Introduction

L’hypothèse de laquelle nous partons dans notre thèse n’est ni nouvelle ni originale en linguistique. Elle postule que les expressions spatiales sont sémantiquement et grammaticalement fondamentales et qu’elles servent à décrire non seulement les relations spatiales mais d’autre types de relations, notamment les relations temporelle. Elle est attestée et illustrée dans de nombreux travaux linguistiques. Notre ambition n’est donc pas de la défendre ou attaquer. Le but de ce travail est de répondre aux questions suivantes : Pourquoi l’espace est-il utilisé pour parler du temps ? Comment est-il utilisé pour parler du temps ? Avec quelles variations à travers les langues ? Pour répondre à la première, nous aurons besoin d’un fond théorique très solide : il faut comprendre ce que sont en fait les caractéristiques de l’espace et du temps, comment elles sont représentées dans notre esprit et quel est le lien cognitif entre elles. Pour répondre à la deuxième et à la troisième nous allons analyser des expressions spatiales et temporelles non seulement en français mais aussi dans d’autres langues indo-européennes et non-indo-européennes : l’anglais, le serbe (et parfois d’autres langues slaves), le swahili, le kikuyu, le louo, l’arabe et le japonais.

Bien évidemment, les deux premières questions (pourquoi et comment) sont connectées et on ne peut pas aborder l’une sans prendre en considération l’autre : les travaux sur la cognitions du temps et l’espace nous aideront à expliquer les différents phénomènes linguistiques mais en même temps les phénomènes linguistiques serviront à tester la validité de ces hypothèses.

Nous allons maintenant présenter succinctement les contenus de huit chapitres de notre thèse.

Le premier chapitre est introductif : on y parle des notions et des hypothèses qui constituent la base de cette thèse. La première de ces hypothèses est l’hypothèse du déterminisme linguistique (l’hypothèse Sapir-Whorf), que nous allons essayer de contester dans notre travail. Pour pouvoir l’attaquer, il faut tout d’abord comprendre ce que sont les concepts et quelle est leur relation avec les mots du langage. Ensuite, nous introduirons l’hypothèse du localisme linguistique mais aussi les hypothèses cognitives sur la relation entre le temps et l’espace. Nous allons nous arrêter sur celle de Jackendoff (1985) d’après laquelle ‘«’ ‘ la cognition de l’espace précède celle du temps »’ et de laquelle il s’ensuit que la représentation du temps est une simplification de la représentation de l’espace. La dernière idée va être renforcée dans cette thèse par les résultats des études sur la physique naïve chez les nourrissons, dont nous parlerons aussi dans ce chapitre. Finalement, nous justifierons notre choix de la perspective comparative et nous présentons les langues sur lesquelles nous allons travailler : l’anglais, les langues slaves, le swahili, le kikuyu, le louo, l’arabe et le japonais.

La raison d’être du chapitre 2 est de présenter les théories qui seront utilisées dans nos analyses : 1) la Théorie de la Pertinence (Sperber & Wilson, 1986) et notamment les notions d’usage descriptif et d’usage interprétatif ; 2) la Théorie de l’Optimalité (Prince & Smolensky, 1993) et son principe de base : l’ordonnancement des contraintes ; 3) la Théorie du Lexique Génératif (Pustejovsky, 1995) et notamment le phénomène de la coercion, qui joue un rôle très important dans les usages non-standard des prépositions spatiales et temporelles. Nous y parlerons aussi de la linguistique cognitive au sens de Lakoff (Lakoff, 1982, 1987) et notamment du phénomène de la métaphore et de la fusion conceptuelle (conceptual blending). Cette approche est une alternative aux courants théoriques sur lesquels nous nous appuierons dans cette thèse.

