Les conflits dans le développement de l'homme

Dans son développement, dès la prime enfance, l'individu est confronté à des situations de conflit entre ses désirs et la réalité du monde qui l'entoure. La construction de sa personnalité est contingente aux conditions de maîtrise et d'intégration plus ou moins profonde de ces heurts rencontrés. Souvent, deux ou plusieurs alternatives se proposent à un individu, qui doit faire face à des choix et ce, tout au long de sa vie.

Afin que l'individu accède à son unité ‘"’ ‘il ne suffit pas, selon Simmel, que ses contenus s'harmonisent totalement selon des normes concrètes, religieuses ou éthiques, la contradiction et le conflit non seulement précèdent cette unité, mais ils sont aussi à l'œuvre à chaque instant de sa vie’ ‘"’ ‘ 783 ’. En ce sens, le conflit peut déjà être considéré comme ‘"’ ‘la résolution des tensions entre les contraires ; le fait qu'il vise la paix n'est qu'une expression parmi d'autre… du fait qu'il est une synthèse d'éléments, un contre-autrui qu'il faut ranger avec un pour-autrui sous un seul concept supérieur’ ‘"’ ‘ 784 ’. Ce concept peut dès lors se comprendre comme opposition commune à ces deux formes de relations entre individus, contre l'indifférence mutuelle des éléments, ‘"’ ‘le rejet comme la suppression de la ’ ‘socialisation sont aussi des négations ; mais c'est précisément en s'en différenciant que le conflit désigne le moment positif qui tisse avec son caractère de négation une unité’ ‘"’ ‘ 785 ’ ‘.’

Dans une relation, le fait de s'opposer va permettre à chacun d'avoir le sentiment de ne pas être "écrasé" par la relation, ni par son vis-à-vis ; il peut ainsi se créer une réciprocité qui permet à chacun de s'affirmer. Cependant, afin qu'une situation de conflit existe réellement, il faut qu'un objet commun soit l'enjeu des implications respectives, sinon les relations, qui dans ce cas sont purement extérieures, n'installent pas le conflit, ce qui, de facto, heureusement autorise la vie quotidienne au travers des différents contacts d'individu à individu. Considérons par ailleurs, que dans les relations humaines, ‘"’ ‘si l'antagonisme ne constitue pas une socialisation à lui seul, il n'est pourtant pas absent des processus de socialisation… son rôle peut croître jusqu'à l'infini, c'est-à-dire jusqu'à refouler tous les moments d'unité’ ‘"’ ‘ 786 ’ ‘.’

Le désaccord qui se trouve être à l'origine du conflit, et que Moscovici et Doise nomment discorde, ‘"’ ‘loin d'être un raté ou une résistance, [elle] est, en l'occurrence, le levier le plus précieux du changement’ ‘"’ ‘ 787 ’. C'est le consensus qui va émerger, comme moyen ou même comme méthode, pour tendre à éliminer les tensions, ce qui assure la possibilité de conserver l'équilibre des potentialités de chacune des parties en présence. Ainsi, peuvent se modifier les propositions antagonistes afin qu'un élément commun puisse à terme se dégager.

Les auteurs de Dissensions et consensus font remarquer par ailleurs que ‘"’ ‘le consensus sert davantage à tolérer les conflits qu'à les supprimer… seule une conception statique et individuelle en ’ ‘fait une entente évitant désaccord et dissonances, alors qu'une conception dynamique y reconnaît un accord qui les transforme’ ‘"’ ‘ 788 ’ ‘.’

Cependant, il faut considérer que des influences circulent dans la relation de communication, elles ‘"’ ‘obéissent à des règles, [qui] sont soumises à une hiérarchie et à des rapports de pouvoir’ ‘"’. Bien qu'il s'agisse d'une tautologie ainsi que le reconnaissent les auteurs, celle-ci présente le mérite de rendre compte de la réalité des relations entre les individus.

Pour que le conflit ait quelque chance d'aboutir à une solution qui soit novatrice, voire inédite, il est indispensable selon Simmel d'évacuer ‘"’ ‘tout élément subjectif et personnel, ce qui limite quantitativement l'antagonisme, de sorte qu'un respect mutuel, une entente sur tout ce qui est personnel deviennent possible, et que l'on reconnaît que chacun est porté par des nécessités historiques’ ‘"’ ‘ 789 ’ ‘.’ En d'autres termes cela revient à rechercher la cause véritable de la dissension et à se centrer sur l'objet même du conflit et à reconnaître le statut de sujet à son vis-à-vis.

Du point de vue de l'histoire d'un conflit, qu'il soit interindividuel ou collectif, il peut quant à sa réduction, être considéré selon trois finalités possibles.

La première, c'est la victoire de l'une des parties, l'autre se trouvant soumise à la force de la première. Cela pourrait montrer, selon Georg Simmel, qu'un homme qui se comporte ainsi, c'est-à-dire acceptant la victoire de l'autre, qu'il est sûr non seulement de sa force mais également de sa faiblesse ; ‘"’ ‘c'est pourquoi, écrit Simmel, on observe parfois, dans les conflits personnels, que si un adversaire cède avant que l'autre ait vraiment réussi à s'imposer, ce dernier le ressent comme une offense – ’ ‘comme si en réalité c'était lui le faible, à qui on cède néanmoins pour une raison quelconque, sans aucune nécessité’ ‘"’ ‘ 790 ’ ‘.’

