Aux sources philosophiques de la démarche de Célestin Freinet

En ce qui concerne les écrits de Célestin Freinet, particulièrement les œuvres majeures que sont L'Education du travail et Essai de psychologie sensible, ils sont traversés par des lignes de forces, ou plus exactement constituent un champ de forces où vont se jouer les démarches du pédagogue. Nature et dynamisme vital qui habitent l'homme vont interagir de façon permanente.

Il s'agit d'une part de l'élément primordial aux yeux de Célestin Freinet, c'est-à-dire la nature-modèle dont l'homme est partie intégrante et du dynamisme vital, d'autre part, comme incarnation de l'homme.

L'ancrage des démarches qu'emploie Freinet, nous l'avons souvent constaté dans ce qui précède, se fait dans le milieu agreste. Nous y voyons là que la nature est première et exempte de perversité ; ce qui ne signifie aucunement qu'elle ne puisse être agressive pour l'homme. Cependant, c'est l'homme qui, quant à lui, s'est perverti par l'effet de son orgueil à vouloir dominer la nature de manière irréfléchie ; ‘"’ ‘les hommes ont perdu, écrit Freinet, toute humilité devant la nature qu'ils se croient en mesure de devancer et de corriger sans en pénétrer les véritables secrets’ ‘"’ ‘ 519 ’ ‘.’

Il faut de ce fait, pour pallier à cet état de chose que l'éducation et la pédagogie soient avant tout "un milieu riche et aidant"520 afin que les futurs adultes puissent se préparer efficacement à la vie. ‘"’ ‘Or, ajoute le pédagogue, un tel milieu n'existe que rarement, du moins dans les familles de travailleurs dominés par la malédiction capitaliste : aridité, à la ville, des taudis, entassement des maisons ouvrières sans air, sans horizon, sans arbres, sans fleurs, sans animaux ; pauvreté, à la campagne, d'un milieu humain et social que ne compense pas toujours l'extrême richesse de la nature... A la ville surtout, les enfants du peuple sont tout à fait comme ces animaux qui, dans les zoos, sont contraints de s'adapter tant bien que mal à un espace réduit, avec un squelette d'arbre, un simulacre de ruisseau et la terre morte et nue’ ‘"’ ‘ 521 ’ ‘.’

L'idée de nature-modèle est le fondement philosophique que prône Freinet ; "imitons la nature", écrit-il dans A la recherche d'une philosophie 522 . Cependant, la nature n'a pas de sentiments mais, en la respectant dans son essence, l'homme peut s'en faire une alliée et, du point de vue de la formation de l'homme, on ne saurait enfermer les richesses de la nature dans un formalisme scolastique en ce qui concerne l'éducation et la pédagogie.

Il ne faut en aucun cas "amortir" le désir afin de permettre à l'enfant ‘"’ ‘d'accroître sa puissance, pour porter au maximum l'intensité de sa nature exigeante...’ ‘"’ ‘ 523 ’. En 1969, Elise Freinet reprend et explicite ce qui, dès 1934 dans L'Educateur prolétarien, était pour Célestin Freinet essentiel, c'est-à-dire : le naturisme. Il ne s'agit pas de considérer ‘"’ ‘que la nature est universelle bonté et perfection, mais bien ’ ‘pour nous convier au contraire à retrouver dans ce milieu indifférent les lois essentielles qui ont présidé à l'éclosion et à l'évolution de la vie’ ‘"’ ‘ 524 ’ ‘.’

Cette approche reconnaissante à la nature de la part de Célestin est pour Elise, due à ses problèmes de santé, et qui sont les conséquences de sa blessure subie lors de la première Guerre Mondiale ; ‘"’ ‘l'unité organique, ajoute-t-elle, et l'unité psychique sont deux aspects de la vie unique’ ‘"’ ‘ 525 ’ ‘,’ d'où la nécessité du prima de la qualité de l'environnement nécessaire à un tel développement.

Le milieu, l'hygiène de vie, la nutrition, constituent autant d'éléments propres à assurer un contexte éducationnel favorable. ‘"’ ‘Nous étions informés, poursuit Elise, des enseignements d'Alexis Carel, visant à retrouver, dans un état très proche de la nature, les immunités préservatrices de la santé’ ‘"’ ‘ 526 ’. Mais il semble que ce qui est ici décisif dans les recherches de Célestin Freinet, soit la rencontre avec Basile Vrocho527 qui ‘"’ ‘avait mis au point une efficace synthèse de pratiques naturistes redonnant aux organismes énergie, équilibre et harmonie...’ ‘"’ ‘ 528 ’ ‘.’