Dans le troisième chapitre nous donnerons l’état de l’art des travaux philosophiques et linguistiques sur le temps et de l’espace. Nous présenterons la taxonomie de Vendler des classes aspectuelles (Vendler, 1957), et la théorie de Reichenbach (1947) dans laquelle tout temps verbal est défini par trois points sur l’axe temporel (S = le moment de la parole, R= le point de référence et E= le moment d’éventualité). Nous y introduirons aussi l’opposition spatio-temporelle entre S=R et S≠R où S peut être vu non seulement comme le moment de la parole mais aussi comme l’endroit où se trouve le locuteur. Quant à l’espace, nous présentons les travaux de Jackendoff (1991, 1996), Herskovits (1986, 1997), Vandeloise (1986, 1992, 1999) et Talmy (2000), qui portent sur la cognition de l’espace et sur la sémantique des prépositions spatiales. Nous y parlerons aussi des travaux de Levinson (1996a, 1997, 2003), qui abordent le phénomène des variations dans la représentation de l’espace, variation qui ont leur source, selon cet auteur, dans les différences entre les systèmes linguistiques.

Dans le chapitre 4, nous essayerons de constituer une ontologie minimale de l’espace, comparable à l’ontologie temporelle présentée au chapitre 3. Elle consiste en entités spatiales, en leurs caractéristiques et en relations (méréologiques, topologiques et autres) entre elles. Notre approche est basée sur les travaux de Jackendoff, sur la structure de notre représentation spatiale faite par Casati & Varzi (1999, 2000) et sur la notion de cadre de référence, élaboré par Levinson (1996a) et Jackendoff (1996). Les primitifs de cette ontologie nous servirons dans nos analyses linguistiques.

Le cinquième chapitre de notre thèse est consacré au système des prépositions spatiales, spatio-temporelles et temporelles en français. Notre but est de voir en quoi consistent leurs sémantismes de base, comment on peut les définir par rapport aux primitifs spatio-temporels (définis au chapitre 4) et de quelle théorie on a besoin pour le faire. A partir de cela nous formulerons certaines hypothèses sur l’emploi des prépositions qui seront testées aux chapitres 7 et 8. Nous y présenterons aussi une revue contrastive des prépositions spatio-temporelles dans les langues sur lesquelles nous travaillons dans cette thèse.

Dans le chapitre 6, nous aborderons un phénomène linguistique en serbe qui est, comme on le verra, basé sur l’opposition massif-comptable, qui est un de nos primitifs spatio-temporels. Il s’agit de l’opposition entre les prépositions po, na (sur), u (dans). Nous montrerons que ces prépositions sont employées non seulement pour dénoter les relations dans le domaine des entités spatiales, mais aussi dans le domaine des phénomènes naturels. Nous essayons de comprendre pourquoi l’emploi de la préposition po (dont le sémantisme est contact dynamique) livre une interprétation temporelle des phrases. Dans la partie contrastive de ce chapitre, nous observerons les équivalents de ce phénomène linguistique dans certaines langues slaves (notamment en bulgare qui met en jeu aussi l’opposition présence- absence d’article défini) et en kikuyu.

Le chapitre 7 a pour le but d’analyser et d’expliquer les usages non-standard des prépositions spatiales et temporelles. Par usages ‘«’ ‘ non-standard des prépositions »’ nous entendons les usages qui s’opposent à la ‘«’ ‘ nature des prépositions »’, à savoir les usages temporels des prépositions ‘«’ ‘ strictement spatiales ’» et des usages spatiaux des prépositions «‘ strictement temporelles »’. Nous nous arrêterons notamment sur devant et derrière temporels, sur le problème de la directionnalité du temps et sur l’expression de la postériorité par rapport au moment de la parole (dans + le complément temporel).

Dans le huitième et dernier chapitre de notre thèse, nous analyserons les usages temporels des prépositions ni spatiales ni temporelles en français, après quoi nous procéderons à la revue contrastive du phénomène de l’opposition S=R et S≠R dans le temps et l’espace. Enfin, nous essayerons d’expliquer la possibilité d’employer (en swahili, en serbe et en français) des déictiques spatiaux (comme ici et ) dans le sens temporel et nous observerons les effets de ce type d’emplois non-standard. Dans l’appendice, nous verrons si les propositions de la linguistique cognitive peuvent nous aider à résoudre les problèmes théoriques et linguistiques que nous avons abordés dans cette thèse.

Rappelons enfin que, dans le célèbre roman de Lewis Carroll, l’héroïne, Alice se demande à quoi sert un livre sans image ni dialogue. Nous lui avons obéi : notre thèse a des illustrations (des schémas) et si elle n’a pas de dialogues, elle a beaucoup d’exemples dans des langues diverses.