Le travail de la parole pour dénouer le conflit

Nous pouvons emprunter le chemin que suit le statut de la parole de la pédagogie traditionnelle, où la parole est confisquée - ou du moins annexée - par le maître, celui qui sait et possède le pouvoir, à la pédagogie nouvelle, puis à la pédagogie institutionnelle. Ce chemin est celui qui conduit de la morale à l'éthique. La morale a recourt à des règles872; l'éthique, quant à elle exige le sujet, où il y a nécessité que la loi se substitue à la règle. Entendons, avec Francis Imbert, ‘"’ ‘loi comme exigence de séparation, de différenciation, de désasujettissement de la forme, du moule, du tout’ ‘"’ ‘ 873 ’ ‘.’

Cette différenciation naît de la séparation symbolique de l'enfant et de sa mère et repose sur le médium de l'apparition du tiers, qui acquiert son statut de la ‘"’ ‘référence que la mère fait à la parole de l'autre, le père, en place du tiers symbolique’ ‘"’ ‘ 874 ’ qui vient précisément opérer cette séparation.

L'importance et la validité de la loi ne se révèlent que lorsque apparaît un dysfonctionnement ou un conflit. Les institutions doivent pouvoir servir à répondre à des besoins. Cependant, convient-il d'identifier les prémisses de ce qui deviendra ou non un conflit. Dans un groupe, un état de paix apparente ‘"’ ‘permet aux éléments antagonistes qu'il renferme de vivre entre eux dans un état d'indétermination, parce que chacun peut suivre son chemin et éviter les heurts’ ‘"’ ‘ 875 ’ ‘.’ Ce propos est confirmé par Francis Imbert quand il écrit que : ‘"’ ‘la loi s'oublie quand rien ne se passe. En somme, la richesse des institutions, leur sens, ne pourra naître que d'un échec, d'une transgression’ ‘"’ ‘ 876 ’ ‘.’

C'est dans l'épreuve que les enfants et les adolescents sont en mesure de comprendre le sens des lois qu'ils se devaient de respecter. La classe, tel un mécanisme au fonctionnement harmonieux, vivait sans problème, et puis voilà qu'un événement soudain, imprévu, met à mal l'existence même de cette belle machine. Dès lors, il y a de ce ‘fait ’ ‘"’ ‘obligation à l'échange, à la réflexion, à la négociation’ ‘"’ ‘ 877 ’. C'est le sentiment de perte, nous dit Francis Imbert, qui fait que chacun se sente à nouveau impliqué dans la vie de la classe : ‘"’ ‘ainsi la loi renaît-elle de l'impérative nécessité de coopérer et de ses ratées’ ‘"’ ‘ 878 ’ ‘.’

Ainsi, l'institutionnel permet l'émergence et l'existence de la loi ; cependant, considérons avec Imbert que l'institution n'est pas "toute", en ce sens qu'elle ‘"’ ‘ne vaut que pour les processus de translation-altération qu'elle engage, les passages qu'elle ouvre, les transferts qu'elle supporte’ ‘"’ et, assurer par cela la translation "du un-tout au un parmi d'autres"879.

C'est en termes de réseaux qu'il convient de penser les techniques qui sont mises en œuvre afin d'assurer les transferts ; chaque technique autorise ainsi un passage de relais pour se porter plus loin et "soutient la tension du désir"880.

Selon Daniel Sibony, "l'appareil du transfert" serait ‘"’ ‘ancré dans l'humain ; l'homme, toujours selon l'auteur, est en proie au désir de transférer ; c'est le ressort le plus puissant de ce qui le pousse à dire, à faire : à se dégager de soi. Ou encore : l'humain cherche l'amour d'autre chose que lui-même, ou de lui-même à travers autre chose ; dans les deux cas le transfert est impliqué. L'homme est en proie au trans-faire, poussé qu'il est à faire ce qui le dépasse, ou à faire naître les conditions de son dépassement’ ‘"’ ‘ 881 ’.

Or, le transfert émerge dès que deux personnes sont en présence et impliquées vers une finalité commune ; il est de plus caractérisé par une demande. Ce qui spécifie cette situation, c'est que ‘"’ ‘le transfert est ce par quoi un Dire s'institue, et déjà se situe, s'expose à d'autres transferts qui le destituent et le jettent dans la quête de nouveaux sites...’ ‘"’ ‘ 882 ’ ‘.’

