Le conflit, moteur des sociétés humaines

Chaque société qui se construit semble caractérisée par un processus continu d'élaboration, rien n'est jamais acquis de façon définitive. Les acquis sont le plus souvent caractérisés par l'aboutissement d'actions liées à des conflits. C'est ce que Georg Simmel définit comme la nécessité pour la société de présenter ‘"’ ‘un certain rapport quantitatif d'harmonie et de dissonance, d'association et de compétition, de sympathie et d'antipathie pour accéder à une forme définie… ces couples de contraires ne sont nullement de simple passifs sociologiques’ ‘"’ ‘ 778 ’ ‘.’

C'est comme concept d'unité qu'il convient de se saisir des éléments liés l'un à l'autre : ‘"’ ‘nous désignons par le terme d'unité, écrit Simmel, l'accord et la cohésion d'éléments sociaux, par opposition à leur disjonction, leur exclusion, leurs dissonances’ ‘"’ ‘ 779 ’. Ainsi la guerre et la paix, comme processus historique, ne prennent chacune, selon Simmel, leur sens propre qu'uniquement ‘"’ ‘par sa relation et son opposition à l'autre’ ‘"’ ‘ 780 ’ ‘.’

Tout changement, majeur ou mineur, ou toute innovation au sein d'une société, découlent d'une décision qui fait suite à un conflit et est conséquente à une action qui vise, implicitement ou explicitement un but. De plus, toute action exercée dans un environnement particulier peut avoir des conséquences adjacentes imprévues. Dans une société, chaque groupe, constitué ou non, cherche à l'établissement ou au rétablissement, en sa faveur, d'un équilibre qui s'est rompu. Ceci peut conduire à des dérives dramatiques dans la mesure où le conflit ne peut pas se développer par le débat démocratique.

Ainsi, le national-socialisme, pendant la seconde guerre mondiale, souhaitait instaurer un nouvel ordre mondial répondant à ses aspirations. Il prétendait faire la guerre afin de purifier l'humanité de ceux, qui selon lui, n'étaient pas dignes de la caractéristique "d'être humain". Dans le cas des régimes totalitaires d'obédience communiste, le même discours peut être tenu : il s'agit d'éliminer les éléments venant en contravention avec les idées prônées afin de faciliter l'avènement d'une société, pensée et imaginée comme étant meilleure, mais uniquement pour ceux qui promeuvent et adhèrent à l'idéologie.

Le conflit serait porteur d'une valeur de changement, le lieu d'un processus qui génère une évolution. Par ailleurs, il se déroule dans le temps, son action est parfois lente : la durée est nécessaire afin que les représentations, individuelles et collectives, intègrent de nouveaux concepts soumis à accord et consensus. En l'absence de conflit, il n'y a plus de contrôle possible de l'évolution maîtrisée des situations potentiellement violentes. Un conflit naît quand des buts sont antagonistes, les intérêts de chacun des tenants sont opposés et porteurs de valeurs différentes, souvent incompatibles. Qui dit conflit, dit choc, il provoque, de manière dynamique, une prise de conscience, individuelle ou collective, il implique des réformes et peut ainsi être le point de départ de rénovation ou d'innovation où vont se réduire les antagonismes.

Par contre, l'absence de conflit, ou la négation de la possibilité de conflit, sont générateurs de tous les excès réducteurs et totalisants. A l'inverse, le conflit est libératoire, pour l'individu ou la société, dès lors qu'il est maîtrisé par la conclusion d'un contrat plus juste entre les parties en cause.

Par ailleurs le conflit présente une fonction de rassemblement. En état de paix, un groupe ou une société voit ses éléments antagonistes ‘"’ ‘vivre entre eux dans un état d'indétermination, parce que chacun peut suivre son chemin et éviter les heurts. L'état de conflit, en revanche, ressert si fort les éléments et leur fait subir une impulsion si unitaire, qu'ils sont obligés soit de se supporter, soit de se ’ ‘repousser complètement’ ‘"’ ‘ 781 ’ ‘.’ Ceci expliquerait que des conflits internes peuvent engendrer des troubles graves au sein d'une société, voire déclencher une guerre civile ; alors que la menace, ou la réalité, d'une guerre extérieure auraient la potentialité de rétablir un équilibre interne. En ce sens, Georg Simmel émet l'hypothèse qu'il ‘"’ ‘soit politiquement habile de veiller à ce que l'on ait des ennemis, afin que [les éléments du groupe ou de la société] gardent leur unité consciente et active, parce que c'est leur intérêt vital’ ‘"’ ‘ 782 ’ ‘.’

Notes
778.

- Cf. Simmel, (G.), Le conflit, Paris, Circé, 1995, 159 p. p. 19 & svtes.

779.

- Ibid.

780.

- Ibid. p. 134.

781.

- SIMMEL, (G.), Op. Cit. p. 114.

782.

- SIMMEL, (G.), Op. Cit. p. 122.