La formation de la personne

Une éducation à la paix prend sa signification précisément dans l'origine de l'existence des conflits entre individus ; les conflits représentent le moteur de toute progression des relations entre les êtres humains par dépassement des dissensions. Dans le cas de l'adjonction d'un tiers dans cette dualité, cela assure la possibilité de transformation de l'issue du conflit qui, logiquement par développement autogène voit le plus fort gagner ; en d'autres termes : la greffe d'un tiers vise à l'exclusion de la violence aveugle.

Ce milieu particulier de la classe, lié à la conception du travail chez Célestin Freinet, constitue au plan de l'école un lieu que nous pouvons qualifier de "lieu de non-conflits". Le climat de la classe est certes favorable au développement humanisant des potentialités des enfants. Cependant, n'est-ce pas minimiser cette composante humaine, le contraire conjugué de la paix, c'est-à-dire la violence comme risque de dérapage en ne privilégiant qu'un pôle de cet oxymoron ?

Des conflits peuvent naître dans l'espace et le temps "classe" cependant que la loi est établie par l'ensemble des élèves. Cette loi est élaborée par un processus qui se développe dans le groupe, c'est le consensus, mais dans le cas de la classe, les enfants ont-il tous les moyens à leur disposition, tant du point de vue structurel, que du point de vue de leur maturité, pour pouvoir juger en toute connaissance des décisions qu'ils vont prendre et qui vont les engager dans leur avenir d'écoliers pour l'année ? Or, ‘"’ ‘les hommes, et nous pouvons dire également les enfants, sont d'autant plus disposés au compromis qu'on détourne leur attention du problème à résoudre, la reportant des fins vers les moyens’ ‘"’ ‘ 835 ’ ‘.’ Cependant, dans les conseils, ou à un moindre degré dans le cas des coopératives, un accord sur les décisions relatives aux "choses" n'est pas du même registre d'implication qu'un accord entre les personnes.

Dans le cas de recherche d'un accord entre les personnes, nous sommes en présence d'un conflit socio-cognitif, où des représentations personnelles et divergentes vont s'affronter dans une dynamique interactive où chacun des enfants va prendre en compte le point de vue de l'autre afin de dépasser les différences pour arriver à une réponse commune. Finalement, une fois clarifié par ceux qu'il concerne, le résultat sera intégré à un niveau supérieur de socialisation. Ceci peut s'opérer s'il y a précisément une prise de conscience. Dans le cas contraire, le fait pour un individu, de rendre conforme son point de vue à celui du groupe, et ce, au nom de règles établies ensemble initialement, l'oblige en quelque sorte à respecter ces règles, qui assurent l'harmonie fonctionnelle et structurelle du groupe.

Le travail qui s'opère sur la décision, par le groupe et l'acceptation par l'individu, assure une représentation partagée, commune, qui correspond au but fixé. Cette association individuelle et collective conduit en d'autres termes à établir des liens sociaux répondant au but général fixé par le conseil, instance structurante, et corrélativement, instance des décisions validées.

A l'intérieur de la classe, le fonctionnement et les répartitions des responsabilités sont établis en commun, par consensus, et font référence pour régler les différends qui peuvent survenir. Par conséquent, la classe peut être définie comme un lieu de non-conflit puisque tout s'y règle par adhésion au sein du groupe sur les moyens plus que sur les fins. Ceci ne veut pas sous-entendre qu'il n'y ait pas parfois des rancœurs de la part des individus mis en cause, se pliant à la majorité d'une part, et à leurs engagements, peut être trop rapidement acceptés, d'autre part. Ces lois, ainsi générées, dans le groupe sont spécifiques de celui-ci et légitimes uniquement dans le contexte territorial considéré, ce qui, de fait, rend quasi impossible le transfert, sans risque de dénaturation de ces mêmes lois. En effet, elles abandonneraient en ce cas, vis à vis de l'individu, leur caractère d'autonomisation au risque de l'hétéronomisation.

C'est l'apprentissage de l'autonomie parallèlement à celui de la démocratie directe, qui se fait dans la classe ; chacun se conforme à la loi qu'il a participé à établir, celle-ci assurant un fonctionnement social possible et cohérent. Les rapports entre pairs sont de facto librement débattus et génèrent un consensus d'adhésion en intraterritorialité.

