CONCLUSION

Au sein de l'Education nouvelle, Célestin Freinet et Maria Montessori se sont saisis du problème de la paix à une période cruciale de l'histoire. Ils ont développé des principes éducatifs et des pédagogies dans le sens d'une éducation en vue de l'établissement de la paix. Cependant, ils ont peut être sous estimé la complexité du tissage des enjeux et des considérations diverses en présence en ce qui concerne les rapports qu'entretiennent la guerre et la paix. Cet oxymoron, noyau insécable, les aurait-il effrayé, eux qui ont vécu au plus près un bouleversement inédit dans l'histoire de l'humanité ?

Ainsi, leurs conceptions et leurs actions respectives furent-elles portées par une vision des rapports humains liés fortement au pacifisme.

Or, du point de vue conceptuel, la paix pour Héraclite ne se pense pas sans la guerre, ce sont des contraires qui se pensent ensemble dans une indissociable unité. La paix ne se réduit pas à une absence de guerre, diviniser distinctement la guerre ou la paix, c'est manquer le rendez-vous avec le divin caractérisé par l'unité vivante des opposés selon le philosophe. Le dieu n'est ni guerre ni paix : il est de manière indissoluble guerre et paix. La paix est subordonnée au polemos et non pas à la guerre, ce qui permet de soustraire la paix à l'alternative réductrice entre guerre et paix. Penser l'une sans l'autre ne serait qu'illusoire.

De son côté Erasme prône l'irénisme. La guerre est condamnée car contraire à la lettre et à l'esprit du christianisme. L'humaniste identifie humanité et chrétienté et pense le catholicisme comme universalisme. L'homme est né pour la paix, cependant qu'il est toujours en guerre. Il doit donc de cela tirer la conclusion des atrocités de la guerre pour établir la paix par la raison, soutenue par la foi chrétienne. A la formule de Végèce : "si vis pacem, para bellum", l'humaniste lui substitue : "si tu veux la paix, commence par la préparer". La paix fait croître toute chose, elle rend l'homme heureux et ses bienfaits favorisent la majorité des hommes, alors que la guerre détruit tout ce qui amène détresse et misère. La paix du chrétien est la meilleure des choses, elle lutte contre les mauvais penchants qui habitent l'homme et pour lesquels toutes les guerres sont menées, tels l'orgueil, la cupidité et l'ambition.

Cependant, la vie douce et paisible est illusoire. Du point de vue de l'expérience ordinaire, la paix, lorsqu'elle est établie, ne permet pas d'envisager sa pérennité par ce seul fait. Ce qui va conduire Jean-Jacques Rousseau, par exemple, à penser la nécessité d'un pacte comme contrat de paix. Le contrat d'inégalité, propre à l'homme entré en société repose sur le déséquilibre des forces et génère la violence. Cependant, ce pacte ou contrat idéal implique de fait une paix de principe et n'exclut pas la violence et la guerre.

La paix présenterait pour Kant un caractère normatif. L'état de paix n'est pas défini par un état de nature, il doit être institué. Kant introduit le devoir de paix entre les hommes pour que la vie devienne possible entre eux. L'homme ne recherche pas la solitude, mais sa confrontation à autrui génère son agressivité. La caractéristique de l'être humain serait qu'il a la capacité d'être à la fois belliqueux et pacifiste. La contrainte est alors de faire cohabiter ces différences non réductibles, cela n'est envisageable qu'en instituant le devoir de paix qui repose sur des règles de droit. Le philosophe est ainsi conduit à établir son projet de paix perpétuelle qui doit, selon lui, garantir la pérennité de l'état de paix entre les nations. Cela suppose pour l'homme, individuellement et collectivement, qu'il développe son autonomie, par laquelle il fait de "la loi", sa loi. Il en va de même pour les nations par extension.

Des penseurs ont développé des projets qui tentent d'établir la paix par le droit, alors que la guerre perdure entre les groupes humains. Ceci laisserait à penser que les Etats se situent quant à leurs relations entre eux dans un état de nature. Ainsi, les contrats établis peuvent être rompus à tout moment et de façon unilatérale.

