Vers une évolution de l'organisation pédagogique

L'ampleur de la tâche éducative, ainsi que la faiblesse des moyens expliquent le succès de l'enseignement sur le mode mutuel qui vient en concurrence directe avec le mode "simultané" des Frères des écoles chrétiennes. Cette dernière méthode était, de fait, jusqu'alors l'ordre normal de l'instruction primaire. Il faudra attendre 1863 pour que les Frères de Ploërmel adoptent ‘"’ ‘la simultanéité de la lecture et de l'écriture...’ ‘"’ ‘ 702 ’ ‘.’ Destinée à son origine à l'alphabétisation du plus grand nombre d'enfants, la méthode de l'enseignement mutuel sera systématisée, elle procède de l'évolution pédagogique au XIXe siècle.

Le savoir acquis essentiellement par imitation dans la tradition pédagogique relève de ‘"’ ‘la même idéologie d'ordre et de contrôle en vigueur deux siècles plus tôt... ce savoir sédimenté... est un savoir acquis par imitation, c'est une banque de préceptes à appliquer, préceptes issus de l'usage et modifiés par l'expérience’ ‘"’ ‘ 703 ’ ‘.’

C'est précisément cette tradition pédagogique qui, dans la première moitié du XXe siècle, est dénoncée par les partisans de la pédagogie nouvelle ; il convient désormais de remettre en question ce savoir eu égard aux progrès de la science, afin que la pédagogie soit mieux adaptée aux nouveaux enjeux socio-politico-économiques de l'époque.

A l'instar de la méthode de la science expérimentale qui est en plein développement, et dont la fonction première est de tester des hypothèses, pour les confirmer ou les infirmer en progressant par essais-erreurs-corrections, il naît une volonté de dépasser la tradition pédagogique pour fonder celle-ci sur de nouvelles interrogations. Selon Guy Avanzini ‘"’ ‘il s'agissait, désormais, de mieux comprendre les processus éducatifs pour en améliorer le fonctionnement’ ‘"’ ‘ 704 ’ ‘.’ Cette évolution reçoit son impulsion décisive de l'impact du positivisme d'Auguste Comte. En effet, selon cette idéologie, le stade positif, où les hommes renoncent aux explications tant théologiques que métaphysiques, leur permet, par le raisonnement s'appuyant sur l'observation d'établir des lois scientifiques, lois qui sont censées régirent le réel.

La science fait ainsi de la pédagogie un nouveau domaine d'exploration et d'application. En 1888, Marion signe l'article "pédagogie" dans le Dictionnaire de pédagogie et d'instruction publique, publié sous la Direction de Ferdinand Buisson ; selon lui la pédagogie doit être fondée ‘"’ ‘comme un corps de doctrine si solide, si cohérent, si satisfaisant pour l'esprit, que tout bon vouloir y trouve un appui sûr et une direction, tout sophisme sa réfutation, toute erreur de bonne foi son remède... La différence entre l'éducateur soucieux d'obéir à une doctrine pédagogique et celui qui croit pouvoir s'en passer, c'est que sur tous ces points le premier tâche de se faire par la réflexion et l'étude une conviction rationnelle, tandis que l'autre s'abandonne à des opinions toutes faites, à des préférences irréfléchies, dont peut-être même la portée lui échappe’ ‘"’ ‘.’

En 1902, lorsqu'il prend possession de sa chaire à la Sorbonne, Emile Durkheim, dans sa leçon d'ouverture, pose la science comme nécessaire au champ éducatif : ‘"’ ‘En un temps où, dans toutes les sphères de l'activité humaine, on voit la science... pénétrer de plus en plus la pratique et l'éclairer, il serait par trop étrange que, seule, l'activité de l'éducateur fît exception’ ‘"’ ‘ 705 ’ ‘.’ Pour le sociologue, il faut démêler dans le système de l'enseignement ‘"’ ‘les courants d'idées d'où il est résulté, les besoins sociaux qui l'ont appelé à l'existence’ ‘"’ ‘ 706 ’ ‘.’ Durkheim est conduit dans sa démarche à exprimer que ‘"’ ‘la ’ ‘pédagogie est autre chose que la science de l'éducation’ ‘"’ ‘ 707 ’ ‘.’ Réfléchir aux procédés d'action à employer dans le champ éducatif correspond à la pédagogie.

Ces réflexions prennent alors la forme de théories qui visent à diriger l'action. Ainsi, dans ce mixte, ‘"’ ‘la pédagogie est une théorie pratique... Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducation des idées qui la dirigent’ ‘"’ ‘ 708 ’ ‘.’

Les idées maîtresses qui doivent régler l'exercice de la pensée en ce domaine doivent être en harmonie avec les sciences fondamentales. Il faut de ce fait former l'esprit, les connaissances n'en sont que les moyens, il est indispensable d'acquérir un savoir, abstraction faite de la valeur spécifique des connaissances qui y sont attachées709.

A ce titre, il explicite sa définition de l'éducation : ‘"’ ‘l'homme que l'éducation doit réaliser en nous, ce n'est pas l'homme tel que la nature l'a fait, mais tel que la société veut qu'il soit ; et elle le veut tel que le réclame son économie intérieure’ ‘"’ ; c'est encore le moyen utilisé par la société pour ‘"’ ‘se renouveler dans son existence propre’ ‘"’ ‘ 710 ’ ‘.’

S'il faut connaître l'histoire et particulièrement celle de l'enseignement, qui doit permettre de déterminer les finalités visées par l'éducation, il n'en demeure pas moins pour le sociologue que, ‘"’ ‘les moyens nécessaires à la réalisation des ces fins, c'est à la psychologie qu'il faut les demander’ ‘"’ ‘ 711 ’ ‘’et plus particulièrement à la psychologie collective car, ajoute-t-il : ‘"’ ‘une classe, en effet, est une petite ’ ‘société’ ‘"’ , et il ne faut surtout pas la considérer comme une ‘"’ ‘simple agglomération de sujets indépendants les uns des autres’ ‘"’ ‘ 712 ’ ‘.’