Chez Célestin Freinet, nous pourrions voir dans le concept de "conseil" l'instance régulatrice, le médiateur. Cependant, l'enfant a de fait la liberté d'expression au sein du groupe, il peut dire son ressenti, son désaccord ou sa critique ; mais la liberté n'est en fait fondamentalement que le privilège du groupe, signe de totalité, de "pensée unique", et serait en désaccord avec la prise en compte de la pluralité de pensées individuelles et singulières. Ce processus semble être réducteur face à un pluralisme enrichissant. Nous pouvons trouver les mêmes composantes avec les risques de dérive afférents dans la "coopération", autre pièce maîtresse de la pédagogie développée par Célestin Freinet. En effet, dans une réalisation collective, ce n'est pas "mon" œuvre ni "ton" œuvre, c'est "notre" œuvre, englobant pacificateur.

Or, se départir de ce mode d'action et contester, c'est perdre le bénéfice de l'œuvre collective de l'instance supérieure et de facto mettre la raison même de son existence en péril. La pensée singulière, si elle est au service d'une aspiration vers un mieux-être collectif, vient enrichir un mouvement de libération de l'individu. Dans le cas contraire, la pensée singulière risque d'être le reflet d'un consensus répondant à des règles qui sont établies certes collectivement, mais rigidifiées par le groupe, voire par un "appareil" dans le cas politique. Dans ce dernier cas le degré accordé à la liberté conférée à l'individu serait subordonné à celle du groupe, cet individu doit agir et penser par le groupe et non pas par lui-même.

Célestin Freinet et Elise, dont il ne faut pas négliger le rôle important qu'elle a tenu dans ce qui plus tard est devenu le mouvement de l'Ecole moderne, construisent à Vence leur école. Or, au "Pouiller", nom du lieu où s'implante l'école, il se crée des liens de vie familiale, Célestin Freinet emploie fréquemment ce terme. Leur rôle à tous deux est dans bien des cas celui des parents de substitution, dans certains récits d'enfants les éducateurs sont quelques fois nommés papa et maman Freinet. Ceci est révélé particulièrement lors de l'accueil des enfants réfugiés espagnols que le couple reçoit au moment des événements de la guerre d'Espagne.

Une communauté d'esprit basée sur la famille implique que la spontanéité originelle de l'enfant se trouve néanmoins influencée et en quelque sorte dirigée. L'enfant dans une telle situation, ne peut pas faire les choix délibérés qui lui permettraient de développer sa spontanéité. La libre décision est restreinte et nous sommes assez éloignés des éléments permettant l'autonomie ou a fortiori le self-government. En effet, l'instituteur bénéficie de prérogatives indéniables au nombre desquelles il faut signaler l'orientation, de manière inévitable et non obligatoirement explicite des décisions qui peuvent être prises lors de vote, dans le cas des conseils par exemple.

Les règles établies, tout en n'étant pas imposées, sont néanmoins "pressenties" par les enfants, car le pédagogue contribue à leur élaboration. Celui-ci par ailleurs, reste l'instance d'appel en cas de différends, il ne peut donc pas être neutre en la matière. C'est un adulte face à des enfants, le poids de ses paroles n'est pas égal à celui des paroles des enfants ; de plus il bénéficie du droit de veto en situation extrême. Du côté du politique, nous pourrions dire qu'il s'agit là d'une tendance monarchique constitutionnelle, majorée par rapport à un régime démocratique836.

Hors de cette microsociété qu'est l'école, les enfants et les adolescents, voire les jeunes adultes, rencontrent la société en vraie grandeur. Ils ne sont plus les participants directs des débats législatifs. Les données liées au connu ne sont plus identiques car la démocratie est dans ce cas représentative et les lois sont votées par des représentants, certes élus. Le système que ces personnes, une fois adultes, ont vécu dans le cadre de la pédagogie développée par Freinet et son mouvement, leur apporte des éléments qui peuvent les aider à comprendre le fonctionnement législatif, cependant qu'ils ne sont plus, dans ce cas en vraie grandeur, les acteurs décisionnels directs.

