Maria Montessori : une science est à inventer pour la paix

En ce qui concerne l'approche de la science dans le domaine de la pédagogie chez Maria Montessori, la situation à analyser est quelque peu différente. A l'origine, dans sa jeunesse, Maria Montessori est éprise de science, ‘"’ ‘j'avais grandi, écrit-elle, intellectuellement dans les problèmes scientifiques de mon époque’ ‘"’ ‘ 740 ’ ‘.’ Elle envisage d'abord de devenir professeur de mathématiques, puis finalement devient médecin. Elle est profondément marquée par les travaux des professeurs Itard et Seguin qui ont réalisé des recherches concernant les enfants sauvages.

Au début de ses activités professionnelles, elle développe en tant que médecin une action éducative qui consiste à venir en aide aux enfants déficients qui lui sont confiés à l'asile. Son approche scientifique la conduit à rédiger son ouvrage "Pédagogie scientifique"741 où elle affirme que ‘"’ ‘la science devant les enfants ne répond pas à sa mission’ ‘"’ ‘ 742 ’ ‘.’ Maria Montessori pense que le travail qu'elle a initié sera un des fondements de ce que pourrait être une science éducative. Quand elle retrace à grands traits dans l'avant-propos de son ouvrage, l'origine de sa méthode et les fondations de la "Société Montessori", elle affirme : ‘"’ ‘si un jour ce travail expérimental, destiné à fonder une science de l'éducation et une nouvelle compréhension de la psychologie humaine, donne quelque bon fruit dans le monde, on devra se souvenir de sa période de préparation’ ‘"’ ‘ 743 ’ ‘.’

Bien que Maria Montessori écrive que ‘"’ ‘la science positive fut invitée à entrer à l'école comme dans un chaos où il fallait séparer la lumière des ténèbres ; un lieu de désastre où de prompts secours étaient nécessaires’ ‘"’ ‘ 744 ’ ; il n'en reste pas moins qu'il n'est pas aisé de mettre en lumière les aspects révélateurs de la démarche scientifique chez la doctoresse italienne. Dans son article "Maria Montessori", Winfried Böhm fait remarquer de manière pertinente que ‘"’ ‘d'un bout à l'autre de ses travaux scientifiques, Montessori semble adhérer résolument au positivisme, et souvent elle a des prétentions qui semblent être en contradiction avec la justification philosophique de son travail’ ‘"’ ‘ 745 ’.

Pour Maria Montessori il faut construire une nouvelle pédagogie, et pour ce faire il est indispensable ‘de ’ ‘"’ ‘suivre une voie différente de celle qu'on a cru devoir suivre jusqu'ici’ ‘"’ ‘ 746 ’. C'est dans cette même logique que Maria Montessori envisage qu'une "science de la paix"747, selon ses propres termes, est indispensable à la promotion d'un homme nouveau, élément constituant une humanité d'où serait bannie la guerre.

Libérer l'enfant afin de découvrir sa véritable psychologie par l'observation, telle est la ligne directrice de ses options. En effet, ‘"’ ‘grâce à l'observation de ses manifestations spontanées, écrit-elle, voici donc le problème posé : établir la méthode propre à la pédagogie expérimentale’ ‘"’ ‘ 748 ’.

Cependant il ne faut pas se méprendre sur le terme "expérimental", ‘"’ ‘cette méthode, poursuit la pédagogue, ne pourra pas être celle des autres sciences expérimentales : et si la pédagogie scientifique est intégrée à l'hygiène, à l'anthropologie et à la psychologie, cela se limite à des détails sur l'étude de l'individu à éduquer’ ‘"’ ‘ 749 ’ ‘.’

Il faut se souvenir que durant deux années, entre 1898 et 1900, Maria Montessori se consacre à l'instruction des enfants déficients. Elle mène ses expériences à Rome afin de les éduquer.

Elle constate alors que les méthodes jusque-là employées ‘"’ ‘n'avaient rien de spécifique pour l'instruction des idiots ; elles contenaient les principes d'une éducation plus rationnelle que celle qui était en usage, au point qu'une mentalité inférieure pouvait être accrue et développée. Cette intuition est devenue ma conviction, écrit-elle, depuis que j'ai abandonné les déficients ; j'ai acquis peu à peu la ’ ‘certitude que des méthodes similaires, appliquées aux enfants normaux développeraient leur personnalité’ ‘"’ ‘ 750 ’ ‘.’

