1.2.4 - Contre Whorf

Près d’un demi-siècle après Sapir et Whorf, Malotki (1983), dans son étude du hopi, montre que cette langue possède des temps chronologiques, des métaphores pour les indications de temps, des unités de temps (les jours, les parties du jour, les déictiques, les mois, les saisons et les années) et des moyens pour les compter.

Après cette découverte de Malotki, ainsi que la parution de nombreux travaux linguistiques et anthropologiques qui soulignent l’universalisme de la pensée humaine, on pourrait s’attendre, à l’heure actuelle, à ce que l’hypothèse Sapir-Whorf soit à peu près complètement tombée en désuétude. De fait, il n’en est rien et elle connaît une renaissance due, dans le domaine spatial, aux travaux récents de Levinson (Levinson, 1996a, 1997, 1998, 2003). Levinson note en effet que le cadre de référence relatif utilisé dans la plupart des langues indo-européennes pour exprimer les relations spatiales est loin d’être le seul et que certaines langues utilisent d’autres cadres de référence.

On parlera plus tard (dans la section 1.5 de ce chapitre et au chapitre 3) plus amplement des différents types de cadres de références, mais, pour le moment, disons que ce sont des structures cognitives abstraites ; plus précisément ce sont les représentations géométriques qui supportent la cognition spatiale (Eschenbach, 1999, 329). Ils servent à établir les coordonnés de l’objet référentiel, à partir desquelles on situe l’objet focal (l’objet dont la position est inconnu). D’après Levinson (1996a, 1997), il n’y en a que trois : le cadre de référence relatif, le cadre de référence intrinsèque et le cadre de référence absolu. Le premier cadre est basé sur les parties inhérentes de l’objet, le deuxième sur les axes corporels de l’observateur et le troisième sur les points de référence abstraits et prédéfinis (un peu comme les notions de Nord ou Sud).

Dans ces travaux, Levinson étudie des langues qui, à la différence des langues indo-européennes, utilisent le cadre de référence absolu. Il s’agit notamment d’une langue amérindienne — le tzeltal. Levinson explique que cette langue a un système absolu de référence spatiale, basé, grossièrement, sur les points cardinaux. En plus de cette remarque linguistique, Levinson a réalisé un certain nombre d’expériences psychologiques portant sur des locuteurs du tzeltal et sur des locuteurs de langues indo-européennes (le néerlandais) pour montrer que l’appréhension même de l’espace, au-delà de l’expression linguistique des relations spatiales, est gouvernée et contrainte par la langue maternelle des sujets testés. En d’autres termes, les Hollandais et les Indiens Tzeltal n’ont pas la même appréhension, la même représentation conceptuelle, de l’espace. Nous y reviendrons au chapitre 3 dans la section dans laquelle nous présentons les travaux de Levinson sur la cognition de l’espace.

Dans le même esprit, Françoise Ozanne-Rivierre (1997) parle de l’orientation spatiale chez les locuteurs de langues austronésiennes et notamment de la langue malgache. Elle explique qu’à la différence des locuteurs des langues indo-européennes qui utilisent une orientation spatiale relative, les locuteurs du malgache utilisent une orientation absolue. Cette différence est due aux différences linguistiques entre les langues en question.

Un autre défenseur du relativisme linguistique, Lucy, dans son livre sur la diversité linguistique (Lucy, 1992), explique que les différences linguistiques entre l’anglais et le yucatec maya influencent les résultats dans des épreuves non-linguistiques. En effet, dans les deux langues les mots pour les animaux ont le pluriel (un chat, des chats, beaucoup de chats) alors que les mots pour la substance continue ne l’ont pas (le sucre, beaucoup de sucre). Cependant, les outils sont considérés en anglais comme des objets comptables et ils ont un pluriel, tandis qu’en yucatec maya, ils sont vus comme une substance (massif) et n’ont pas de pluriel. Afin de voir si cette différence linguistique peut influencer la performance dans le domaine non-linguistique, Lucy a effectué un test dans lequel les sujets regardaient des images avec des outils. D’après ses résultats, les locuteurs de l’anglais se rendaient compte du changement de nombre d’outils, tandis que les locuteurs de yucatec mayan ne le remarquaient pas. La conclusion de Lucy était qu’ils observaient l’ensemble des outils comme une masse et que la nature de leur système linguistique les empêchait de les compter.

Les travaux de Levinson et de Lucy ont été abondamment discutés, favorablement ou non, ces dernières années. Nous n’entrerons pas ici dans cette discussion, mais nous aborderons le problème dans notre thèse et nous essaierons de défendre l’hypothèse de Casati & Varzi qui entre directement en contradiction avec l’hypothèse Sapir-Whorf :

‘«  L’espace (ou le monde) n’est pas structuré par le langage, mais la structure de l’espace est elle-même reflétée dans le langage   »  (Casati & Varzi, 1995, 188. Nous traduisons). ’

Soulignons que, à notre avis, cette hypothèse est également valable dans le domaine temporel, car, comme nous allons l’expliquer plus tard, la représentation du temps est basée sur la représentation de l’espace.