En 1933, Célestin Freinet présente et édite "Cultiver l'énergie", brochure où Adolphe Ferrière décrit son expérience personnelle relative aux pratiques préconisées par Vrocho. Dans cette présentation que fait Freinet, il revendique la posture d'éducateur, c'est-à-dire selon lui, celle ‘"’ ‘d'hommes qui, après s'être élevés eux-mêmes et avoir gardé farouchement contre toutes les atteintes sociales leur dignité humaine, ont la prétention de contribuer à élever les enfants qui leur sont confiés pour les aider à remplir leur rôle futur d'hommes et de citoyens’ ‘"’ ‘ 529 ’ ‘.’

Célestin Freinet insistera dans l'explicitation de son propos en écrivant : ‘"’ ‘nous disons, nous, avec notre maître Ferrière : l'enfant est un être essentiellement vivant et actif ; il porte en lui la seule force vraiment féconde : le besoin impérieux de croître, de s'élever, d'aller de l'avant sans cesse, avec une intrépidité qui nous effraie parfois et que nous nous obstinons, à tort à réfréner’ ‘"’ ‘ 530 ’.

Il s'agit, en conséquence pour l'éducateur de se mettre au service "de cette force invincible", mais avant cela, il faut la déceler puis "lui permettre de se manifester et de s'épanouir... jusqu'à atteindre la plénitude de la vie"531. Cela n'est possible que dans un milieu où la nature est restée, relativement, vierge, c'est à ce prix seulement qu'il est envisageable d'éduquer l'enfant.

Au-delà des accès de lyrisme de Célestin Freinet, relayés par Elise dans ses ouvrages, nous voyons là, la nostalgie de l'état de nature rousseauiste qui point, dans l'environnement éducatif que Célestin Freinet entend mettre en place.

Cependant, si éduquer pour le pédagogue consiste à faciliter les potentialités vitales de l'enfant, dans son rôle double de futur homme autant que dans celui de citoyen, il tente de réduire l'antinomie que présentait Rousseau. Notons qu'en cela, nonobstant les instrumentations afférentes qui divergent, Freinet n'est guère éloigné des conceptions montessoriennes.

Le développement de la société qui s'emballe, qui se déshumanise avec l'accroissement du capital, amène, constate Célestin Freinet, la perversion des comportements humains. Toujours dans cette même présentation de l'expérience de Ferrière, il écrit : ‘"’ ‘en marxistes convaincus, nous pensons que l'éducation est plus spécialement fonction du milieu, milieu extérieur... et milieu intérieur aussi, conditionné par le mode de vie, la thérapeutique et l'alimentation’ ‘"’ ‘ 532 ’. Il qualifie l'attitude qu'il adopte de matérialiste quant à une refonte totale des habitudes alimentaires nécessaires, selon lui, au bon développement des enfants et, c'est un bouleversement que doit connaître le comportement des éducateurs face ‘"’ ‘à des réactions intellectuelles et morales auxquelles on ne cherchait autrefois que des solutions idéalistes’ ‘"’ ‘ 533 ’ ‘.’

Ainsi, c'est enserré dans une dynamique "cosmique" qu'il doit respecter, que l'homme doit se concevoir quant à son développement, dans ‘"’ ‘une nature peu dévoyée où l'homme proche de la flore et de la faune, vit au rythme des saisons’ ‘"’ ‘ 534 ’.

C'est à ce prix que Freinet entend que l'homme peut espérer transcender la nature. Cet homme idéal, ayant retrouvé son bien-être dans et par la nature ne peut être que pacifiste à l'instar de l'éducateur Freinet. L'homme sera ainsi amené à faire sienne l'injonction : ‘"’ ‘ne faites pas l'inutile travail de soldat’ ‘ 535 ’ ‘ [qui est] sans but ni résultat’ ‘"’, et qui finit "vers le chemin de l'abattoir"536.

