Freinet et le mouvement de l'Ecole Moderne

En 1920, l'Internationale Communiste voit le jour ; en cette même année Célestin Freinet qui vient d'épouser Elise Lagier-Bruno est nommé Maître adjoint à l'école de Bar sur Loup, puis en 1926, le jeune couple va adhérer au tout jeune parti communiste669.

Par ailleurs, le travail représente pour Célestin Freinet une clé essentielle du développement de l'homme, qui par ce moyen a la capacité d'accéder à la maîtrise de sa propre destinée. La société se construirait grâce à des hommes ainsi formés par l'accès au travail libérateur. Le postulat de la "bonne nature" rend, pour Célestin Freinet, la société responsable de la dépravation de l'homme.

Quel éclairage nous apporte le croisement de ces deux notions de nature et de travail, comme grille de lecture appliquée aux propositions pédagogiques respectives de Célestin Freinet et Maria Montessori ?

A la lecture des deux pédagogues, quant à la notion de travail, il convient selon nous de faire preuve de prudence pour ne pas risquer l'amalgame qui schématiserait par trop leurs conceptions à ce propos. En effet, il ne semble pas que le "travail" ait le même but ni la même signification pour Freinet et pour Montessori.

Du point de vue pédagogique, les propositions de Célestin Freinet sont des techniques, des outils au service d'une pédagogie, que l'on peut utiliser ou non selon les circonstances, les besoins, l'environnement et le temps. Le degré de liberté reste effectif dans l'action.

En ce qui concerne Maria Montessori, celle-ci propose ce qui est plus apparenté à une méthode qui instrumentalise l'action. Le degré de liberté est ici circonscrit à un cadre environnemental prédéfini par la praticienne. Le travail est d'abord considéré comme inconscient, réalisé par "l'esprit absorbant" de l'enfant. En d'autres termes, il s'agit d'une œuvre inconsciente que réalise l'enfant sur lui-même en même temps que se réalise le processus du métabolisme lié aux forces vitales. Quand l'enfant grandit, il cherchera à créer par le moyen de la fabrication d'objets un prolongement de soi-même et participera pour sa part à la réalisation de ce que Maria Montessori nomme la "supernature" pacifiée. Alors que chez Célestin Freinet il est davantage question d'action ; et si l'œuvre est individuelle, elle se pense également comme étant d'essence sociale, coopérative et communautaire : chacun se réalise individuellement certes, mais par homologie, la société se constitue avec des "travailleurs", avec des hommes pacifiques et cette société ne connaîtrait donc plus de conflits guerriers.

Dans le projet de "Révolution à l'école" envisagé par Célestin Freinet, afin que celle-ci se prolonge dans la société, les enfants constituent une communauté de travail, concrétisée par exemple par l'exercice des "textes libres" qui seront ensuite collectivisés, ou encore au travers du conseil où le consensus doit émerger.

Nous sommes ici placés dans la perspective d'une communauté d'action, fondée par l'idée d'une transformation de la société, transformation elle-même réalisée grâce au travail libérateur. Dans l'Education du travail, Célestin Freinet met en scène la sagesse populaire exprimée par le travail du paysan et de l'artisan. Ils sont en lien direct avec la nature dont on doit tirer les enseignements ; mais il est impératif de savoir lire la nature, ce qui est le moyen offert par l'apprentissage que propose le pédagogue provençal au travers des métaphores se référant à la nature, employées de manière récurrente, quant à l'esprit de la paysannerie et à celui de l'artisanat. Ainsi se constitue, par le travail conçu de manière non seulement communautaire mais également coopérative, une communauté humaine proche de la nature comme environnement, naturel, humain et historique. Cette nouvelle approche doit "révolutionner" les rapports entre les hommes et faire barrage à la perversion sociale engendrée par le capitalisme et son développement. Cette idéologie a rompu dans son développement le lien naturel qui, selon Célestin Freinet, lie l'homme au travail. Idéologie qui a fait du travail un outil de domination sociale.