L'homme n'est pas à l'abri des risques de violence liés à sa nature. Il en va ainsi dans l'histoire, comme dans le développement de la personne et celui des sociétés humaines. Il semble que le conflit maîtrisé soit libératoire quand il aboutit à une situation plus juste pour les parties en cause. A contrario, la négation du conflit et de sa prise en compte sont susceptibles d'excès réducteurs qui enveniment les situations, ce qui occasionne des risques de violence accrus.

La violence peut par ailleurs être entretenue en direction d'un ennemi, intérieur ou extérieur ; c'est précisément ce que l'éducation sous la IIIe République s'est employée à faire à l'égard du voisin Allemand en développant l'esprit de revanche après la défaite de 1870. Il est tout à fait possible ainsi, en mobilisant les énergies de la jeunesse, de "fabriquer des hommes de guerre" qui, le moment venu n'auront de cesse de se jeter, avec l'idée de la bonne cause et de la guerre juste, dans une guerre qui a eu les conséquences que l'on connaît. Suite à cette triste période, de nouveaux enjeux "guerriers" se sont dessinés. Du point de vue national, la notion de citoyenneté en France a du mal à côtoyer le concept de citoyenneté européenne tel qu'il est envisagé dans le traité de Maastricht. Comment dans ce cas ne pas créer la confusion dans l'esprit d'un enfant quand, en éducation civique, l'enseignant souhaitera lui faire approcher le concept de citoyen ? Au plan économique, industriel et social l'individualisme, l'élitisme et la recherche de la performance ne semblent pas propices à établir des rapports harmonieux entre les hommes.

Célestin Freinet, habité par de fortes convictions pacifistes, a refusé avec beaucoup d'autres hommes et femmes que la guerre puisse toucher de nouveau les jeunes générations. Il a mis en place une pédagogie et son instrumentation spécifique qui, selon lui, devaient permettre de construire des hommes nouveaux, des hommes de paix.

Contrairement à la plupart des penseurs du mouvement de l'Education nouvelle, dont les idées ‘"’ ‘généreuses lancées par des pédagogues qui, n'étant plus, s'ils ne le furent jamais, instituteurs, ne peuvent évaluer avec exactitude la situation qu'ils proposent de modifier’ ‘"’ ‘ 886 ’ ‘,’ Célestin Freinet reste un instituteur, il enseigne dans sa classe. Il pense qu'il est nécessaire de développer une pédagogie populaire qui doit assurer la révolution sociale et promouvoir la paix, afin que la guerre disparaisse.

Il s'agit pour Célestin Freinet de transformer l'éducation au service du prolétariat et toute ‘"’ ‘organisation chimérique... abstraite du monde et de la civilisation (est) contraire aux nécessités’ ‘"’ ‘ 887 ’ ‘.’ De fait, il s'insurge contre toute forme de dogme, qu'il soit laïc ou religieux, que l'action soit menée par la société au service du capitalisme ou qu'elle le soit par la religion avec l'imposition d'un dogme. Dans un cas comme dans l'autre, selon lui, la possible émancipation de l'individu est gommée et celui-ci demeure dans un état de passivité permissive aux risques des idées les plus folles.

L'enfant dont parle Freinet, n'est pas l'enfant idéal, c'est l'enfant du peuple, celui qui est dans sa classe. Entre le pédagogue et ceux, parmi les novateurs ‘"’ ‘qui poursuivent la réalisation dans la société actuelle de l'école idéale, abstraite du monde dont ils sentent la profonde influence destructrice’ ‘"’ ‘ 888 ’ ‘,’ s'instaure une rupture. Il voit par ailleurs dans le mouvement de l'Ecole Nouvelle ‘"’ ‘des implications bourgeoises manifestes’ ‘"’ ‘.’