C'est à l'échelle du monde que l'homme doit être éduqué et que doivent en conséquence "reculer les forces de guerre au profit de la vie"537. Le rôle des "éducateurs du peuple" est majeur, ils doivent "les premiers" former "la grande armée pacifique". Dans cette configuration nouvelle devra naître l'espoir qui verra s'amplifier "l'irrésistible frémissement de la paix"538.

Sur le chemin de sa libération, l'homme ne doit pas pour autant se laisser leurrer "‘passivement [par] le rameau d'olivier... symbole perverti... ni [s']abriter derrière de commodes étiquettes’ ‘"’ ‘ 539 ’ ‘.’

Cet accès à une sagesse naturelle, quasi universelle, doit selon l'éducateur, ancrer son assise sur des bases communes ; d'abord et avant tout en rendant la communication possible sans que les différences entre individus et cultures ne génèrent des situations conflictuelles qui alors bloqueraient le processus. C'est à ce titre que Freinet s'intéresse à l'espéranto qui est selon lui l'espoir permettant de résoudre les sources de dissensions. Outre les moyens de communications que sont "l'écriture, l'imprimerie, la lecture...". Freinet considère l'ensemble des moyens qui assurent cette communication ; il s'agit là de "l'expression et [de la] communication artistique"540.

C'est le "cours de la vie et [le] besoin de puissance"541 qui poussent l'enfant, homme en devenir, à "entrer en relation avec le milieu ambiant"542. ‘"’ ‘Ce besoin de puissance, ajoute Freinet, nous apparaît comme une loi absolument générale, qu'il est profondément étonnant de voir si méconnue et dédaignée par les psychologues et les pédagogues’ ‘"’ ‘ 543 ’ ‘.’

Le cours de la vie sera bouillonnement incessant à la condition expresse qu'il ne fût pas stoppé par une éducation castratrice de cet élan. L'enfant manifeste son dynamisme ‘"’ ‘dans l'éclatement de sa jeunesse, [il devient] grave et mesuré quand s'élabore la fructification, s'épanouissant dans le paroxysme de la reproduction, terminant enfin son cycle dans un calme sage, dans une grande paix qui est un avant‑goût de l'anéantissement de la mort’ ‘"’ ‘ 544 ’ ‘.’

Il s'agit pour un homme de ‘"’ ‘grandir, [d']accéder à la puissance... pour mesurer sa force contre l'obstacle, pour exalter son potentiel de vie, pour apporter aux autres hommes l'aide salutaire d'un ’ ‘effort individuel qui, ajouté aux autres efforts, changera l'aspect du monde, dominera la nature, magnifiera le destin de l'homme’ ‘"’ ‘ 545 ’ ‘.’

La référence à la nature comme modèle, ainsi que le besoin de puissance mis au jour par Célestin Freinet, dans ses écrits et sa pédagogie nous semblent faire écho au ‘fait ’ ‘"’ ‘de ramener toutes les fonctions organiques à cette volonté de puissance...’ ‘"’ ‘ 546 ’ ‘.’ Tout est à construire, "rien ne nous est donné" comme réel, "si ce n'est notre monde de désirs et de passions"547. Freinet ne s'étend guère sur ses lectures même si nous savons qu'il lisait beaucoup.

En conséquence, il est quasi impossible pour nous d'affirmer qu'il ait lu Nietzsche ; cependant, quelques éléments dans ses propositions éducatives majeures présentent une parenté qui intrigue quant à l'approche philosophique du penseur allemand.

Et Freinet renierait-il "le droit de désigner toute énergie agissante du nom de volonté de puissance"548 ? En effet, "la vie est", ainsi débute-t-il son "Essai de psychologie sensible" qui est également la première loi qu'il propose dans cet essai. ‘"’ ‘Tout se passe, écrit-il, comme si l'individu - et d'ailleurs tout être vivant - était chargé d'un potentiel de vie, dont nous ne pouvons encore définir ni l'origine, ni la nature, ni le but, qui tend non seulement à se conserver et à se recharger, mais à croître, à acquérir un maximum de puissance’ ‘"’ ‘ 549 ’ ‘.’

