Le présupposé de la bonne nature

L'éducation à la paix par la voie du pacifisme est historiquement un échec quant à l'établissement d'un état de paix. Les bases du pacifisme comme solution apportée à l'état de guerre sont biaisées par l'approche idéaliste de la "bonne nature" supposée de l'homme et par une sorte de développement communautariste présupposant que l'homme tend naturellement à se socialiser ; par ailleurs, les promesses de la science ne sauraient être garantes de la paix. Comment dès lors, peut-on envisager de construire une pédagogie de la paix ?

L'éducation pour la paix, tant dans la pédagogie de Célestin Freinet que dans celle de Maria Montessori ne peut être comprise hors du concept de nature et d'une approche philosophique afférente.

Les présupposées "vérités de toujours"598 s'expriment, selon Freinet, par le bon sens de la tradition populaire, dont la permanence est garante de la pertinence. Ce ‘"’ ‘bon sens, écrit-il, peut être tout simplement une préscience qui a ses calculs et ses normes éminemment divers et délicats et pour lesquels on n'a pas encore établi des lois et des prototypes universellement valables’ ‘"’ ‘ 599 ’. Les références à la nature et à son attribut générateur de la vitalité sont pléthore dans les textes qu'écrit Célestin Freinet. Il consacre en quelque sorte la nature comme guide et maître des actions pédagogiques à mener.

Le questionnement de l'homme à propos de la nature est caractérisé par une longue histoire qui a traversé les siècles. Dès l'origine de la philosophie née en Grèce, l'homme s'est interrogé sur son origine et par voie de conséquence sur la nature en général et sur la nature humaine en particulier.

Pour Célestin Freinet, nous l'avons remarqué à maintes reprises, mais particulièrement dans l'éducation du travail et dans son "Essai de psychologie sensible", la nature et son expression occupent une place majeure. A travers la ruralité et l'artisanat, elle est le modèle qui doit permettre au pédagogue de conduire l'enfant vers sa condition d'homme social.

Seules les références à la nature doivent permettre de respecter la vie de tout être humain : "la vie est"600, affirme d'entrée le pédagogue. Perdre ces repères conduit l'homme à errer, cela crée la situation où ce dernier abandonne aux dirigeants les décisions qui lui sont propres et dont il a, selon Freinet, la responsabilité. Ainsi, il peut être submergé malgré lui et impliqué dans une démarche guerrière.

Dans son Essai de psychologie sensible, il écrit dans son avant propos : ‘"’ ‘j'ai tenté cet essai sur un sujet vieux comme le monde : la construction de la personnalité selon la plus décisive des lois de la nature, le tâtonnement auquel a recours tout ce qui naît, grandit, se reproduit et meurt’ ‘"’ ‘ 601 ’. Dans cette période particulièrement tourmentée de sa vie, il fait remarquer que "c'est dans le piétinement imposé par la guerre qu'il a composé ce livre". C'est l'occasion pour lui de ‘"’ ‘donner densité à sa pensée, la vivifier d'une expérience qui dépasse les murs de l'école pour rejoindre le grand chantier des forces organiques’ ‘"’ ‘ 602 ’ ‘.’

Dès le début, nous sommes avertis par Freinet, qu'il faut bien nous garder de faire quelque confusion que ce soit sur la compréhension des mots et des concepts qu'il emploie et "que l'usage a totalement déformés et qui prêteraient à malentendus". Ainsi en est-il de la vie qui est prise ici "dans son mouvement sans préjuger de son origine, ni de ses buts". L'homme est simplement "poussé par sa nature... Il tend à réaliser sa destinée" sans pour autant "que ce mot exprime pour moi, écrit-il, aucune idée transcendante, spiritualiste ou religieuse". Il s'agit du processus vital qui est à l'action et qu'il nomme "puissance". Dans cette même démarche, "l'élan vital" ne présuppose d'aucune cause première spiritualiste. Cet élan vital est encore le dynamisme qui "libéré de la graine... (va) assurer le triomphe de la plante et de la créature"603. Célestin Freinet laisse à entendre que des forces antagonistes sont à l'œuvre et que l'individu réagit à leur contact et tend à rétablir l'indispensable équilibre qui est pour lui l'harmonie au sens matérialiste. De même, la notion d'infini qui "exalte le pouvoir de l'homme" ne fait appel à aucune "divinité transcendante, irradiant d'en haut une lumière révélée"604.

