1.2.2 - Sur l’hypothèse du déterminisme linguistique en général

La linguistique du dix-neuvième siècle se caractérise par un intérêt accentué pour la découverte, l’analyse et la classification de langues jusque-là peu connues. Les travaux des linguistes étaient d’un côté consacrés à la recherche des ressemblances entre certaines langues et leur but était de les grouper par famille (c’est ainsi qu’on a déterminé les membres de la famille indo-européenne dont certains paraissaient très éloignés et que les racines communes des mots qui prouvaient cette parenté ont été reconstituées). Curieusement, les idées de la linguistique diachronique ont même influencé le grand évolutionniste Charles Darwin. En effet, celui-ci a été inspiré par l’œuvre de Franz Bopp, le philologue allemand, qui, en 1816, a proposé que toutes les langues Indo-Européennes sont descendues de la même langue-racine (Hands, 2001, 35). Parallèlement, l’hypothèse de Darwin était que toutes les espèces se sont développées à partir d’un ancêtre commun à travers la sélection naturelle. Chose intéressante, Darwin a été fasciné par les espèces exotiques qu’il avait observées en Amérique et Australie ; de même, lorsqu’il s’agissait de langues non-indo-européennes, les philologues étaient attirés par leurs différences et particularités (grammaticales et sémantiques) qui attestaient de l’exotisme des cultures et mondes lointains où elles étaient parlées.

Ainsi, il ne suffisait pas de décrire les différences linguistiques entre les langues indo-européennes et non-indo-européennes ; l’intention de certains linguistes était de démontrer que ces différences découlaient (ou même étaient à la base) de différentes façons de penser et d’analyser, voire de percevoir, la réalité. Cette hypothèse, qui semble aujourd’hui très audacieuse, a été acceptée et propagée dans les milieux scientifiques européens. Le premier nom associé à ces idées est celui de W. von Humbolt (voir Penn, 1972), un des plus grands esprits allemands de son époque. Dans ses oeuvres, Humbolt stipulait que l’image que nous avons du monde dans lequel nous vivons (Weltanschauung) nous est donnée par la langue que nous parlons. Pour Humbolt, il n’y a pas de différence entre la pensée et la parole. Nous pensons d’une manière qui dépend de notre langue maternelle. Quant aux langues, elles ne sont pas également ‘«’ ‘ évoluées ’» : les langues synthétiques (telles que le latin ou le sanskrit) sont supérieures par leur structure aux langues analytiques (telle que le chinois).

Les idées de Humbolt sont à la base du déterminisme linguistique, qui, plus tard, dans la première moitié du vingtième siècle, à la suite des travaux des anthropologues américains E. Sapir et B. L. Whorf, a connu son apogée. Leurs analyses 1 des langues et cultures améro-indiennes prétendaient que les peuples indigènes de l’Amérique parlaient et par conséquent pensaient et agissaient d’une manière totalement différente des Européens. Autrement dit, pour eux, l’être humain est prisonnier de sa langue et sa culture : les catégories de base de la réalité ne sont pas ‘«’ ‘ dans le monde ’» mais sont imposées par le système linguistique et la culture. Notons qu’il existe une version plus modérée du déterminisme linguistique, à savoir le relativisme linguistique, qui explique que les différences entre les langues illustrent des différences dans la pensée de leurs locuteurs, mais qui ne pose pas que la pensée est totalement et exclusivement déterminée par la langue (en fait, il a une interdépendance entre les deux). Plutôt, la langue influence la perception et la façon de mémoriser les choses. Or, il faut souligner que le même terme (le relativisme linguistique) figure aussi dans l’hypothèse originale Sapir-Whorf : selon elle, les distinctions encodées dans une langue ne peuvent être trouvées dans aucune autre langue (Crystal, 1987).

Le passage qui nous allons citer est un des illustrations les plus connues du déterminisme whorfien :

‘« Nous disséquons la nature selon les lignes tracées par notre langue d’origine (...) le monde se présente dans un flux kaléidoscopique d’impressions qui doit être organisé par notre pensée – et cela signifie surtout par le système linguistique qui est présent dans notre pensée. (...) Nous découpons la nature, nous l’organisons en concepts et nous attribuons les significations comme nous le faisons, surtout parce que nous sommes impliqués dans un accord pour l’organiser ainsi. » (Whorf, 1956, 240. Nous traduisons).’

Ce qui est intéressant dans notre perspective est que Whorf s’intéressait particulièrement à la notion de temps chez les locuteurs de la langue hopi (une langue amerindienne qu’il prétendait maîtriser). Chose curieuse, c’est exactement dans ce domaine que Whorf a trouvé des preuves que les Hopis pensent d’une manière totalement différente de la nôtre. C’est la conséquence du fait que leur langue ne leur permet pas de passer du niveau des représentations concrètes au niveau de l’abstrait. Comme le dit Whorf dans son livre ‘«’ ‘ Linguistique et anthropologie »’ (Whorf, 1969, 102) :

‘« Dans l’univers mental des Hopi il n’y a pas place pour un espace imaginaire ».’

Notes
1.

Il faut néanmoins rappeler que Sapir, par ailleurs un grand linguiste (son livre Language, de 1921, est une grande œuvre théorique), était beaucoup moins déterministe dans ses travaux que Whorf. Il disait, plus prudemment, que les différentes langues décrivent différents aspects de la réalité.