En 1956, il reprend ce concept de besoin de puissance dans l'exposé de sa "Méthode naturelle"550 Ainsi, pour lui, ‘"’ ‘l'être humain est, dans tous les domaines, animé par un principe de vie ’ ‘qui le pousse à monter sans cesse, à croître, à se perfectionner... afin d'acquérir un maximum de puissance sur le milieu qui l'entoure’ ‘"’ ‘ 551 ’ ‘.’ Ceci fonde ses conceptions pédagogiques, par opposition auxquelles, à l'instar de la pédagogie traditionnelle - entendons scolastique selon ses propos - tout n'est que dressage.

C'est ce vitalisme qui selon Freinet s'exprime par la force de ‘"’ ‘ce besoin inné et encore mystérieux de vie, ce potentiel de puissance qui pousse l'être à monter, à aller de l'avant, pour réaliser une destinée plus ample’ ‘"’ ‘ 552 ’ ‘.’

La vie, cette manifestation universelle est encore pour lui "‘un processus pour ainsi dire cosmique’ ‘"’ ‘ 553 ’ ‘,’ qui en est la caractéristique sous quelque forme que se présente la vie. En ce domaine affirme-t-il ‘"’ ‘l'espèce humaine va incontestablement plus loin et plus haut que les animaux les mieux partagés’ ‘"’ ‘ 554 ’. Cependant, explique-t-il également que ‘"’ ‘contrairement aux tendances habituelles qui ont contribué à accréditer les théories des psychologues et des philosophes, et les conceptions religieuses basées sur une éminente fonction de l'âme, nous n'avons découvert en l'enfant aucun processus spécial suscité par une intelligence spécifique à la nature humaine’ ‘"’ ‘ 555 ’ ‘.’

Partant de là, Célestin Freinet assure avoir ‘"’ ‘dû mettre en valeur... l'universalité des grandes lois de la vie - qu'elle soit végétale, animale ou humaine’ ‘"’ ‘ 556 ’ ‘.’ Mais, si comme nous l'indiquions précédemment, l'espèce humaine va, pour lui, plus haut et plus loin que toute autre espèce vivante, n'y a-t-il pas ici contradiction ? Le pédagogue est conscient des objections qui peuvent lui être faites quand il écrit que ‘"’ ‘là est le grand problème, la porte délicate où nous attendent spiritualistes et ’ ‘croyants qui ont fait, pour la franchir, un suprême recours à des forces mystérieuses qui avaient marqué l'espèce humaine d'une prestigieuse étoile’ ‘"’ ‘ 557 ’ ‘.’

La réponse qu'il apporte ici est liée à un processus endogène. En effet, ‘"’ ‘l'homme du XXe siècle, écrit-il, est l'aboutissement d'une lignée infinie d'expériences et de tâtonnements en des lieux multiples et divers qui ont posé, et qui posent plus que jamais, aux êtres en formation une multitude de problèmes qu'ils ne parviennent jamais à résoudre totalement, et qui contribuent comme une sorte d'appel permanent vers un insondable inconnu’ ‘"’ ‘ 558 ’ ‘.’ C'est de ‘"’ ‘la plus profonde insatisfaction en face des problèmes de la vie et du monde’ ‘"’ que l'homme trouve l'énergie nécessaire afin de tenter de trouver des solutions aux problèmes dont dépend "son destin"559.

Ainsi donc, c'est par tâtonnements multiples, dans le but ‘"’ ‘de satisfaire la multiplicité sans cesse accrue des besoins que nous mesurons notre échelle d'humanité’ ‘"’ ‘ 560 ’ ‘.’ Si l'homme est en perpétuelle quête, c'est en rapport à celle qui concerne l'infini à laquelle il se confronte.

L'homme doit "grandir, accéder à la puissance"561 en se mesurant à l'obstacle qu'il rencontre sur son chemin de vie pour "exalter son potentiel de vie"562, ce qui aura pour effet de créer un lien social plus solide et surtout plus en harmonie avec l'idée que Freinet se fait de la société idéale.

Au rebours de cette conception, le risque est grand, selon lui, que l'homme soit contraint de "se plier à la force aveugle du flot moutonnier"563. Si au contraire, l'homme veut vivre sa vie pleine et entière, obligation lui est faite de ‘"’ ‘s'élever au-dessus du groupe anonyme, vers la puissance de son ’ ‘devenir’ ‘"’ ‘ 564 ’, ce qui lui confère cette impression de communion avec autrui ainsi que l'impression de "liberté et [de] puissance"565 qui doit permettre à l'homme d'atteindre "à cette sorte de participation intime à l'essence même de la vie"566.

