès la plus tendre enfance que l’enfant construit sa personnalité. Dès lors, quels souvenirs garde-t-il de l’issue des conflits qui l’ont opposé à des tiers, sinon une frustration relative à un déni de sa personne. Arrivé à l’âge adulte, l’homme ainsi formé conservera toute sa vie les stigmates d’une ‘"’ ‘paix qui n’est qu’une après-guerre’ ‘"’ ‘ 451 ’.

C’est donc un homme nouveau que l’éducation doit promouvoir, ensuite celui-ci construira un environnement à son échelle. C’est cette supernature dont parle M. Montessori que l’homme doit créer. En effet, la personnalité humaine semble constante au plan de son caractère et de sa mentalité et l’homme n’a pas évolué dans ces caractéristiques selon Montessori452.

Pour que la paix advienne il faut, comme l’auteur le suggère, que les conflits trouvent des règlements non-violents ; de plus, la paix doit être établie de façon durable par l’émergence des capacités de cet "homme nouveau" qui nous est proposé, ‘"’ ‘l’éducation à la paix ne saurait se réduire à un enseignement donné dans les écoles. C’est une tâche qui demande les efforts de toute l’humanité’ ‘"’ ‘ 453 ’ ‘.’

Cet effort de tous doit avoir pour objectif de s’appuyer sur le potentiel de l’esprit humain : ‘"’ ‘nous devons organiser nos efforts pour la paix et la préparer scientifiquement par une éducation nous indiquant le nouveau monde à conquérir : celui de l’esprit humain’ ‘"’ ‘ 454 ’ ‘.’

Du point de vue pédagogique, ce sont les expériences qui forment la personnalité de l’individu et : ‘"’ ‘si l’enfant et l’adolescent n’ont pas la chance de s’engager dans une véritable vie sociale, ils ne développent pas leur sens moral ni leur sens de la discipline’ ‘"’ ‘ 455 ’ ‘.’

C’est dans le même esprit que Célestin Freinet, par une approche différente quant à la religion, valorise l’esprit de coopération et de solidarité.

Or, l’homme ne peut pas vivre seul, isolé des autres hommes, les transactions interindividuelles tissent le réseau des interactions qui génèrent les représentations et les germes possibles de conflits. En ce sens : ‘"’ ‘l’éducation doit promouvoir à la fois le développement de l’individu et celui de la société. La société ne peut pas se développer si l’autonomie des individus ne progresse pas.’ ‘ 456 ’ ‘”’. M. Montessori va plus loin encore quand elle écrit : “‘La création d’une science étudiant notre époque, une science de la paix, est la grande urgence aujourd’hui’ ‘"’ ‘ 457 ’ ‘.’ Ces propos n’ont pas vieilli, ils sont pertinents face aux situations que nous vivons actuellement dans le monde de ce début de XXIe siècle.

Afin qu’advienne la paix, il ne faut pas se contenter de se placer du côté de la rationalité, c’est à un effort de création que nous invite l’auteur des propos tenus le 28 juillet 1939 à Londres, dans son discours devant la Fraternité Mondiale des Croyances : ‘"’ ‘les forces qui créent le monde sont précisément celles qui doivent créer la paix’ ‘"’ ‘ 458 ’ ‘.’

Il serait vain de vouloir construire la paix par l’éducation, toujours selon M. Montessori, si avant tout on ne considère pas l’éducation comme une normalisation, c’est-à-dire permettre aux enfants de réintégrer l’ordre selon les lois naturelles459.

Notes
437.

- Ibid. p.43.

438.

- Ibid. p.45.

439.

- Ibid.

440.

- Ibid. p.46.

441.

- in LA PEDAGOGIE , théories et pratiques de l’antiquité à nos jours, sous la direction de Gauthier Cl. et Tardif M. Montréal, Gaëtan Morin, 1996. 331 p. p. 160.

442.

- MONTESSORI, (M.) L’éducation et la paix, Paris, DDB, 1996. 154 p. p. 16.

443.

-MONTESSORI, (M.), Op. Cit.. p. 19.

444.

- MONTESSORI, (M.), Op. Cit.. p. 21.

445.

- Ibid.

446.

- Ibid. p. 142.

447.

- Ibid. p. 143.

448.

- Ibid. p. 35.

449.

- Ibid. p. 74.

450.

- Ibid. p. 146.

451.

- Ibid. p. 36.

452.

- Ibid. p. 50.

453.

- Op. Cit.. p. 47.

454.

- Op. Cit.. p. 56.

455.

- Op. Cit.. p. 57.

456.

- Op. Cit. p. 83.

457.

- Op. Cit.. p. 92.

458.

- Op. Cit.. p. 151.

459.

- Cf. Winfried Böhm in Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui, sous la direction de J. Houssaye, Paris, A. Colin, 1994. 252 p. p. 159.