Dans sa recherche philosophique, Célestin Freinet oppose les penseurs modernes aux pédagogues, tels que lui, confrontés au terrain, comme nous dirions aujourd'hui, ainsi qu'à ses difficultés rencontrées. Cela n'a que peu à voir avec les théories décontextualisées : "imitons la nature"605, déclare-t-il, celle-ci doit servir de guide, en ce sens qu'elle "reste le milieu le plus riche et celui qui s'adapte le mieux aux besoins variables des individus"606. C'est le "milieu riche et aidant" par excellence.

La nature ‘"’ ‘offre une gamme inépuisable de recours (et grâce à elle) l'enfant ne reste jamais sur un échec radical’ ‘"’ ‘ 607 ’ ‘.’ Les conceptions de Célestin Freinet se renforcent mutuellement entre les deux écrits ; ainsi, dans L'Education du travail, il fait remarquer : ‘"’ ‘je ne saurais me séparer de la nature et de la vie, c'est d'elles que j'attends les clartés suprêmes et les enseignements décisifs’ ‘"’ ‘ 608 ’ ‘.’

Le pédagogue connaît bien cette nature avec laquelle il a vécu et vit encore en osmose. Il sait pertinemment que la nature peut résister à l'action de l'homme, qu'elle est ‘"’ ‘également impitoyable dans la manière qu'elle oppose à certaines de nos expériences tâtonnées’ ‘"’ ‘ 609 ’ ‘.’

Il n'en reste pas moins que la nature est la base, le fondement sur lesquels repose l'action pédagogique, laquelle vise à l'émancipation de l'homme, ‘"’ ‘il suffit de regarder autour de soi pour se rendre compte que les êtres qui ont vécu leurs premières années en contact avec la nature sont en général d'un caractère plus riche, plus équilibré, qu'ils marchent avec un plus grand potentiel de puissance vers l'accomplissement de leur destinée’ ‘"’ ‘ 610 ’.

En conséquence, si l'on souhaite adhérer à l'idée que la nature doive être le guide, le lieu idéal pour une école c'est précisément sa localisation dans la nature. Mais à défaut de ne pouvoir fonctionner dans une ‘"’ ‘école de village et de bourg (qui) est la plus favorable, l'école à deux classes, tenue par un ménage...’ ‘"’ ‘ 611 ’, on pourra recréer, artificiellement certes, un espace naturel au sein même de l'école, ‘"’ ‘il faudrait un grand jardin... où (les enfants) puissent avoir l'illusion la plus large de la nature’ ‘"’. Les problèmes rencontrés par la pédagogie dans les villes représentent un problème majeur qui préoccupe Célestin Freinet, " l'école sera-t-elle caserne ou chantier ?"612, écrit-il sous forme de questionnement dans "Les dits de Mathieu". Ne risque-t-on pas de faire dans ce type d'école, décontextualisé des réalités naturelles un travail inutile ? Il est urgent par contre de ‘"’ ‘faire à la nature une confiance nouvelle (car) les hommes ont perdu toute humilité devant la nature’ ‘"’ ‘ 613 ’ ‘.’

Or, pour peu que l'on respecte, et que l'on soit à l'écoute de la nature et de la vie, celles-ci apportent, selon Célestin Freinet, les "clartés" nécessaires et guident l'éducateur dans sa tâche. Cette démarche est explicitée par Elise Freinet dans le cheminement qui conduit l'être "de l'instinct à l'intelligence"614.

En effet, à sa naissance, l'enfant animé par son énergie vitale, va très tôt chercher à agir et à comprendre le monde par une suite de tâtonnements. L'acte réussi le rend perméable à l'expérience et, de cette perméabilité naissent les règles de vie qui assurent un retour à l'état d'équilibre harmonieux de l'énergie vitale.

Célestin Freinet ira encore plus loin dans sa démarche de sacralisation de la nature. A partir de 1934, la revue "L'Educateur prolétarien" comporte une nouvelle rubrique : "Le naturisme", qui ne sera pas sans poser quelques problèmes.