C'est en étudiant et en suivant le livre de Seguin et en faisant son ‘"’ ‘trésor des admirables expériences d'Itard’ ‘"’ ‘ 751 ’ que Maria Montessori conduit son action éducative.

C'est également le point de départ de sa conviction selon laquelle il est nécessaire d'utiliser un matériel ad hoc pour l'éducation des enfants. Cependant, constate-t-elle, le matériel ne reste qu'un support qui demande à être valorisé ; ‘"’ ‘je crois, écrit-elle, que ce n'est pas le matériel, mais ma voix les appelant qui éveille les enfants et qui les pousse à s'en servir et à s'éduquer... il faut savoir éveiller dans l'âme de l'enfant, l'homme qui y est assoupi’ ‘"’ ‘ 752 ’.

En cette matière, il ne faut surtout pas préjuger que l'éduqué manque de ressources, sinon il se plongera dans une sorte d'apathie qui, en aucun cas ne le fera progresser.

Par ailleurs, une éducation scientifique telle qu'envisagée par la pédagogue ‘"’ ‘ne saurait être fondée sur l'étude et la mesure des individus à éduquer, mais sur une action permanente, capable de les modifier’ ‘"’ ‘ 753 ’ ‘.’

C'est à ce titre qu'elle en vient à porter une critique sur les ‘"’ ‘tests arbitraires et superficiels tels que ceux de Binet et Simon... toute chose à mesurer exige un instrument approprié, et l'instrument constant de la mesure psychique doit être la méthode d'éducation ’ ‘"’ ‘ 754 ’ ‘.’

Dans le prolongement du développement en direction de l'éducation des enfants non déficients Maria Montessori pense qu'il "ne s'agit pas seulement d'observer mais de " transformer " . L'observation avait fondé une nouvelle science psychologique ; mais elle n'avait " transformé " ni l'école, ni les écoliers"755. Or, si l'observation avait ajouté quelque chose "aux écoles communes", elle les avaient cependant laissées dans leur état premier, " ainsi que les méthodes d'instruction et d'éducation". Alors que, pour elle, les méthodes nouvelles auraient dû, ‘"’ ‘si elles avaient été établies sur des bases scientifiques, changer au contraire complètement l'école et les méthodes’ ‘"’ ‘ 756 ’ ‘.’ Si la science doit apporter la solution des problèmes, elle ne doit pas se contenter de dévoiler l'évidence des difficultés et des périls restés si longtemps ignorés par ceux qui les dirigeaient, elle doit également y apporter des remèdes.

Nous pouvons constater de fait que Maria Montessori instaure l'observation comme fondement de ce qui sera sa méthode ; mais cela nécessite la formation d'un personnel spécifique qui mette en pratique ces principes. Comme l'indique Hermann Röhrs757 ‘"’ ‘elle exigeait des éducateurs et de tous les participants au processus éducatif qu'ils reçoivent une formation à ces méthodes’ ‘"’. La mise en place de structures spécifiques doit favoriser l'épanouissement de la méthode Montessori ; ceci donne la ‘"’ ‘possibilité d'observer comme des phénomènes naturels et comme des réactions expérimentales le développement de la vie psychique chez l'enfant, transforme l'école elle-même en action, en un espace de cabinet scientifique pour l'étude psychogénétique de l'homme’ ‘"’ ‘ 758 ’.

C'est dans son chapitre sur la préparation de la maîtresse montessorienne759 qu'elle se révèle disciple de Rousseau en ceci que, ce dernier considérait l'observation comme compétence nécessaire à l'enseignement. Chez les maîtresses qu'elle forme, la doctoresse, demande précisément le développement de cette compétence ; cela aura pour effet ‘"’ ‘que la personnalité de l'éducatrice et sa valeur sociale en sortiront transformées’ ‘"’ ‘ 760 ’ ‘.’

Nous sommes ici en présence d'un des objectifs de la pédagogue qui est assez rarement mis en lumière. Maria Montessori fut en effet une des promotrices en son temps de la reconnaissance sociale de la femme. Pour elle, en effet, la femme et l'enfant sont deux êtres que la société marginalise ; par cette formation offerte à la femme comme éducatrice, celle-ci peut prétendre de fait à son accès à un statut social qui lui permette son émancipation.