La seconde finalité qui peut voir s'achever un conflit, c'est le compromis, qui selon l'auteur, est à l'opposé de la victoire et concerne plus particulièrement les biens fongibles, lorsqu'ils sont également convoités par deux individus. C'est le caractère de compromis de l'échange, de la concession et du renoncement, qui en font le pôle opposé au combat et à la victoire. Tout échange implique que les valeurs et les intérêts ont pris un caractère objectif". Ajoutons que le compromis peut être considéré, selon Jacques Sémelin, comme témoignant d'une "démarche non violente". L'auteur prend, à ce propos, en référence l'action menée par Gandhi ; il montre qu'il "existe entre la résolution sacrificielle [du conflit] et la réconciliation prônée par Girard, il existe un autre espace : celui de la gestion non violente du conflit"791. Il s'agirait d'un pacte "de reconnaissance mutuelle que les adversaires d'hier acceptent de signer ; compromis qui prend alors valeur de loi 792 régissant les nouveaux rapports". En ce sens, un conflit non violent n'obéit pas à la même dynamique q'un conflit où la violence se développe. La victime, face à son persécuteur, va refuser d'entrer dans la logique de la violence mimétique ; ainsi, le conflit va se développer sur un autre registre qui tend à valoriser le conflit. Il s'agira de dépassionner les relations en reprenant "l'exposé tangible des faits incriminés", quittant ainsi le terrain des procès d'intention qui impliquent les personnes et font dévier le conflit vers la violence des invectives passionnelles.

Enfin la troisième finalité proposée par Simmel, c'est la réconciliation. C'est ‘"’ ‘un mode purement subjectif [qui] contraste avec le caractère objectif que porte l'achèvement du combat par le compromis’ ‘"’ ‘ 793 ’ ‘.’ Cela traduirait ‘"’ ‘un état d'esprit primaire, qui, tout à fait au-delà de raisons objectives, cherche tout autant à achever le combat que l'esprit belliqueux, qui n'a pas davantage de causes concrètes, l'entretient’ ‘"’.

Ces trois "moments" d'un conflit correspondent en fait à trois états bien différenciés dont les conséquences sont bien distinctes également.

Dans le cas de la victoire, outre les réflexions faites par Simmel, l'état de paix qui suit peut tout aussi correspondre à une paix forcée, imposée, qui peut impliquer du ressentiment, ce qui traduit de fait une guerre larvée. Le conflit en ce cas s'identifie à un combat ou a une situation de guerre.

Dans le cas du compromis, nous sommes par contre dans une situation où le conflit reste dans un équilibre dynamique, qui à cet instant peut, ou pas, dégénérer, car n'ayant pas encore glissé dans le champ de la violence. Enfin, dans une situation de réconciliation, le "combat" s'est engagé et peut se trouver dans une phase intermédiaire, soit il n'est pas arrivé au terme d'une victoire, soit il n'y a pas eu de compromis. Les protagonistes vont en quelque sorte dépasser l'état passionné du combat, c'est le sentiment d'injustice qui va prévaloir des deux côtés à la fois. Georg Simmel rapproche ce qui se développe là du caractère psychosociologique du pardon ‘"’ ‘qui lui non plus n'implique pas nécessairement le laxisme des réactions, la faiblesse de l'antagonisme’ ‘"’ ‘ 794 ’ ‘.’

Dans le cas précis de la réconciliation, le respect des personnes est sauvegardé et les relations interindividuelles peuvent dès lors s'entendre sur des bases renouvelées, cependant que le contexte est différent des situations ou elles n'auraient pas été rompues.

Considérons ici le conflit, non plus de manière interindividuelle, mais se développant en l'individu lui-même. Que ce soit face au savoir ou à la rencontre d'une autre conception que la sienne, l'individu, sujet, va être le lieu d'une déconstruction de ses représentations, qui ensuite, vont se reconstruire dans un lent processus d'édification de sa personnalité propre et singulière. Le conflit surgit lorsque deux ou plusieurs idées alternatives entrent en concurrence.

Ainsi, à partir d'un déséquilibre cognitif, dû à la perception d'une différence entre ce qu'il croit savoir et ce qu'il constate d'une réalité, l'individu va être le siège de l'enclenchement d'une démarche de déconstruction puis de reconstruction de ses représentations.

Ces nouvelles représentations sont de plus en plus performantes quant à l'appréhension de la réalité partagée. Le développement intellectuel et moral s'opère également dans l'interaction sociale qui se concrétise par la mise en relation avec l'autre, enfant ou adulte. Il s'agit là du conflit sociocognitif qui provoque d'abord une déstabilisation, qui se révèle favorable, avec la médiation d'un tiers, à la construction cognitive de la personne et qui déclenche l'apprentissage, à la condition que les écarts qui génèrent le conflit ne soient pas trop grands.

Notes
783.

- SIMMEL, (G.), Op. Cit. p. 21.

784.

- SIMMEL, (G.), Op. Cit. p. 20.

785.

- Ibid.

786.

- SIMMEL, (G.), Op. Cit. p. 34.

787.

- MOSCOVICI, (S.) & DOISE, (W.), Dissensions et consensus, Paris, PUF, 1992. 273 p. p. 30.

788.

- Ibid. P. 89.

789.

- SIMMEL, (G.), Op. Cit. p. 54;

790.

- SIMMEL, (G.), Op. Cit. p. 141 & svtes.

791.

- SEMELIN, (J.), Pour sortir de la violence, Paris, Editions Ouvrières, 1983. 200 p. p. 141.

792.

- Souligné par l'auteur.

793.

- Ibid.

794.

- Ibid. p. 146.