Cette essence de la vie est pour lui ‘"’ ‘cette grande unité cosmique dont les grands intuitifs ont la notion lumineuse... nous l'acquérons, ajoute-t-il, de même par le détour de l'expérience’ ‘"’ ‘ 567 ’ ‘.’

N'entend-on pas là, ainsi que le fait pertinemment remarquer Georges Piaton, la réfutation de la part de Freinet des dieux, quand l'homme ‘"’ ‘acquérant la puissance et la connaissance qui leur étaient, jusqu'alors, dévolue, il les égale, les réduit à n'être que fantasmes nés d'une ignorance que l'homme transcendant l'homme peut dépasser’ ‘"’ ‘ 568 ’.

Il ne faudrait pas cependant en conclure de ce qui précède et de façon trop hâtive que Célestin Freinet annonce par là l'inexistence de Dieu. Dans le chapitre "La religion" de : "Conseils aux parents"569, publié en 1962, Célestin Freinet déclare à propos de la religion que la "question [est] délicate" et que, précisément, il ne faut pas "de ce fait la passer sous silence"570 et qu'il envisage de l'aborder ‘"’ ‘avec la plus entière tranquillité d'esprit... nous ne nous arrêtons pas, poursuit-il, ’ ‘partialement à l'apologie d'une religion quelconque, ni en un autre extrême, à une sorte de cours d'anticléricalisme ou d'athéisme’ ‘"’ ‘ 571 ’ ‘.’

Par contre, il fait preuve de prégnance en affirmant : ‘"’ ‘nous condamnons toute pratique superficielle et formelle d'une religion, quelle qu'elle soit, qui aurait été dépouillée de sa substance essentielle’ ‘"’ ; et de préciser que ‘"’ ‘toutes les fois que nous serons en présence d'un effort sérieux, nous nous ferons un devoir de l'examiner avec une sympathique attention’ ‘"’ ‘ 572 ’ ‘.’

Ces propos éclairent de manière pertinente, ce qu'en 1942-43, Célestin Freinet écrivait à Vallouise dans son ouvrage "L'éducation du travail" le pédagogue s'exprime ainsi : ‘"’ ‘Mathieu, [nous savons qu'en fait c'est Freinet] assis... feuillette un vieux livre... un Evangile où je trouve, explique-t-il, lumineuses de forme et de simplicité, les grandes vérités qui semblent toujours nouvelles parce que toujours méconnues, déformées ou abandonnées. Il y a deux mille ans, Jésus avait déjà donné toutes les leçons définitives’ ‘"’ ‘ 573 ’. L'auteur nous montre également qu'il ne se limite pas à ce que cette parole met en évidence, sa recherche est plus universelle. Dans la "rudimentaire bibliothèque" de Mathieu, ‘"’ ‘il y a là les Evangiles, une Bible, les pensées de Confucius, les paroles de Bouddha’ ‘"’ ‘ 574 ’ ‘.’

A propos du fait religieux, Célestin Freinet critique volontiers le non-engagement authentique, il fustige cette ‘"’ ‘sorte de farce ridicule et immorale qui n'a comme excuse que la puissance occulte d'une tradition formelle asservie au plus conformiste des paganismes’ ‘"’ ‘ 575 ’ ‘.’

Ce sont selon lui les carences de connaissances qui sont à l'origine des conduites magiques ou superstitieuses. Lorsque l'homme arrive à découvrir l'origine d'un phénomène ‘"’ ‘le besoin religieux s'éteint du même coup. La connaissance a vaincu l'empirique magie’ ‘"’ ‘ 576 ’. Freinet pense en effet que c'est uniquement ‘"’ ‘parce que notre connaissance est encore imparfaite... que le besoin religieux, le ’ ‘besoin d'un recours, d'un appel, d'un essai de domination par des procédés non logiques, non scientifiques, se présentent encore à notre esprit’ ‘"’ ‘ 577 ’ ‘.’