Célestin Freinet élabore ainsi des techniques en praticien, il s'oppose aux théories qu'il conviendrait d'appliquer et qui, selon lui, ne répondent pas aux besoins profonds des enfants. Il convient de noter que Célestin Freinet réalise une œuvre singulière sur la base de relations interindividuelles du point de vue des élèves de la classe, puis intercollectives entre classes de villages ou de villes différentes y compris au-delà de l'hexagone.

Sa démarche s'ancre dans le concret du quotidien avec des pratiques de construction de la réalité telles que celle de l'imprimerie qui prend son sens dans celui que lui donne l'enfant, mis en situation par son acte d'imprimer. Il va ainsi promouvoir et organiser à partir du texte libre et dans son prolongement les fiches de travail, les bibliothèques de travail (B.T.), les livres de vie.

Le travail est le levier qui doit permettre cette émancipation. Mais ce n'est pas le travail "ersatz" qui n'est que l'occupation du temps, sans motivation constructive. Il s'agit du travail libérateur de l'individu et de la société à venir. Une société où l'homme ne sera plus l'exploiteur de l'autre. C'est précisément la révolution sociale qui permettra de l'accomplir. Mais auparavant, c'est la révolution à l'école qui l'assurera en formant des individus libres et en voie d'autonomisation. Il est nécessaire de redonner sa vraie dimension à la vertu du travail. C'est également le travail-jeu qui doit remplacer le "jeu-haschich", ce jeu qui endort l'énergie de l'enfant et l'installe dans la passivité quant aux réalités sociales qui l'entourent. Alors que le travail-jeu, celui où l'on prend du plaisir, permet à l'enfant de se construire avec les moyens qui lui sont propres, afin de développer ses potentialités. Ainsi, quand il sera adulte, il constituera avec les autres hommes une possible société émancipée qui refusera la violence et la guerre.

C'est le travail artisanal, rural, qui sert de modèle d'une manière analogique. Le travail d'usine, le travail industrialisé, qui découpe en tranches les travaux, est au service de la société capitaliste qui favorise la guerre, Célestin Freinet ne cessera de le répéter. Alors que le travail, tel qu'il le conçoit est instinct, il est émancipateur de l'homme et de la société où coopèrent les individus pour construire un monde à leur mesure.

L'éducation doit apprendre aux enfants la démocratie en la leur faisant vivre directement dans la classe. C'est ainsi qu'ils apprendront selon Freinet à se libérer. Ainsi, peu à peu, la guerre reculera si tous les hommes coopèrent effectivement, au plan national comme au plan international. Mais cela prendra beaucoup de temps, sans doute plusieurs années, voire plusieurs générations, l'éducateur en est conscient.

Mais, les pratiques éducatives développées par Célestin Freinet ne sont‑elles pas sous‑tendues par une vision utopique de l'action de la pédagogie sur la nature humaine, en ce sens que : la mise en place d'un certain type de relation pédagogique serait transmissible à l'identique au niveau macrosocial ? Pour Freinet, la pédagogie socialiste assurerait une progression de l'émancipation de l'homme par la base et, avant tout grâce à la tâche éducative de la société, réalisée par la formation de la jeune génération dès l'école.

Cependant, le mouvement initié par le pédagogue provençal répond à des aspirations profondes, il a précisément fait de nombreux adeptes qui s'y sont retrouvés au cours des années. Nous pouvons constater que les techniques proposées ont eu un vaste écho. En conséquence, nous pouvons dire que, si une technique joue un rôle essentiel, c'est qu'elle symbolise, ou catalyse une rupture radicale existant simultanément dans les champs culturels et dans la société.

Le système axiologique que semble privilégier Célestin Freinet, et qu'il met en pratique dans sa classe, se présente comme le couple paix et non-guerre, ce qui dénierait tout sens au conflit et à sa maîtrise comme facteurs positifs assurant des relations humaines qui relèvent du "vivre ensemble". Toute négociation, significative de la maîtrise de la dualité entre la paix et la guerre devient alors insensée. Les deux termes pour Célestin Freinet fonctionnent dans une relation contradictoire, ils sont de ce fait exclusifs l'un de l'autre au regard de la logique, ils ne peuvent donc pas se penser ensemble. De ce fait, la classe est vécue comme un lieu de non conflit qui, pour ne pas être éradiqué, est néanmoins rejeté à l'extérieur et réapparaîtra inévitablement à un moment ou à un autre.