Ceci est directement en rapport à la nature d'une confrontation, née des résistances en présence, comme symptôme du conflit. C'est en ce sens que Daniel Sibony écrit que "si le transfert est créatif" c'est grâce à la partie cachée de la résistance, qui a un rapport au reste, lequel n'est pas conscient ou encore qui est ignoré. Une technique pédagogique peut donc être créative ‘"’ ‘grâce à ce qui de l'être excède l'étant’ ‘"’ ‘ 883 ’ ‘,’ c'est-à-dire au transcendant.

Ceci installe la tâche éducative, caractérisée par ce qui relève de la résistance à l'action de l'éducateur, dans la posture où elle a ‘"’ ‘pour visée de réinscrire la loi qui puisse dénouer la chaos. Remettre chacun à sa place, le séparer, voilà bien le travail de mise-en-je que supportent les institutions dans la classe’ ‘"’ ‘ 884 ’ ‘.’ Ceci fait que, au final, les liens établis, ou qui du moins s'établissent, entre les différents éléments sont au moins aussi importants que les éléments eux-mêmes, desquels ils sont les enjeux. C'est en cela qu'au delà ‘"’ ‘de toute technique abstraitement isolée, ce soit le complexe dialectique de la forme coopérative (réseau articulé d'institution) qui assure le sens’ ‘"’ 885.

Cependant, si la pédagogie de type institutionnelle permet d'établir des lois, toutes les lois ne présenteront sans doute pas le même poids institutionnel, une loi fondamentale peut être, par exemple, l’interdit de la violence, c’est-à-dire l’interdiction de la destruction de l’autre en tant que sujet. Si une des finalités de l'école est l'apprentissage, celui-ci doit pouvoir être disponible pour tout élève de la classe, cela suppose qu'il règne dans la classe un climat qui permette cet apprentissage. Travailler, individuellement ou coopérer selon les tâches à réaliser ou choisies, se doit de reposer sur une loi que nous pourrions nommer l'interdit du parasitage qui va assurer à chacune et chacun les conditions de son intégrité d'une part, et des conditions optimum de réalisation du travail engagé d'autre part.

Par ailleurs, la finalité de l’école n’est pas uniquement la transmission de savoirs et de savoir-faire c’est aussi un lieu éducatif et structurant où des espaces de négociation sont ménagés. Sachant qu'il y a des éléments négociables alors que d'autres ne le sont pas, comme l'exemple de l'interdit de la violence qui selon nous fait partie du non négociable, négocier suppose que l'enseignant délègue une partie du pouvoir qui lui était jusque là imparti. L'enseignant est par ailleurs le garant de la loi établie, loi qui d'autre part peut se transformer ou bien encore être supprimée du fait même qu'elle n'est plus nécessaire.

Une loi instaurée, afin qu'elle joue effectivement son rôle, requière l'authenticité quant à son respect de la part des membres du groupe ; a contrario le manque d'authenticité masque les sentiments qui sont alors contenus, mais qui néanmoins émergeront plus tard dans leur expression, souvent violente, que se soit contre soi-même ou contre l'autre, ce qui a pour conséquence la rupture de la relation.

Une telle pédagogie requiert de la part des acteurs, enfants et adultes, un engagement personnel de responsabilisation qui redéfinit les rapports humains. Certes, la création de ce nouveau milieu favorise les apprentissages, le développement des personnes ainsi que la cohérence du lien avec la vie sociale. Cependant, le choix de l'installation d'une pédagogie de type institutionnel ne semble pas devoir apporter LA solution, car il ne saurait y avoir d'issue au problème de l'apparition de la possible violence de l'homme dans ses relations tant individuelles que collectives. Dans le couple paix / violence, il y aura toujours avant toute discussion ou engagement un choix, conscient ou non, celui que la personne fera eu égard à la liberté qui est la sienne.

Notes
872.

- Cf. Les travaux de Durkheim.

873.

- IMBERT, (F.), La question du sujet, enjeu d'une éducation à la citoyenneté. pp. 35-48. In Education à la citoyenneté. Paris, Magnard, 1996.

874.

- IMBERT, (F.), Op. Cit. p. 36.

875.

- SIMMEL, (G.), Le conflit, Paris, éditions Circé, 1995. 153 p. p. 114.

876.

- IMBERT, (F.), Médiation, institution et lois dans la classe, Paris, ESF, 1995. 131 p. p. 110.

877.

- Ibid.

878.

- Ibid.

879.

- Ibid. p. 112.

880.

- Ibid. p. 116.

881.

- SIBONY, (D.), Entre dire et faire, Paris, Grasset, 1989. 397 p. p. 136.

882.

- Ibid. p. 152.

883.

- Ibid. p. 154.

884.

- IMBERT, (F.), Op. Cit. p. 113.

885.

- Ibid. P. 115.