Dans son analyse des travaux de Durkheim et Comte, Alain Kerlan fait remarquer que ‘"’ ‘le positivisme satisfaisait ensemble le besoin d'unité intellectuelle et le besoin d'unité sociale’ ‘"’ ‘ 713 ’ ‘.’

La mission éducative des sciences, vue par Kerlan comme une anthropogenèse, est envisagée sous un triple point de vue :

" Il appartient aux sciences de fournir à la société la doctrine générale et la direction commune qui achèveront enfin la grande crise des temps modernes de mettre en place le pouvoir spirituel et le système d'éducation générale propres à régénérer le corps social dans la conciliation de l'ordre et du progrès ;

- restituer la mission confiée aux sciences dans le cadre de l'anthropogénèse qui lui donne sa vraie dimension". Il s'agit de la recherche d'une "unité intellectuelle, sociale, anthropologique"714.

Par ailleurs, toujours selon Kerlan, ‘"’ ‘l'esprit collectif du positivisme est... l'esprit individuel, élevé à la puissance collective’ ‘"’ ‘ 715 ’ ; il cite à ce propos Arbousse-Bastide, pour lequel dans les conceptions du positivisme ‘"’ ‘ce n'est pas l'esprit individuel qui suit les lois de l'esprit collectif, c'est ’ ‘l'esprit collectif qui n'a pu se développer qu'en analogie avec l'individu. L'histoire est subordonnée aux lois du développement individuel’ ‘"’ ‘ 716 ’ ‘.’

Si l'on en croit Kerlan, nous serions, à notre insu, subordonnés aux présupposés des Lumières ; ceux-ci ‘"’ ‘continuent de gouverner nos pensées, quand ils n'alimentent pas nos espérances, nous autres éducateurs avons longtemps cru que les sciences apporteraient la bonne réponse à la question de l'éducation et à la volonté d'émancipation. Il y avait chez Comte, ajoute-t-il, une systématisation qui prétendait dépasser en l'accomplissant le projet éducatif des Lumières [et] le moment positiviste est à part égale avec les Lumières, constitutif de la tradition scolaire française’ ‘"’ ‘ 717 ’ ‘.’

Cependant, la considération du positivisme, avec son histoire, apporte plus un questionnement qu'une réponse. Durkheim déjà dans son ouvrage "De la division du travail social"718 se questionnait ainsi : ‘"’ ‘notre devoir est-il de chercher à devenir un être achevé et complet, un tout qui se suffit à soi-même, ou bien au contraire de n'être que la partie d'un tout, l'organe d'un organisme ?’ ‘"’. Or, s'il y a questionnement duel entre ces deux propositions de la part du sociologue, n'est-ce pas qu'il en vient à penser que la première de ces propositions est tout autant possible que la seconde ? Il est cependant enclin à privilégier la seconde, proposition qui, selon nous, dans sa formulation même révèle sa potentielle perversité : celle de la constitution d'un monstre social protéiforme qui broierait la possible émergence de l'autonomisation de la personne humaine.

Alain Kerlan fait remarquer que l'avènement des sciences a peut-être mis en question l'évidente connivence que la raison entretenait avec l'éducation dans la tradition philosophique. Le positivisme, écrit-il, ‘"’ ‘avait la conviction que la rationalité scientifique était la forme achevée de la ’ ‘raison, et qu'à ce titre sa vocation et sa légitimité devaient aller de soi. La philosophie positive à bien des égards prolonge la certitude d'une émancipation définitive de l'humanité dans le savoir positif’ ‘"’ ‘ 719 ’, ce qui de facto confirme le propos de Durkheim selon lequel ‘"’ ‘les sciences seules peuvent faire connaître le monde’ ‘"’ ‘ 720 ’ ‘.’

Notes
702.

- Cf. A. Prost. Op. Cit. p. 117 & svtes.

703.

- Cf.Clermont Gauthier. Op. Cit. p. 143

704.

- AVANZINI (G.), Introduction aux sciences de l'éducation, Toulouse, Privat, 1992. 165 p. p. 17.

705.

- DURKHEIM (E.), Education et sociologie, Paris, PUF, 6e édition 1997. 1ère édition 1922. 130 p. p.114.

706.

- Rappelons à cette occasion la définition que Durkheim donne de l'éducation : "L'éducation est l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné." DURKHEIM, (E.), Education et sociologie. Op. Cit. p. 51.

707.

- Ibid. p.77.

708.

- Ibid. p. 79.

709.

- Cf. Paul Fauconnet : in " Introduction à l'œuvre pédagogique de Durkheim", p. 31.

710.

- Ibid. p. 101.

711.

- Ibid.

712.

- Ibid. p. 89.

713.

- KERLAN (A.), La science n'éduquera pas, Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Berne Peter Lang, 1998. 316 p. p. 203.

714.

- KERLAN (A.), Op. Cit. pp. 204-205.

715.

- Ibid. p. 237.

716.

- ARBOUSSE-BASTIDE (P.), La doctrine de l'éducation universelle d'Auguste Comte, 2 vol. paris PUF, 1957. T1, p. 84.

717.

- KERLAN (A.), Op. Cit. pp. 299-300.

718.

- DURKHEIM (E.), De la division du travail social, Paris, Puf, 1893.

719.

- KERLAN (A.), Op. Cit. p. 13.

720.

- Durkheim (E.), L'évolution pédagogique en France, Op. Cit. p. 328.