Du côté de l'extraterritorialité de l'école, les individus entrent en confrontation avec des points de vue qui peuvent générer des conflits, et ceux-ci n'auront pas toujours la possibilité de les solutionner sous un aspect consensuel comme dans le cas du conseil vécu en classe.

Nonobstant l'opposition "intra" et "extra" territorialité, les procédures liées au conseil permettent, à l'école néanmoins, de développer l'apprentissage de l'autonomisation des élèves ainsi que l'approche démocratique dans la classe.

Dans la vie communautaire de la classe, l'autocritique ou confession publique, à laquelle les élèves peuvent avoir à se confronter lors de conseils, ne dépossède-t-elle pas l'individu du droit de son désaccord ? Il n'a plus, dans ce cas, l'autonomie nécessaire pour exprimer son point de vue, il doit s'en remettre à la loi du groupe. Il doit finir par reconnaître et accepter implicitement une instance supérieure à laquelle il s'aliène, c'est-à-dire celle du groupe. Dans le cas ou un individu exprime son désaccord, il risque de mettre en péril l'existence même du groupe qui lui donne son statut de parole et de responsabilité, il devient dissident et par là même entre dans le camp contre lequel le groupe lutte et est taxé de réactionnaire, du point de vue du groupe. Dans ce lieu de non-conflit institué, le ciment est le travail, libérateur, selon Célestin Freinet. Ce travail est conduit de bout en bout par un individu ou une équipe. De ce lieu particulier, le conflit est évacué vers la périphérie de la classe. Les instances d'accueil seront en conséquence extérieures, ce seront : la famille ou la bande, selon les circonstances ou le contexte environnemental. Les données de constitutions familiales ayant évolué dans le temps, les enfants sont beaucoup plus qu'avant livrés à leur propre liberté et manquent d'un encadrement structurant leur permettant l'apprentissage de solutions aux conflits qui n'aboutissent pas à la violence.

Si nous considérons maintenant la classe de Maria Montessori, nous avons constaté que l'ensemble du projet de l'éducatrice repose sur l'objectif de normalisation de l'enfant grâce à une qualité, celle de l'esprit absorbant. En d'autres mots, ce sera un enfant qui a, selon elle, réintégré l'ordre des lois de la nature. Le nouvel enfant qui est en gestation dans la classe doit connaître une seconde naissance et une fois devenu adulte, il devra participer de la supernature où une paix éternelle, calme et sereine régnera. Le problème repose pour Montessori sur le combat, qu'il faut éradiquer, entre l'enfant et l'adulte, ce qu'elle va s'employer à réaliser par la formation, qu'elle assure elle-même, de la "nouvelle maîtresse" et à son installation dans sa "nouvelle mission".

Dans ce contexte environnemental, tant humain que matériel, il appert que le concept de conflit se trouve marginalisé. Il est évacué de la classe, lieu dédié à la normalisation de l'enfant.

La pédagogie, jusqu'alors évacuait le conflit, actuellement elle est le plus souvent réticente à intégrer, sinon des moyens de solution, du moins la reconnaissance de l'existence de ces conflits. Dans les pratiques, le plus souvent en effet, les conflits ne sont pas pris en compte et se développent jusqu'à la violence, qui elle-même génère en réaction la violence répressive.

L'école n'est pas la vie, rappelait Célestin Freinet, précisément cela nous conduit à interroger ce qu'il en est au sortir du système, ainsi pensé et vécu, qu'est la classe du pédagogue tout de même que la classe de Maria Montessori, cependant que les pédagogies mises en place leurs soient spécifiques. Quels sont les éléments mis en "veille" et qui vont resurgir alors ?

Tout individu - et pas seulement celui qui sort de ce système particulier, cela reste valable pour la classe traditionnelle - va devoir répondre tout au long de sa vie à différentes composantes qui vont l'assaillir, ‘"’ ‘l'être humain, pris dans les mailles du symbolisme propre à son espèce, doit toujours à la fois : 1 / affirmer son identité face à l'altérité, 2 / se constituer en sujet d'objets qu'il aime ou rejette, 3 / négocier la place même des identités et des objets dans le collectif des autres sujets, et enfin, 4 / situer ses positions dans le système des signifiants qu'il utilise pour penser’ ‘"’ ‘ 837 ’ ‘.’