En ce qui concerne le rapport à la parole, la pédagogue se positionne de manière similaire à la démarche adoptée par Célestin Freinet ; le ‘"’ ‘nouveau type de maîtresse, écrit-elle, doit, au lieu de la parole, apprendre le silence ; au lieu d'enseigner, observer ; au lieu de se revêtir d'une dignité orgueilleuse qui veut paraître infaillible, se revêtir d'humilité’ ‘"’ ‘ 761 ’. Il faut pour la "nouvelle maîtresse", se déprendre des méthodes qui avaient jusqu'alors cours, il faut apprendre une nouvelle aptitude, celle de l'observation. Il est indispensable de "savoir observer... la vraie marche vers la science" et, ceci ne saurait en aucun cas être une approche naturelle ‘"’ ‘parce que, si l'on ne voit pas les phénomènes, c'est ’ ‘comme s'ils n'existaient pas... au contraire, l'âme du savant est faite d'intérêt passionné pour ce qu'il voit. Celui qui est initié à voir commence à s'intéresser, et cet intérêt est la force motrice qui crée l'esprit du savant’ ‘"’ ‘ 762 ’ ‘.’ Ainsi, de la même manière en ce qui concerne la future maîtresse, l'intérêt pour le phénomène observé sera le ‘"’ ‘centre autour duquel se formera toute sa nouvelle personnalité’ ‘"’ ; c'est ce même processus qui forme chez l'enfant, nous dit Maria Montessori, ‘"’ ‘l'ordre intérieur, point de cristallisation autour duquel toute la forme psychique se compose’ ‘"’ ‘ 763 ’ ‘.’

Maria Montessori conçoit, selon Hermann Röhrs, ‘"’ ‘une méthode qu'on qualifierait aujourd'hui d'herméneutico-empirique. Cependant, poursuit-il, elle ne parvient pas elle-même à mettre une seule de ses idées intégralement en pratique dans son propre travail’ ‘"’ ‘ 764 ’ ‘.’ Ainsi, le jugement qu'elle déduit de l'observation est en quelque sorte transcendé par cette faculté d'imagination ‘"’ ‘qui éveille la conscience et l'enthousiasme passionné pour le mystère de la vie’ ‘"’ ‘ 765 ’. Nous ne sommes plus à proprement parler ici dans le champ scientifique où se réaliserait le processus de la méthode ; il s'agit, nous dit H. Röhrs, plus d'un ‘"’ ‘mode de vie philosophique... et, en dépit de toutes les critiques qu'elle formula contre la philosophie et l'enseignement de la philosophie, elle adopta elle-même cette attitude’ ‘"’ ‘ 766 ’ ‘.’

Maria Montessori tente, en fait, la fusion de ce qui avait séparé la science de la philosophie. Explicitant son point de vue, elle écrit : ‘"’ ‘la vie spirituelle de l'homme ne peut se confondre avec les vertus du savant que si l'objet d'étude et le savant même parviennent à être fusionnés ensembles, alors la science peut devenir la source même de la sagesse, et la vraie science positive peut se retrouver avec la vraie science religieuse’ ‘"’ ‘ 767 ’ ‘.’

C'est à ce stade que la correspondance ‘directe ’ ‘"’ ‘entre les vertus du savant et les vertus du saint’ ‘"’ ‘ 768 ’ sont désormais possible aux yeux de Maria Montessori. Les vertus d'humilité et de patience leur sont communes ; par elles le savant se met en contact avec la "nature matérielle" ; et, c'est par elles également que le saint se met en contact avec ‘"’ ‘la nature spirituelle des choses et, en conséquence, principalement avec l'homme’ ‘"’ ‘.’

La conséquence logique, selon Maria Montessori, c'est que la maîtresse formée devra avoir "la clairvoyance... à la fois exacte comme celle du savant et spirituelle comme celle du saint", ainsi elle acquerra une "âme nouvelle" parce que son attitude ‘"’ ‘doit être à la fois positive, scientifique et spirituelle... [et] c'est dans ce laboratoire scientifique [de] l'école où se développent des enfants libres avec l'aide du matériel de développement’ ‘"’ ‘ 769 ’ que la maîtresse s'initiera à l'observation "des phénomènes de la vie intérieure" ; et enfin, ‘"’ ‘quand elle se sentira enflammée d'intérêt en voyant les phénomènes spirituels se produire chez les enfants, quand elle éprouvera une joie sereine et sans bornes en les observant, alors seulement elle pourra se dire initiée. Elle commencera à devenir maîtresse’ ‘"’ ‘ 770 ’ ‘.’

La science faisant de l'homme, dans ce courant de pensée, une partie de la nature, il est désormais possible d'étudier celui-ci au même titre que les autres éléments naturels, tels les plantes et les animaux. Les méthodes et moyens alors utilisés dans les sciences naturelles peuvent s'appliquer à l'homme.