L'émancipation de l'homme, son apprentissage et la maîtrise de sa liberté gagnée devraient, selon Célestin Freinet, lui garantir l'éradication définitive de l'état de guerre dans son environnement. Or, compte tenu des composantes inhérentes à la nature humaine qui, chaque jour s'offre à nos regards et à nos réflexions par ses expressions de violence, cela ne nous semble pas fonctionner ainsi. Le conflit d'idées, né de la rencontre avec l'autre, quand il en vient à s'emballer, lorsqu'il se fracture, est à l'origine des violences. Lorsque les conflits ne sont ni reconnus comme éléments des relations naturelles entre les hommes, ni acceptés au sein du champ éducatif, la possibilité de les maîtriser, à l'articulation entre paix et violence, est compromise dès lors qu'ils apparaissent de manière "sauvage". Dans ce cas leur valeur formatrice n'est pas mise à profit.

Ainsi mise en place, la pédagogie proposée est la construction d'un modèle de non-conflits que nous pouvons qualifier d'utopique en ce sens qu'elle est contestataire à son origine et qu'elle repose sur des vues imaginaires quant à l'égalité des individus dans un groupe et ne peut être transférée sur le plan macrosocial. D'autre part, le caractère d'insularité coupe le groupe de la réalité sociale ; si l'école de Célestin Freinet s'ouvre néanmoins sur l'extérieur par la classe promenade, les visites aux artisans, l'imprimerie et la correspondance scolaire par exemple, il reste au demeurant que nous assistons à un retranchement dans la classe, c'est le groupe qui écrit et imprime. Même si les élèves échangent avec d'autres classes, ces actions ne sont‑elles pas plus du ressort de l'information que de la communication ?

Du point de vue de Maria Montessori, la paix, qui est une construction, se présente, pour employer un terme actuel, de manière fractale ; c'est-à-dire où l'unité de la forme trouve sa construction dans l'irrégularité, dans la fragmentation qui génère l'ensemble. Ce qui a lieu dans la rencontre entre individus au sens large, à savoir entre les enfants eux-mêmes, entre les enfants et les adultes se retrouve selon elle également représenté à l'échelle des nations.

C'est précisément entre les adultes et les enfants qu'il faut d'abord éliminer les conflits. Ainsi, conjecture Maria Montessori, les adultes qui n'auraient pas connu de conflits initiaux ne seraient, pas des êtres belliqueux. Il faut, selon elle toujours, développer la tolérance, cette capacité à reconnaître que l'autre est à la fois semblable et différent.

Cette conception, s'appliquant à l'échelle des rapports interindividuels, tout de même qu'aux rapports que doivent entretenir les civilisations ainsi que les religions entre elles, en vue de l'établissement d'une harmonie universelle, c'est à l'enfant qu'il revient de "bâtir l'homme", selon son expression, afin de créer une nation unique889.

Il faut que tous les hommes cessent de se ‘"’ ‘considérer comme des individus isolés, en concurrence les uns avec les autres pour la satisfaction de leurs besoins immédiats’ ‘"’ ‘ 890 ’ ‘.’

Assurer le progrès "social organisé" en vue de la paix dans le monde, nécessiterait selon Montessori, la compréhension et la transformation des phénomènes sociaux, afin de pouvoir les transformer, d'où le but que devrait se fixer une science de la paix. Le rôle de l'éducation est majeur en ce domaine. Il convient ‘"’ ‘de mettre en acte la valeur potentielle de l'homme, lui permettre d'atteindre le maximum de ses dynamismes, le préparer vraiment à changer la société humaine, à la faire passer sur un plan supérieur... [qui est] la civilisation, ou, en d'autres mots, la création d'une supernature’ ‘"’ ‘ 891 ’ ‘.’