Or, face à ces situations où l'homme s'interroge, et auxquelles il ne peut se satisfaire par une réponse, comme par exemple, face au "mystère de la création, de la vie et de la mort"578, Freinet pense que cela est dû à "l'impuissance relative de notre compréhension scientifique"579. A l'instar de "l'automobiliste amateur", métaphore qu'emploie assez fréquemment le pédagogue, qui est confronté à une panne ou à un dysfonctionnement du moteur ; l'homme aurait trois possibilités : il peut rechercher la cause par tâtonnements et peut être trouver une solution de remédiation, il peut également "amorcer une prière" et s'en remettre à l'irrationnel. Si l'auto repart, l'issue de sa démarche risque, selon Célestin Freinet, d'occasionner à l'avenir, dans une situation similaire, un phénomène de réminiscence qui le conduirait vers une pratique identique de soumission à l'irrationnel. En troisième lieu, l'automobiliste peut faire appel au "vrai mécanicien"580, celui qui a "atteint la maîtrise parfaite de sa science, soit par ses études, soit par sa conception intuitive des lois qui règlent et dominent le mécanisme"581. Mais Freinet constate que "la masse... penche davantage vers les solutions religieuses plus ou moins influencées de rationalisme, ou qu'elle se dise rationaliste pour faire un ultime recours, en cas de détresse, aux expériences religieuses ou occultes non encore définitivement dépassées"582.

Alors, "le vrai mécanicien" représente l'image des "hommes supérieurs" dont il espère l'émergence. Ces hommes sont ceux qui "comprennent et dominent le monde par une sûre technique de vie" et que par ailleurs, "ils savent conformer en toutes occasions leur comportement individuel et social". Ils sont encore ceux qui parmi les hommes scrutent "le mouvement dans sa synthèse vitale"583. La conséquence éducative majeure qui découle de cela est qu'il s'agit de favoriser l'émergence d'un homme supérieur qui, "par sa compréhension scientifique et rationnelle du processus social", doit "acquérir une technique de vie supérieure"584.

C'est grâce au processus dynamique de la ‘"’ ‘lente montée des individus de l'occupation matérielle à la majesté croissante de la pensée intelligente et logique’ ‘"’ que "l'homme du XX e siècle est l'aboutissement d'une lignée infinie d'expériences et de tâtonnements"585.

Cette lente mais irrémédiable évolution qui a débuté il y a des millénaires, émaille les écrits de Célestin Freinet. Il est sans doute en cela impressionné, comme il l'indique lui-même, par les travaux de Teihlard de Chardin ; il écrit à ce propos dans "Techniques de vie" : ‘"’ ‘il n'y a rien de plus riche, de plus réconfortant et de plus optimiste que les écrits de Teihlard de Chardin... il regarde le monde de si haut, avec une telle envolée par dessus les espaces et le temps, avec tant de compréhensif bon sens que chaque chapitre, chaque paragraphe mériterait ici analyse et discussion’ ‘"’ ‘ 586 ’.

Célestin Freinet trouve de même dans l'œuvre de Teihlard de Chardin une des bases qui portent son projet éducatif comme ‘"’ ‘une sorte de message optimiste et confiant qui nous donne à nous-même, écrit-il, optimisme et confiance dans notre œuvre’ ‘"’ ‘ 587 ’ ‘.’

Cet enthousiasme de Freinet sera également partagé et relayé par Elise, son épouse. Elle note à propos de Teihlard de Chardin dans "L'itinéraire de Célestin Freinet" puis dans le numéro trois de "L'éducateur" en 1965 : ‘"’ ‘ce génial inventeur d'idées [qui] dans un vocabulaire courant à la portée de tous [exprime] dans le souci de simplification de l'expression de la pensée un besoin d'universalité ’ ‘resté tout entier et délibérément dans le sillage du Christ, mais aussi dans le respect de la grande masse des peuples’ ‘"’ ‘ 588 ’ ‘.’

Qu'est-ce donc alors que la vraie religion pour Célestin Freinet ?

A ce propos il est assez explicite, il écrit en effet : ‘"’ ‘la vraie religion dans une famille... ne saurait se borner à une série de prescriptions formelles qui seraient comme des barrières susceptibles de maintenir... dans le droit chemin... elle est action, pratique d'une vie conforme aux prescriptions des grands sages qui ont été les sommets splendides de l'humanité’ ‘"’ ‘ 589 ’ ‘.’

Nous voyons que c'est au sein de la famille que l'imprégnation doit se réaliser pour l'enfant. C'est encore la congruence des membres de cette communauté qui créera ‘"’ ‘cette unité et cette harmonie que nous avons toujours posées au premier rang de nos recommandations’ ‘"’ ‘ 590 ’ ‘.’

