Freinet : La science doit reposer sur une psychologie sensible

Quand, dans Les dits de Mathieu ainsi que dans L'éducation du travail, Célestin Freinet fait dialoguer le paysan représentant la sagesse populaire et rurale avec l'instituteur, formé quant à lui dans le courant de son époque à sa fonction éducative, nous retrouvons le plus souvent l'approche du bon sens populaire. Il nous faut cependant ici considérer l'approche du courant pédagogique marqué par l'approche scientifique au sein même de la pédagogie de Célestin Freinet.

Telle qu'elle est appliquée à la pédagogie, la science n'emporte pas l'adhésion de Célestin Freinet. Cependant, il apparaît que ce dernier est néanmoins en recherche d'une science qui aurait visage humain, c'est-à-dire qui considérerait la sensibilité et l'affectivité de l'individu.

En d'autres termes, il est à la recherche d'une approche scientifique qui prendrait en compte les spécificités de l'individu alors que l'approche scientifique tend à l'universalité, à la mise en conformité par rapport à des modèles généralisés, ou du moins le pense-t-on, généralisables. C'est sans doute ce qui motive le pédagogue quand il entreprend l'écriture de son ‘"’ ‘Essai de psychologie sensible’ ‘"’ à la suite de la rédaction de L'Education du travail.

Certes, il lui sera reproché de ne pas construire sa recherche avec la rigueur scientifique requise. Il apparaît en effet que sa démarche relève plus d'un empirisme analogique, où les métaphores sont pléthores, plutôt que reposant sur la rigueur expérimentale, où il conviendrait de faire fonctionner une hypothèse en vue de sa confirmation ou de son infirmation. Célestin Freinet débute son "Essai de psychologie sensible"722, en affirmant : "La vie est". Quelque soit l'origine de celle-ci, elle "est", "c'est un fait incontestable".

Ainsi, dès l'abord du développement de son propos, Freinet enclenche le processus de la démarche analogique. Par ailleurs selon la quatrième loi ainsi posée par le pédagogue, ‘"’ ‘c'est dans la mesure où l'individu est fort, physiologiquement et physiquement, dans la mesure aussi où la nature autour de lui, les adultes, les groupes constitués, l'organisation sociale tout entière facilitent son besoin de puissance au service de l'exaltation de la vie, que l'être se réalise dans le bonheur individuel et l'harmonie sociale’ ‘"’ ‘ 723 ’ ‘.’ C'est avant tout le respect de la vie et la garantie de son bon développement qui animent les objectifs de Célestin Freinet.

Ce qui vient sans doute renforcer encore l'insistance qu'il met régulièrement dans ses propos en relation avec le respect que l'on doit porter à la vie, c'est le drame qu'il a vécu lors de la première Guerre Mondiale. Il ne peut envisager le possible progrès de l'humain qu'en direction de relations établies sur le mode pacifique, afin que le cercle incessant et répété des guerres soit dépassé par une humanité émancipée.

Chaque individu est pour Freinet riche de ses différences, c'est une des raisons pour laquelle, il critique les sciences et particulièrement ‘"’ ‘la science pédagogique’ ‘"’ ‘, qui selon lui, ’ ‘"’ ‘prétend régler avec la minutie chronométrée, la nourriture intellectuelle des enfants qu'elle isole dans un milieu spécial qu'est l'Ecole : silence, froideur neutre des leçons et des devoirs, suppression systématique de tout contact avec le milieu de vie, naturel ou familial, silence, propreté, ordre, mécanique’ ‘"’ ‘ 724 ’ ‘.’ Freinet voit en cela la contrainte qui pèse sur le dynamisme de la vie qui ne pouvant s'exprimer, en vient à se scléroser, il ajoute en effet : ‘"’ ‘la carence est indéniable : nourriture mal digérée, dégoût de l'alimentation intellectuelle pouvant aller jusqu'à l'anorexie, recroquevillement de l'individu, désadaptation en face de la vie, hostilité envers la fausse culture de l'Ecole. Cette carence c'est le scolastisme’ ‘"’ ‘ 725 ’ ‘.’

La science n'est pas, aux yeux du pédagogue, foncièrement mauvaise, il y aurait nécessité de ‘"’ ‘relier la science d'aujourd'hui à la tradition du passé et aux leçons du présent, dans ce qu'elles ont de logique, de rationnel et de vivant’ ‘"’ ‘ 726 ’. De la même manière, les progrès techniques générés par la science, peuvent présenter des valeurs positives, ‘"’ ‘ils ont, écrit-il, sur la vie individuelle et sociale des hommes une incontestable influence’ ‘"’.