Or, si l'espoir est noble, n'est-ce pas cependant nier une composante fondamentale des relations humaines, tant individuelles que sociales ? Dans cette logique, la nature même du conflit s'en trouve évacuée et déniée de tout sens. C'est en cela que Maria Montessori modèle ses classes comme sphères de non conflit, où la maîtresse montessorienne est dévouée corps et esprit au développement de l'enfant, être avec lequel il ne faut pas entrer en conflit.

Outre cela, Maria Montessori semble adhérer au courant positiviste, mais souvent les développements scientifiques qu'elle nous propose se présentent de façon contradictoire en regard des justifications philosophiques de ses options. Dès 1915, elle décrit, par exemple, la "maison des enfants" comme un laboratoire de recherches qui conduit à approcher l'âme de l'enfant quant à son développement. Les principes qui semblent être à la base des options éducatives et pédagogiques de Montessori se révèlent du domaine de l'immanence et du vitalisme. Le concept du plan de construction immanent mis en lumière par le concept "d'embryon spirituel". N'écrit-elle pas : ‘"’ ‘l'origine du développement réside dans l'âme. L'enfant ne grandit pas parce qu'il se nourrit... respire... il grandit parce que la vie potentielle en lui s'épanouit, parce que l'embryon fécond, qui est à l'origine de sa vie, continue son développement conformément à son programme biologique héréditaire’ ‘"’ ‘ 892 ’ ‘.’

Il convient donc de libérer les énergies cachées chez l'individu, c'est encore permettre à l'impulsion vitale de s'exprimer et de croître.

L'idée de ce plan immanent suppose la nécessaire libération qui assure le développement de l'enfant par l'effet d'un environnement qui lui sera favorable. Par voie de conséquence, l'éducation ne peut, selon Maria Montessori, que parfaire et ouvrir à l'enfant des horizons où il pourra se réaliser lui-même, sachant cependant que toute éducation "ne peut en modifier sa nature profonde"893. La doctoresse italienne prolonge l'option d'immanence par son approche religieuse. Ainsi, écrit-elle dans ses cours d'anthropologie pédagogique : ‘"’ ‘nous sommes immoraux si nous désobéissons aux lois de la vie... car la règle de vie qui triomphe de par l'univers est ce qui constitue notre conception du beau, du bon et du vrai, en un mot du Divin’ ‘"’ ‘ 894 ’ ‘.’

Dès lors, nous saisissons mieux ce que Maria Montessori entend par le développement normal de l'enfant. Celui-ci doit être aidé par l'éducateur – ou plus exactement l'éducatrice - qui a l'obligation d'obéir à ces lois. Et : ‘"’ ‘si l'on ne s'y tient pas, l'on s'écarte du principe qui assigne Dieu comme guide à l'enfant ; car on a alors perdu le contact avec les lois que Dieu lui-même a établies’ ‘"’ ‘ 895 ’.

Ainsi les hommes doivent accomplir leur vie en harmonie ; et, de fait, le conflit est caractérisé implicitement de concept contre nature. Pour construire un monde où règne la paix, il est indispensable de mettre fin à la "guerre" entre l'enfant et l'adulte en établissant de meilleures relations entre ces deux classes de la société, ainsi que l'affirme Maria Montessori.

La voie normale de la hormé, cette impulsion vitale organo-formatrice, doit être libérée afin que le plan immanent puisse avoir quelque chance de se dérouler normalement. Ceci correspond précisément à ce que Maria Montessori nomme dans ses écrits la "normalisation de l'enfant".

La perfection sociale qui conduirait à la paix viendrait de l'ordre des lois de la nature que ces enfants, ainsi libérés, auront rejointes. Il nous semble que ces conceptions ne sont pas très éloignées de ce que Kant dans son projet de paix perpétuelle, de manière ironique, nommait "le doux rêve des philosophes", car en effet cela néglige tout un pan de la personnalité humaine marquée par la différence dans la ressemblance, des choix et des désirs de chacune et chacun.

