1.2.5 - La catégorisation des couleurs

Il convient de terminer cette discussion sur le relativisme linguistique en évoquant un sujet qui a soulevé beaucoup de questions et initié beaucoup de recherches. Il s’agit de la perception et de la catégorisation des couleurs. En effet, les linguistes se sont très vite rendus compte que dans le domaine des couleurs on ne trouve pas d’isomorphisme entre les différentes langues. Ainsi certaines langues (par exemple le français) ont un grand nombre de termes pour désigner des couleurs et des nuances différentes, mais d’autres langues sont très parcimonieuses dans ce domaine : la langue des Danis de la Grande Vallée en Nouvelle Guinée a seulement des mots pour le noir et le blanc. Au dix-neuvième siècle certains chercheurs sont allés très loin dans leur interprétation du lexique pour les couleurs. A titre d’exemple, W. Gladstone prétendait que :

‘« L’organe des couleurs et ses impressions étaient seulement partiellement développées chez les Grecs de l’Age héroïque »  (cité in Berlin & Kay 1969 :135. Nous traduisons). ’

A notre époque, beaucoup de linguistes, d’anthropologues et de psychologues cherchent à déterminer s’il existe une corrélation entre la variable linguistique pour différencier les couleurs et la variable non-linguistique, qui est la mémoire pour les couleurs. Plus précisément, si, comme le montrent Lucy et Shweder dans leurs travaux (voir Lucy, 1992), les locuteurs des langues dont le lexique pour les couleurs est très riche ont une meilleure performance dans les tests de la mémorisation des couleurs que les locuteurs des langues qui ont seulement quelques termes pour les couleurs, on pourrait conclure que dans ce cas la langue influence la perception et la pensée (une confirmation de l’hypothèse Sapir-Whorf).

Cependant les linguistes et les psychologues non-déterministes tels que Rosch (Rosch, 1978) ont fait d’autres expériences qui ont montré qu’une saillance perceptuelle universelle détermine les variables linguistiques et non-linguistiques. Ainsi, il se trouve que les Danis de la Grande Vallée apprenaient plus rapidement une nouvelle catégorie de couleurs fondée sur le rouge vif qu’une catégorie où n’entrait pas le rouge. En plus, les résultats des tests que Rosch a faits avec des locuteurs des langues différentes montrent que l’être humain a une mémoire légèrement meilleure pour les couleurs nommées dans sa langue, mais que même les couleurs sans noms sont assez bien retenues.

Une autre étude sur le vocabulaire des couleurs mérite d’être mentionnée : il s’agit du grand projet en linguistique contrastive de Berlin et Kay où plus de cent langues ont été analysées. Les résultats attestent que, malgré les différences lexicales, il y a des universaux dans la sémantique des couleurs : premièrement, dans toutes les langues les termes fondamentaux pour les couleurs sont focalisés sur une des onze couleurs principales. Ensuite, il y a une séquence évolutive qui est toujours présente dans le développement du lexique pour les couleurs : 1) le blanc et le noir précèdent le rouge ; 2) le rouge précède le vert et le jaune ; 3) le vert et le jaune précèdent le bleu ; 4) le bleu précède le marron ; 5) le marron précède le pourpre, le rose, l’orange et le gris (Berlin & Kay, 1969).

Au moment où nous écrivons cette thèse, d’autres expériences s’effectuent et il semble qu’elles ne vont pas à l’encontre de l’hypothèse selon laquelle le lexique influence la perception des couleurs. Ainsi, dans leur article, Davidoff et al. (1999) parlent de la relation entre la catégorisation des couleurs et le lexique.

Les résultats des tests que cette équipe a effectués avec des locuteurs de la langue berinmo (Papouasie-Nouvelle Guinée) et des locuteurs de l’anglais montrent que la perception des catégories était de manière consistante plus proche de la catégorisation linguistique de chacune des langues que de putatifs universaux perceptuels sous-jacents. Pour les locuteurs natifs de l’anglais, il était plus facile d’apprendre la division bleu/vert qu’une division arbitraire entre les couleurs qui existent en berinmo : nol et wor. Davidoff insiste sur une chose : il faut faire la différence entre a) être capable de voir les couleurs b) comprendre la catégorisation des couleurs. Seule la deuxième capacité dépendrait du langage.

Cependant, pour voir dans quelle mesure c’est théoriquement possible, il faut comprendre la neurophysiologie des couleurs. La vision des couleurs est notre capacité à distinguer et à classifier les lumières de différentes distributions spectrales. Plusieurs facteurs sont responsables de la vision des couleurs : 1) la présence de différents photo-récepteurs (cônes) dans la rétine, 2) la présence dans la rétine d’un mécanisme post-réceptoral qui produit des signaux chromatiques qui sont envoyés dans la cortex visuel, 3) le mécanisme central qui transforme les signaux chromatiques en ‘« espace de couleurs »’ dans lequel l’observateur fait l’appariement (mapping) de ses sensations.

Il est clair que la langue ne peut pas influencer la rétine et reconnecter les cellules ganglionnaires, mais elle peut peut-être avoir un rôle dans la création de ce qu’on appelle ‘«’ ‘ l’espace conceptuel des couleurs ’» (qui est la façon dont se fait la division du spectre coloré).

Soulignons enfin qu’à la base du conflit entre relativisme et universalisme se trouve un autre problème plus philosophique, celui de la relation entre la notion de sens et la notion de concept.