La vie est également dynamisme ; ainsi en va-t-il de l'école qui, ‘"’ ‘comme tout organisme social, doit forcément s'adapter aux nécessités changeantes du milieu. Cette adaptation est une des conditions de la vie...’ ‘"’ ‘ 727 ’ ‘.’

Cependant, si la science peut être porteuse de progrès, il existe un risque à pousser ses prérogatives à l'extrême, cela aurait comme conséquence, et non des moindres, d'installer le scientisme dans un statut d'autorité. ‘"’ ‘Certes, écrit à ce propos G. Piaton, le scientisme est né de l'espoir que le progrès de la connaissance et des techniques permettraient d'apporter une réponse exacte et définitive aux multiples questions qui émeuvent l'homme et l'insécurise mais, alors qu'il n'était que fantasme de puissance d'une humanité en quête de son propre pouvoir, il s'est muté en erreur morbide dès lors que, par une démarche démagogique ambiguë, l'on tenta d'étendre aux phénomènes vitaux les analyses mécanistiques appliquées à la matière inerte’ ‘"’ ‘ 728 ’ ‘.’

C'est bien effectivement en ce sens que Célestin Freinet développe sa pensée quand il affirme que ‘"’ ‘la science avait donné aux hommes la possibilité de se déplacer à une vitesse vertigineuse, de communiquer à longue distance, de produire artificiellement lumière et chaleur, de scruter le ciel et d'en commencer la conquête...’ ‘"’ ‘ ; mais, là où réside le mal c'est qu'on ’ ‘"’ ‘a cru, ajoute-t-il, qu'avec de tels résultats à son actif, le chercheur du XXe siècle pouvait sonder avec la même efficace perspicacité la nature humaine, la façonner, la dominer, comme il façonne et domine les forces physiques’ ‘"’ ‘ 729 ’ ‘.’

Le glissement possible des prérogatives de la science, qui entraîne vers le scientisme, fait que les plus nobles découvertes liées à l'émergence du fantasme de toute puissance, présentent des risques majeurs pour l'homme lui-même quant à son avenir et à sa descendance.

Plus particulièrement, en ce qui concerne l'éducation, il s'agit pour Célestin Freinet, de ‘"’ ‘prendre l'enfant non pas dans le milieu hypothétique et idéal que nous nous plaisons à imaginer mais tel qu'il est, avec ses imprégnations et ses réactions naturelles, avec ses virtualités insoupçonnées, sur lesquelles nous auront à baser notre processus éducatif’ ‘"’ ‘ 730 ’. En conséquence, l'école doit changer, "celle de demain ne doit pas être celle d'hier"731 ; mais encore, il ne suffit pas de la changer en vouant aux gémonies les acquis antérieurs, il est nécessaire de mener une réflexion de refonte des buts et des objectifs.

Certes, la science offre à l'homme, selon Freinet, une possibilité de progrès, mais elle ne saurait demeurer sans garde-fou et son application aveugle et généralisée serait dans ses conséquences pire que l'ignorance. Lorsque la science s'applique à l'école et prétend ‘"’ ‘... imposer à l'enfant d'autres méthodes... à base de raisonnements philosophiques et de déductions soi-disant scientifiques...’ ‘"’ ‘, même si la démarche ’ ‘"’ ‘ne manque pas d'ingénue générosité. Ce sont seulement les normes de sa réalisation qui sont défectueuses, parce que l'adulte infatué de sa science part trop exclusivement de son point de vue d'adulte, dédaignant l'acquis antérieur, même empirique et intuitif, et tenant l'enfance pour un état maladif d'impuissance dont il faut d'abord la tirer pour aller plus avant’ ‘"’ ‘ 732 ’.

A l'encontre de cette approche, Célestin Freinet privilégie "l'expérience tâtonnée"733 : dans l'épreuve de la confrontation rencontrée par l'enfant, celui-ci n'intégrera ‘"’ ‘une pensée, un processus actif... que lorsqu'il [aura] conclu, après expérience, à la nécessité de cette intégration’ ‘"’ ‘ 734 ’.

Les méthodes pédagogiques que propose le pédagogue provençal sont en rupture avec celles qui sont édictées par le ministère de l'instruction publique ; ces dernières partent en effet du prédicat que ‘"’ ‘l'enfant ne sait pas ; qu'il faut l'instruire, c'est-à-dire lui présenter le résultat formel de l'expérience d'autrui, afin qu'il s'en serve... sans refaire lui-même toutes les expériences qui y ont conduit. C'est cela la grande erreur de la scolastique’ ‘"’ ‘ 735 ’ ‘.’