Il apparaît en finalité que l'éducation à la paix ne sera toujours qu'une simple préparation de l'espoir de paix, mais en aucun cas son établissement durable et définitif par translation de l'école vers la société.

L'éducateur, par la pédagogie qu'il met en place, ne peut que faciliter, guider, accompagner, l'enfant. A terme, ce dernier doit pouvoir ainsi accéder à plus d'autonomie et parvenir par là même à la capacité de se décentrer face aux réactions immédiates, lesquelles en absence de raisonnement et de réflexivité, risquent fort de générer de l'agressivité et de la violence.

La paix se présente alors comme un devoir en ce sens qu'elle n'est pas naturelle à l'homme. Kant est à ce propos le philosophe qui a sans doute le mieux conceptualisé cette problématique. Dans la formulation de son impératif catégorique : d'abord ‘"’ ‘agis, écrit-il, seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle’ ‘"’ ‘ 896 ’, ce qui représente un concept général du bien moral. Ensuite, du point de vue pratique, l'impératif s'exprime ainsi : ‘"’ ‘agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen’ ‘"’, ce qui nous conduit au règne des fins, principe pratique de la volonté qui se réfère à l'autonomie de la volonté. C'est encore le principe selon lequel ‘"’ ‘l'Idée de la volonté de tout être raisonnable [est] comme volonté légiférant de manière universelle’ ‘"’ ‘.’

C'est précisément, nous semble-t-il, en référence à l'impératif kantien que, l'éducateur "armé" de sa pédagogie peut favoriser l'expression et la lente maturation chez l'enfant du devoir d'humanité. Devoir, qu'à défaut de le formaliser dans les premières années de son existence, l'enfant est néanmoins dans la capacité de l'approcher de manière intuitive par l'impact de l'exemple que l'adulte peut lui proposer.

Célestin Freinet, Maria Montessori et de manière plus générale les penseurs de l'Education nouvelle, ont ceci en commun qu'ils portent leurs espérances sur l'enfant, homme en devenir, qui, au terme de son enfance amènera le changement des mentalités et par suite celui de la société. Ils font le pari que la société peut sortir de sa corruption.

Pour l'un, il s'agit de réaliser les conditions, dans une option complexe ainsi que nous l'avons développé, d'une révolution au sein de l'école pour que la société, composée d'adultes ainsi formés, s'en trouve à son tour changée ; pour l'autre, pensant découvrir un "embryon spirituel" en chacune et chacun des enfants, elle établit de manière non moins complexe un remodelage de l'éducation par une structure adaptée à ses options tant religieuses que scientifiques.

L'homme reste néanmoins caractérisé par son "insociable sociabilité", ce qui, de fait, induit la reconnaissance de l'existence du conflit comme composante de la nature des relations humaines. Que ce soit dans les relations interindividuelles ou entre groupes, les vertus du conflit seraient à considérer comme présentant un caractère positif. De nombreux progrès ont été réalisés grâce à des conflits, sans pour autant dégénérer en violence déclarée.

Cependant, la violence reste un risque possible. La raison est un choix qui laisse ouvert celui de la violence. C'est une expression de la liberté irréductible.

Dénier l'existence et la nécessité du conflit, ainsi que l'ont fait Célestin Freinet et Maria Montessori, nous semble devoir engager l'humanité sur un chemin dangereux, celui d'un pacifisme aveugle et désarmé, alors qu'il apparaît que le conflit est le médium fondamental qui assure aux hommes leur progression vers l'humanité. La relation à l'autre permet de progresser précisément parce que deux singularités sont mises en présence et dès lors, naît le conflit. L'existence du conflit n'est cependant pas liée uniquement à la rencontre de l'autre homme, mais également et de manière plus générale à la rencontre avec une différence ou encore une résistance telles qu'en présentent à l'homme son environnement et la nature plus généralement.

Il est indispensable de guider l'enfant qui est confronté à ce qui lui résiste. Il a besoin de se heurter, tant aux réalités objectives qu'aux autres, individuellement et collectivement. C'est sans doute cela qui est l'essence même de la vie en société.