Ainsi en est-il du développement des psychologies scientifiques qui produisent, poussées à l'extrême le béhaviorisme, conception purement fonctionnaliste de l'être humain ; ce dernier se trouvant de facto amputé de ses potentialités liées à un être en devenir.

Dans cet état d'esprit Durkheim écrit : ‘"’ ‘l'homme ne réalise vraiment sa nature que s'il fait reculer les limites de sa connaissance aussi loin que possible, que s'il élargit sa conscience de manière à ce qu'elle embrasse l'univers. Il est vraiment et absolument heureux que dans l'état d'exaltation où se trouve l'intelligence en possession de la vérité ; c'est dans les joies de l'ivresse scientifique qu'il doit chercher la béatitude suprême’ ‘"’ ‘ 771 ’.

Il s'agit là d'une véritable profession de foi en la science, laquelle doit apporter la juste solution à tous les problèmes que rencontre l'humanité. Mais, c'est compter sans l'aléa humain, la suprême incertitude liée à un aspect fondamental qui caractérise l'être humain, c'est-à-dire la liberté qu'il a d'infléchir le cours des événements qui le concernent. Le cours de l'histoire a précisément montré que la science ne saurait apporter un état de paix entre les hommes, parce que justement, ce sont des hommes, êtres doués de la capacité d'autonomie, et que, par conséquent, il ont la possibilité du meilleur comme du pire.

Notes
740.

- MONTESSORI (M.), Pédagogie scientifique, (Tome I) : La maison des enfants, 254 p. (Tome II) Education élémentaire, 254 p. Paris, DDB, 1958. p. 29.

741.

- MONTESSORI (M.), Pédagogie scientifique, (Tome I) : La maison des enfants, 254 p. (Tome II) Education élémentaire, Paris, DDB, 1958.

742.

- MONTESSORI (M.), Pédagogie scientifique, (Tome II) Op. Cit. p. 54.

743.

- Ibid. p. 17.

744.

- Ibid. p. 53.

745.

- BÖHM (TRAVAIL.), "Maria Montessori" pp. 149-165. In Quinze pédagogues, leur influence aujourd'hui, sous la Direction De Jean Houssaye, Paris, A. Colin, 1994. 252 p. p. 150.

746.

- MONTESSORI (M.), Pédagogie scientifique, (Tome II) Op. Cit. p. 21.

747.

- Cf. Maria Montessori, "L'éducation et la paix", Paris, DDB, 1996. 1ère édition 1949. 154 p. p. 92. Il est important, pour la date d'origine de ce texte, de noter qu'il s'agit d'un ouvrage qui recueille ses conférences données lors d'un congrès à Copenhague en 1937.

748.

- MONTESSORI (M.), Pédagogie scientifique, (Tome I) Op. Cit. p. 22.

749.

- Ibid.

750.

- Ibid. p. 23.

751.

- MONTESSORI (M.), Op. Cit. p. 25.

752.

- Ibid. p. 26.

753.

- MONTESSORI (M.), Pédagogie scientifique, (Tome II) Op. Cit. p. 29. Ailleurs Montessori emploie le terme "normaliser", ainsi il s'agit d'une modification en vue de rendre l'enfant "normal", c'est-à-dire libre d'exprimer ses potentialités.

754.

- MONTESSORI (M.), Op. Cit. p. 101 - Souligné par l'auteur.

755.

- Ibid. p. 30.

756.

- Ibid.

757.

- RÖHRS (H.), Maria Montessori, in Penseurs de l'éducation , Tome 3, pp. 173-188. Paris, UNESCO, 1995. 408 p. p. 181.

758.

- RÖHRS (H.), Maria Montessori, Op. Cit. p. 181.

759.

- Cf. Maria Montessori, Pédagogie scientifique, tome II. Op. Cit. p. 115.

760.

- Ibid. p. 115.

761.

- Ibid.

762.

- Ibid. p. 117.

763.

- Ibid.

764.

- RÖHRS (H.), Maria Montessori, Op. Cit. p. 182.

765.

- MONTESSORI (M.), Pédagogie scientifique, (Tome II) Op. Cit. p. 123.

766.

- RÖHRS (H.), Maria Montessori, Op. Cit. p. 182.

767.

- MONTESSORI (M.), Pédagogie scientifique, (Tome II) Op. Cit. p. 121.

768.

- Ibid.

769.

- Ibid.

770.

- Ibid. p. 124.

771.

- DURKHEIM, (E.), L'évolution pédagogique en France, Op. Cit. p. 220.