Ainsi, il faut se méfier des mots car ils ‘"’ ‘donnent un contour et prennent parfois, de ce fait, une valeur d'absolu et de définitif qui risque déjà d'être un commencement d'erreur’ ‘"’ ‘ 736 ’ ‘.’ Cependant, il est nécessaire de tempérer cette radicalisation par trop abrupte ; quand, en effet, Freinet s'exprime par l'intermédiaire de Mathieu son alter ego, il précise qu'il y a ‘"’ ‘verbe et verbe ; il y a le verbe qui se fait chair et qui se fait vie... qui est don et communication [et qui] est toujours action’ ‘"’ ‘. Et puis, il y a ’ ‘"’ ‘le verbe trompeur qui simule la vérité et la vie’ ‘"’ ‘ 737 ’ ‘.’

Ces réflexions et démarches conduisent Freinet à refuser les manuels scolaires. Cependant, le pédagogue explicite son propos, quand il écrit dans son article : "Plus de manuels scolaires !" : ‘"’ ‘il n'y a pas selon nous, de bons ou de mauvais emploi des manuels. Il y a manuels ou livres de travail. Nous croyons les premiers définitivement condamnés’ ‘"’ ‘.’ Ailleurs, il écrit qu'il ‘"’ ‘faut absolument que les ’ ‘éducateurs se libèrent de cette distribution mécanique pour s'attacher tout particulièrement à l'éducation de l'enfant’ ‘"’ ‘ 738 ’. Ce qu'il critique c'est l'uniformisation et l'unicité des contenus, des informations stéréotypées et décontextualisées, que proposent les manuels ; ‘"’ ‘chaque élève possède le même livre, l'ouvre en même temps, à la même page pour copier et étudier les mêmes textes ou faire les mêmes devoirs. Ce sont ces livres-là que nous appelons manuels scolaires... [par contre] si nous plaçons ces mêmes livres dans une bibliothèque, où chacun les consulte lorsqu'il en a besoin ; nous avons ainsi plusieurs livres - différents - de grammaire, de calcul, d'histoire, etc... qui sont des manuels dans d'autres classes mais qui ont cessé de l'être chez nous’ ‘"’ ‘ 739 ’ ‘.’

Notes
722.

- FREINET, (C.), Essai de psychologie sensible, in œ uvres pédagogiques Tome 1 p. 133.

723.

- FREINET, (C.), Op. Cit. p. 353.

724.

- FREINET, (C.), Les dits de Mathieu, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 169 p. p. 127. Le " Scolastisme "

725.

- Ibid. p. 127.

726.

- FREINET, (C.), L'éducation du travail, Op. Cit. p. 83.

727.

- Ibid. P. 96.

728.

- PIATON, (G.), La pensée pédagogique de Célestin Freinet, Toulouse, Privat, 1974. 237 p. (Particulièrement, en relation avec notre développement ci-dessus, le chapitre III de son ouvrage intitulé : la condamnation de l'école traditionnelle, pp. 67-92.

729.

- FREINET, (C.), L'éducation du travail. Op. Cit. p. 131.

730.

- Ibid.

731.

- Ibid. p. 132.

732.

- FREINET, (C.), Essai de psychologie sensible. Op. Cit. p. 497.

733.

- Ibid. p. 499.

734.

- Ibid. p. 503.

735.

- Ibid. p. 504.

736.

- FREINET, (C.), L'éducation du travail. Op. Cit. p. 69.

737.

- FREINET, (C.), Les dits de Mathieu. Op. Cit. "Méfie toi de la salive", p. 123-124

738.

- Article de Célestin Freinet, paru dans la revue "La Clarté", cité par Elise Freinet in Naissance d'une pédagogie populaire, p. 39.

739.

- FREINET, (C.), Pus de manuels scolaires !, in L'Ecole Emancipée, N° 13, 23.12.1928. p. 212-213. Cet article est en fait une réponse de Célestin Freinet à l'article de V. Jakovler, publié dans la revue ukrainienne "La vie de l'Education" Qui faisait la critique, dialectique selon son auteur, du livre : "Plus de manuels scolaires !" de Freinet, livre édité par "L'Imprimerie à l'Ecole", Saint-Paul, Alpes Maritimes.