Toutes les familles qui "avec ou sans religion" ont réussi à créer cette harmonie, tiendront aux yeux de Célestin Freinet la même place "au point de vue moralisateur et formatif"591.

C'est par l'exemple qu'au sein de la famille les enfants s'imprègnent des vertus authentiques ; ‘"’ ‘pratiquez les vertus essentielles, écrit-il, qui sont recommandées par toutes les religions et qui seront à la base également de l'harmonie vitale de vos enfants’ ‘"’ ‘ 592 ’ ‘.’

En conséquence de cela, ‘"’ ‘il est donc souhaitable que vous vous haussiez à une harmonieuse moralité, activée et motivée par un idéal, qu'il soit religieux, philosophique ou social’ ‘"’ ‘ 593 ’ ‘.’ Ceci implique également de rester ‘"’ ‘respectueux des opinions, des religions et des croyances’ ‘"’ ‘ 594 ’ que nous sommes amenés à côtoyer.

Le bon sens et les vertus éducatives de la nature doivent conduire à l'implication de l'enfant et de l'homme dans la progression de ses connaissances. Faisant référence à Pestalozzi595, Freinet affirme que c'est par sa propre expérience, où l'homme s'implique, que celui-ci ne se trouve jamais au dépourvu dans le cours de sa vie et que, dans cette durée il sait toujours trouver les réponses à ses besoins. De plus, pour le pédagogue, l'élan vital assurant le développement de la puissance potentielle doit conduire à l'héroïsme596.

Il faut permettre à l'enfant de se confronter à la vie, plutôt que de lui prodiguer les conditions d'une vie où seraient gommées toutes les aspérités qui doivent en définitive le faire progresser. C'est cela qui en fait, selon Freinet, fera progresser les hommes à un état supérieur. Ils seront ainsi ‘"’ ‘au service de la communauté, par le sacrifice total à une spiritualité généreuse’ ‘"’ ‘ 597 ’ ‘.’

Au travers du dynamisme que nous révèlent les écrits de Célestin Freinet, que nous avons pris en référence, nous pouvons constater que son approche anthropo-philosophique est de l'ordre du syncrétisme. Les courants philosophiques et anthropologiques qui sous-tendent ses options éducatives et pédagogiques forment une sorte de tissage de forces agissantes qu'il serait vain, selon nous, de vouloir synthétiser. Il transparaît néanmoins que la démarche de l'éducateur est à appréhender comme croissance, c'est ce qui le pousse à aller de l'avant dans le déploiement de la puissance qui se loge en chacun ; c'est encore cet élan de vie par lequel l'homme se transcende dans une visée d'ordre cosmique.

Notes
519.

- FREINET, (C.) L'éducation du travail. Op. Cit. p. 51.

520.

- FREINET, (C.) L'école moderne française, in œ uvres pédagogiques T2. Op. Cit. p. 24.

521.

- Ibid. p. 25.

522.

- FREINET, (C.), L'Education du travail, Op. Cit. p.134.

523.

- Ibid.

524.

- FREINET, (E.) Naissance d'une pédagogie populaire, Op. Cit. p.219.

525.

- Ibid.

526.

- FREINET, (E.), L'Ecole Freinet, réserve d'enfants, Paris, Maspéro, 1974. p. 49.

527.

- Basile Vrocho était Directeur d'un sanatorium en Grèce. Il préconisait des méthodes thérapeutiques naturistes. Il fonda en 1928 à Nice l'Institut "au naturiste" basé sur la régénération par le végétarisme et le culturisme. On pourra retrouver ces éléments dans "Vous avez un enfant", ouvrage écrit par Célestin et Elise Freinet.

528.

- FREINET, (E.), Ecole Freinet, réserve d'enfants, chapitre IV : "Une âme saine dans un corps sain" p. 49.

529.

- Freinet, cité par Elise Freinet in Ecole Freinet, réserve d'enfants, Op. Cit. p. 50.

530.

- Ibid.

531.

- Ibid.

532.

- Freinet, cité par Elise Freinet in Ecole Freinet, réserve d'enfants, Op. Cit. p. 52.

533.

- Ibid.p. 53.