Au cours de sa vie individuelle et sociale, la volonté de l'enfant, puis de l'adulte, sera sans cesse sollicitée. Il est de fait nécessaire de préserver cet espace où le dialogue des contraires puisse s'établir et que, par une décision volontaire, l'enfant et l'homme plus tard, puissent s'appuyer sur la valeur du conflit pour progresser dans leur humanité.

Une possible éducation à la paix requiert une réflexion questionnante sur les modalités à mettre en œuvre dans le sens d'une pédagogie du conflit. Une pédagogie de l'émancipation de l'homme devrait sans doute considérer la violence, comme un risque accepté, inhérente à la nature de l'homme et par voie de conséquence le conflit comme élément essentiel à maîtriser, en vue d'une éducation à la paix.

Il semble, qu'à ce propos, un des grands problèmes de l'école actuelle soit sans doute moins d'instaurer la paix que de gérer les conflits qui se développent en lien avec une interpénétration sociale.

La réalité demeure faite de violence et de guerre. L'univers humain sera-t-il un jour pacifié ? Les aspirations humaines seront-elles harmonisées ? Mais, cette paix ne serait-elle pas la signature de la mort à venir ?

L'assemblée générale des Nations Unies a proclamé l'an 2000 ‘"’ ‘année internationale de la culture et de la paix’ ‘"’, le Directeur général de l'U.N.E.S.C.O. indique dans son rapport que : ‘"’ ‘la promotion d'une culture de la paix est une entreprise si vaste et si ambitieuse qu'elle ne pourra être ’ ‘menée à bien qu'à condition de devenir une priorité pour l'ensemble du système des Nations Unies. Si l'éducation, au sens le plus large du terme, est la principale forme d'intervention, elle devra, pour porter ses fruits, aller de pair avec l'action en faveur de la justice sociale et du développement humain durable’ ‘"’ ‘ 897 ’ ‘.’ Actuellement, en ce début du XXIe siècle la configuration géopolitique ne laisse guère espérer qu'à court terme, les hommes qui disposent du pouvoir de décision aient la capacité, voire le désir majeur d'aller en ce sens.

Il reste au demeurant que non seulement on peut, mais que l'on doit éduquer à la paix. Il s'agit d'une "utopie nécessaire"898, comme le fait remarquer Jacques Delors dans un rapport à l'UNESCO pour le XXIe siècle sur l'éducation. L'éducation a en effet un rôle fondamental à jouer en ce domaine, mais ce n'est pas à elle seule que revient cet impératif, il s'agit d'une tâche commune qu'il incombe à chacune et à chacun d'entreprendre de manière constante avec vigilance et opiniâtreté car la paix ne saurait être synonyme de tranquillité.

Notes
886.

- FREINET (C.), cité par Elise Freinet in Naissance d'une pédagogie populaire, Op. Cit. p. 319.

887.

- FREINET (C.), Ibid. p. 85.

888.

- Ibid. p. 82.

889.

- MONTESSORI, (M.), L'éducation et la paix, Op. Cit. p. 94.

890.

- Ibid. p. 19.

891.

- Ibid. pp. 21-22.

892.

- MONTESSORI, (M.), citée par W. Böhm, in Quinze pédagogues, Op. Cit. p. 153.

893.

- Ibid.

894.

- Ibid. p. 155.

895.

- Ibid. p. 156.

896.

- KANT, (E.), Métaphysique des mœurs, Paris, GF, Tome I, 181 p. pp. 97-111.

897.

- MAYOR (F.), in"Contribution au rapport du Directeur général de l'U.N.E.S.C.O. au rapport du Secrétaire général de l'O.N.U. sur le projet : vers une culture de paix", source : http://www.unesco.org/general/fre/mayor.htm.

898.

- DELORS, (J.), L'éducation ou l'utopie nécessaire in L'éducation un trésor est caché dedans, Paris, UNESCO, 1999. 275 p.