Pour l'individu ces composantes ont un sens global qui constitue sa personne. Néanmoins selon les individus et les séquences que constituent sa vie, chacun va privilégier un pôle plutôt qu'un autre, ce sont ce que nomme Duclos : "nos penchants". Et, l'exercice simultané de ces penchants ‘"’ ‘par des masses humaines considérables transforment ces penchants en forces sociales, en puissance politique...’ ‘"’ ‘ 838 ’ ‘.’

L'éducation à la paix aurait donc à se préoccuper également de quatre polarités sachant que l'homme s'institue comme sujet libre (il se situe lui-même), il agit sur des objets (il aime ou rejette autre chose que soi-même), il a besoin d'un référentiel (il situe sujets et objets) enfin, il renégocie sans cesse cet ensemble en parlant avec ses semblables (il transmet et communique).

Transformer la société nécessite, selon Célestin Freinet, d'abord de transformer l'école. Le pivot de cette "révolution", c'est le travail839, celui-ci est repensé comme moyen par lequel l'homme va être l'artisan du monde dans lequel il va vivre ; mais il ne s'agit pas du monde tel qu'on le connaît où l'homme exploite l'homme car ce monde-là génère la guerre.

Ce que doit reconstruire l'homme, c'est un lieu, un environnement social et culturel basé sur le travail responsable, grâce auquel il va pouvoir se libérer, non pas seul et égoïstement mais de manière solidaire dans la coopération.

Ainsi, selon le pédagogue, si l'être humain reconstruit la société de "nature" contre la société industrielle et capitaliste, cela permettra l'émancipation, individuelle et collective, qui aura pour conséquence majeure que les guerres n'auront plus lieu d'être. Pour réaliser cela, l'école doit former des êtres émancipés, ou en voie de le devenir. Les techniques pédagogiques doivent obligatoirement changer et reposer sur la spontanéité de la "vie" et l'intérêt de l'enfant.

Ceci implique une nouvelle attitude de la part du maître qui utilise dans ce cas des "techniques" pédagogiques nouvelles.

L'imprimerie est celle qui est privilégiée, autour de celle-ci les autres "techniques" vont s'organiser de façon dynamique, telle par exemple la correspondance scolaire ou les livres de vie, afin de communiquer et de faire connaître de manière interactive les "différences" entre les individus et entre les cultures.

Notons ici la différence à cette précédente conception que nous propose Maria Montessori. Elle postule qu'il s'agit de créer un être nouveau qui, par la reproduction du processus de normalisation de l'enfant, doit générer une supernature pacifiée.

L'éducation à la paix pose le problème de la finalité qu'on lui accorde. Il y a de ce fait alternative entre une volonté de construire une paix que l'on sait être contingente à l'imperfection humaine et donc à reconstruire en permanence et, un pacifisme idéalisant une harmonie universelle qui ne semble guère réaliste.

Il semble déterminant de considérer le positionnement que l'on attribue au conflit dans le cas de l'alternative d'une paix réaliste, confrontée au monde que l'homme construit. Par ailleurs, "l'école n'est pas la vie", comme Célestin Freinet le rappelle, même si l'on considère qu'il réalise projectivement une sorte d'homothétie entre l'école et la société future qu'il souhaite.

Une question demeure relativement à ce qui précède : comment l'homme, au sortir d'un système éducatif, qui aura laissé une empreinte profonde en lui, va-t-il pouvoir faire face aux contraintes imposées par les composantes caractéristiques liées à sa nature ?

Notes
835.

- Moscovici (S.) & DOISE (T.), Dissensions et consensus, Paris, PUF, 1992. p. 202.

836.

- C'est cet aspect que développe Jakob Robert SCHIMD dans: Le maître camarade et la

pédagogie libertaire, op. cit. chapitre 4.

837.

- DUCLOS (D.), Nature et démocratie des passions, Paris, PUF, 1996. p. 16.

838.

- Ibid.

839.

- Remarquons que pour Maria Montessori le travail est essentiellement mis en place afin de favoriser le processus d'intériorisation et de concentration chez l'enfant.