534.

- PIATON, (G.), La pensée pédagogique de Célestin Freinet, Op. Cit. p. 202.

535.

- FREINET, (C.), Les dits de Mathieu, Op. Cit, p. 46.

536.

- FREINET, (C.), Le frémissement de la paix, in Les dits de Mathieu, Op. Cit. p. 162-163.

537.

- FREINET, (C.), "Et la lumière fut", in Les dits de Mathieu. p. 155.

538.

- FREINET, (C.), Les dits de Mathieu, Op. Cit. p. 163.

539.

- Ibid.

540.

- FREINET, (C.), L'éducation du travail, Op. Cit. p. 299.

541.

- FREINET, (C.), Essai de psychologie sensible, Op. Cit. p. 347.

542.

- FREINET, (C.), L'éducation du travail, Op. Cit. p. 299.

543.

- FREINET, (C.), Essai de psychologie sensible, Op. Cit. p. 347

544.

- Ibid.

545.

- Ibid. p.348.

546.

- NIETZSCHE, (F.), Par delà le bien et le mal, § 36. Paris, LGF, 1991.

547.

- Ibid.

548.

- Ibid.

549.

- FREINET, (C.), Essai de psychologie sensible, Op. Cit. p. 335.

550.

- FREINET, (C.), Méthode naturelle, in œ uvres Op. Cit. T.2. p. 228.

551.

- Ibid.

552.

- FREINET, (C.), Essai de psychologie sensible, Op. Cit. p. 355.

553.

- Ibid. p. 395.

554.

- Ibid.

555.

- Ibid.

556.

- Ibid.

557.

- Ibid.

558.

- Ibid. p. 396.

559.

- Ibid. p. 397.

560.

- Ibid. p. 399.

561.

- Ibid. p. 348.

562.

- Ibid.

563.

- Ibid. p. 446.

564.

- Ibid. p. 447.

565.

- Ibid. p. 464.

566.

- Ibid. p. 582.

567.

- Ibid. p. 381.

568.

- PIATON, (G.), La pensée pédagogique de Célestin Freinet, Toulouse, Privat, 1974. p. 221.

569.

- FREINET, (E.) & (C.), Vous avez un enfant, Paris, La Table Ronde, 1962. 344 p. Cet ouvrage co-rédigé par Elise et Célestin Freinet se divise en deux parties : la première écrite par Elise porte le titre : "La santé de l'enfant", où l'on retrouve les démarches éducatives et thérapeutiques mises en avant par Vrocho ; la seconde partie, rédigée par Célestin a pour titre : "Conseils aux parents" où il est notamment abordé, entre autre interrogation, celle de la religion.

570.

- FREINET, (C.), Conseils aux parents, in Vous avez un enfant, Op. Cit. p. 313.

571.

- Ibid.

572.

- Ibid.

573.

- FREINET, (C.), L'éducation du travail, Op. Cit. p. 41.

574.

- Ibid. p. 99.

575.

- FREINET, (C.), Conseils aux parents, Op. Cit. p.314.

576.

- FREINET, (C.), Essai de psychologie sensible, Op. Cit. p. 540.

577.

- Ibid.

578.

- Ibid. p. 541.

579.

- Ibid.

580.

- FREINET? (C.), Essai de psychologie sensible, Op. Cit. p. 542.

581.

- Ibid.

582.

- Ibid.

583.

- Ibid.

584.

- Ibid.

585.

- FREINET, (C.), L'éducation du travail, Op. Cit. p. 267.

586.

- FREINET, (C.), Techniques de vie, N° 1 pp. 42-44, octobre 1959. Cité par G. Piaton in : La pensée pédagogique de Célestin Freinet. Op. Cit. p.224.

587.

- Ibid.

588.

- FREINET, (E.), Citée par G. Piaton. Op. Cit. p. 225.

589.

- FREINET, (C.), Conseils aux parents, Op. Cit. p. 314.

590.

- Ibid.

591.

- Ibid.

592.

- Ibid. p. 315.

593.

- Ibid. p. 315.

594.

- Ibid. p. 315.

595.

- FREINET, (C.), Conseils aux parents, Op. Cit. p. 340.

596.

- Cf. FREINET, (C.), Conseils aux parents, Op. Cit. pp. 342-344.

597.

- Ibid.