Dans L'Education du travail, Célestin Freinet indique les pistes d'action qu'il envisage de voir se développer quand il affirme : ‘"’ ‘que par les vertus suggestives de notre matériel, par la perfection de notre organisation technique, par l'harmonisation de notre vie commune dans un milieu régénéré par le travail, nous parvenions... à toucher, ne serait-ce que partiellement, à cette harmonie, à cet équilibre, qui refoulent les tendances mauvaises et exaltent ce qu'il y a de meilleur en l'individu... transformé... La routine et l'ennui feront place à l'ordre naturel, à la communion dans l'effort...’ ‘"’ ‘ 670 ’ ‘.’

Cette transformation sociale passe d'abord par ‘"’ ‘la régénération qui s'impose [par] une meilleure organisation du travail vivant au sein de la communauté scolaire, cellule de la communauté sociale’ ‘"’ ‘ 671 ’. Il faut de plus, ajoute-t-il, ‘"’ ‘rétablir la dignité et la loyauté du travail pour une conception nouvelle du sens du travail et de la vie’ ‘"’ ‘ 672 ’.

De ce qui précède, si nous en croyons Christophe Jaffrelot d'après la définition qu'il donne du communautarisme, il s'agit : ‘"’ ‘dans une acceptation idéale-typique du communautarisme, le groupe est inscrit dans un cadre national dont les références visent à transcender les clivages culturels au nom d'une identité englobante’ ‘"’ ‘ 673 ’ ‘.’

Si nous considérons, d'une part, le projet de Célestin Freinet à savoir : la réalisation d'une communauté de travail comme base d'une société nouvelle où l'homme n'exploite plus l'homme ; d'autre part, le mouvement de L'Ecole Moderne qui se démarque très tôt de celui de L'Education nouvelle, considéré par lui comme étant au service de la bourgeoisie et du capitalisme, tout cela nous indique que nous sommes en présence des constituants de l'esprit du communautarisme. Ajoutons que le mouvement de L'Ecole Moderne a développé son impact en direction de l'extérieur.

De nature transnational, un consensus sinon un soutien, s'est créé hors des frontières au bénéfice de ce mouvement. Jaffrelot fait justement remarquer en ce qui concerne les caractères spécifiques au communautarisme que ‘"’ ‘les communautés apparaissent comme des menaces d'autant plus grandes pour l'Etat qu'elles bénéficient de soutiens à l'étranger’ ‘"’ ‘ 674 ’ ‘.’

Remarquons que si nous ne pouvons appliquer à l'identique ces propos au mouvement de L'Ecole Moderne initié par Freinet, il n'en demeure pas moins que du point de vue d'une politique éducative liée de manière très serrée à la politique en général, en France particulièrement, ce mouvement et son initiateur peuvent en effet être perçus par l'Etat comme une menace d'autant plus importante qu'il a des appuis hors des frontières. Ceci éclaire sans doute par ailleurs les conséquences des tribulations diverses subies par Célestin Freinet lui‑même tout autant que par son mouvement.

Célestin Freinet pense qu'une communauté fondée par l'idée d'une transformation de la société par le travail est réalisable. Il va, de ce fait, s'employer à mettre ses idées en pratique à l'école et l'essor du mouvement à cette époque n'est-il pas prometteur ? Cela serait à comprendre selon nous comme le rêve d'une internationale des éducateurs, à l'instar de l'internationale des travailleurs.

Notes
669.

- Né de la scission du parti socialiste S.F.I.O. (Section Française de l'Internationale Socialiste), au congrès de Tours en 1920.

670.

- FREINET (C.), L'Education du travail, op. cit. pp. 319-322.

671.

- Ibid.

672.

- Ibid.

673.

- JAFFRELOT (Ch.), L'Etat et le communautarisme, Paris, L'Harmattan, 1995. 254 p.

674.

- Ibid. p. 6.