Dans "Naissance d'une pédagogie populaire", Elise Freinet précise que ce seul mot de naturisme ‘"’ ‘... nous fit beaucoup de mal et aujourd'hui encore (en 1969) pèse sur Freinet une sorte de suspicion idéaliste et naïve qui l'apparente aux spiritualistes bêlants se retranchant dans l'isolement puéril du retour à la nature’ ‘"’ ‘ 615 ’.

C'est l'équilibre total de l'homme qui est recherché, tant du point de vue physiologique que psychologique et les conceptions de Célestin Freinet ne sauraient se réduire à un aspect réducteur d'un naturisme simpliste.

Elise Freinet rappelle par ailleurs que ‘"’ ‘si le grand mutilé voué à la chaise longue, est devenu un lutteur qui, dans le surmenage et la tension nerveuse, a conservé son calme...’ ‘"’, c'est une hygiène naturelle et une bonne alimentation, qui durant plusieurs années, ‘"’ ‘ont fait de lui un homme nouveau ne craignant ni la fatigue ni l'énervement’ ‘"’ ‘ 616 ’.

Ces propos corroborent les conceptions de Célestin Freinet qui qualifie la nature créatrice, de réparatrice, cette nature qui ‘"’ ‘avec sa gamme si riche de complaisance et d'exigence... est la plus sûre des éducatrices’ ‘"’ ‘ 617 ’.

Il faut en effet se mettre en accord avec la nature et ‘"’ ‘retrouver un rythme de vie qui soit dans l'ordre de la nature, qui s'imbrique au maximum dans l'équilibre indispensable de notre commun comportement et de s'y tenir’ ‘"’ ‘ 618 ’ ‘.’

Freinet ne se présente-t-il pas en quelque sorte comme l'exemple vivant du résultat des capacités de l'être humain à se placer en harmonie avec les ressources offertes par la nature ; ‘"’ ‘notre corps, affirme-t-il, tend non à l'usure, à la fatigue et à la mort mais à l'exaltation permanente de son potentiel de puissance, à la recherche de ce potentiel, à la régénération et à la compensation des déficiences ; c'est un organisme parfait, qui répare lui-même l'usure, panse les plaies, corrige les erreurs, il suffit de l'y aider’ ‘"’ ‘ 619 ’ ‘.’

Notes
598.

- FREINET, (C.), Les dits de Mathieu, in œ uvres pédagogiques Tome 2 p. 104.

599.

- FREINET, (C.), Les dits de Mathieu, une pédagogie moderne de bon sens, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1959. 169 p. p. 161.

600.

- In Célestin Freinet, Essai de psychologie sensible. Ce texte est écrit parallèlement à l'Education du travail alors que le pédagogue est exilé à Vallouise de 1941 à 1943.

601.

- FREINET, (C.), Essai de psychologie sensible, in œ uvres complètes, T1, p. 327.

602.

- Ibid.

603.

- Ibid. p. 329.

604.

- Ibid. p. 330.

605.

- Ibid. p. 134.

606.

- FREINET, (C.), œ uvres complètes, T2, L'Ecole moderne française, p. 24 et svtes.

607.

- FREINET, (C.), œ uvres complètes, T1, Essai de psychologie sensible, p. 455.

608.

- FREINET, (C.), œ uvres complètes, T1, Education du travail, p. 55.

609.

- FREINET, (C.), œ uvres complètes, T1, Essai de psychologie sensible, p. 455.

610.

- Ibid. p. 456.

611.

- Ibid.

612.

- FREINET, (C.), Les dits de Mathieu, une pédagogie moderne de bon sens, Neuchâtel, Delachaux & Niéstlé, 1959. p. 115.

613.

- FREINET, (C.), œ uvres complètes, T1, Education du travail, p. 51 et svtes.

614.

- FREINET, (E.), Itinéraire de Célestin Freinet, Paris, Payot, 1977. 195 p. p. 153.

615.

- FREINET, (E.), Naissance d'une pédagogie populaire, p. 219.

616.

- Ibid.

617.

- FREINET, (C.), œ uvres complètes, T1, Essai de psychologie sensible, p. 496.

618.

- Ibid. p. 464.

619.

- Ibid. p. 389.