1.3 - L’opposition sens, référence, signification, concept

Selon Smith (1996, 289), que l’on soit pour ou contre l’hypothèse Sapir-Whorf, on doit accepter qu’il y a une relation entre le sens des mots que nous utilisons pour désigner les entités dans le monde et les concepts sur le monde que nous avons dans l’esprit. La question fondamentale qui se pose est si le sens se réduit au concept. Pour pouvoir y répondre il faudra définir ces deux notions ainsi que d’autres qui sont en relation avec elles. Commençons par la triple distinction entre sens, référence et signification.

Ces termes, cruciaux en sémantique, ont été introduits par Frege. Selon Frege (1971), toute expression linguistique signifiante possède un sens (Sinn) et une référence (Bedeutung), qui sont les différents types des propriétés sémantiques. En fait, il s’agit d’une bipartition entre le sens et la référence. Frege (1971) distingue le référent d’une expression, à savoir les objets qu’elle désigne et son sens, à savoir la façon dont elle les désigne, les informations qu’elle donne pour permettre de les repérer. Plus précisément, la référence d’un nom est la relation entre cette expression linguistique et l’objet réel (par exemple la terre, le Soleil, l’océan Indien) qui est son référent et le sens d’une expression est ‘«’ ‘ la façon de laquelle son référent est présenté dans l’esprit ’» (Frege, 1971).

Ainsi, pour prendre un exemple classique, les expressions L’Etoile du matin, L’Etoile du Soir et Vénus ont la même référence, mais ont trois sens différents (i.e. elles donnent des indications différentes sur la façon d’atteindre leur référent). La nécessité d’une distinction entre sens et référence s’inscrit pour Frege dans la problématique des contextes opaques. Un contexte opaque se définit par le fait qu’on ne peut y substituer à une expression donnée une expression co-référentielle salva veritate. Ainsi, dans la phrase Jean croit que l’Etoile du Matin est Vénus, on ne peut substituer à Vénus l’expression L’Etoile du Soir sans changer la vérité de la proposition exprimée. Par ailleurs, si tout le poids sémantique d’une expression se réduisait à la référence, des phrases comme L’Etoile du Matin est l’Etoile du Soir seraient aussi triviales et peu informatives que des phrases comme L’Etoile du Matin est l’Etoile du Matin, ce qui n’est bien évidemment pas le cas. Si la référence n’est généralement fixée que pour une expression en usage, il en va bien différemment du sens qui est une caractéristique des expressions hors usage, fixée conventionnellement. On peut ainsi considérer que le sens d’une expression dénote sa signification lexicale 3 . Ainsi, quand nous apprenons une langue (notre langue maternelle ou une autre), nous apprenons la signification de ses mots qui est fixée par convention. C’est pour cette raison que Strawson (1974), retrouvant l’intuition frégéenne, dit que donner la signification d’une expression, c’est donner des instructions générales qui en gouvernent l’usage pour référer à des objets.

Une chose doit être mise en lumière à ce point de notre travail : nous discutons dans ce chapitre du sens, de la signification et des concepts parce que c’est autour de ces phénomènes que se déroule le débat fondamental entre le déterminisme et non-déterminisme linguistique. En effet, d’après les défenseurs du relativisme ou du déterminisme linguistique, la signification lexicale est égale au concept (c’est elle qui forme le concept), tandis que, d’après les défendeurs des théories adverses 4 , la signification lexicale ne se ramène pas au concept (il est indépendant d’elle).

Il est temps maintenant d’aborder la notion de concept. Commençons par citer Jackendoff et Landau :

‘« Il y a une tension fondamentale dans le terme concept – d’un côté c’est quelque chose dans le monde qui nous entoure, de l’autre, le concept est une entité dans notre esprit, une entité privée, le produit de l’imagination qui ne peut être communiquée aux autres qu’à travers le langage, le geste, le dessin ou un autre moyen imparfait de communication » ( Jackendoff & Landau, 1992, 22. Nous traduisons)’

La théorie des concepts évoque tout de suite le nom de Fodor 5 , qui, dans ses travaux (cf. Fodor, 1998), a insisté sur le fait que tous les concepts sont innés et que donc il n’y a pas de concepts fondamentaux. En effet, il les considère comme des unités non-analysables et génétiquement déterminées, au même titre que l’anatomie cérébrale. Cela va à l’encontre des études de Piaget (1989), dont l’opinion était que les bébés ne possèdent pas de concepts innés et qu’ils doivent les apprendre pendant leur développement (hypothèse de la table rase — tabula rasa).

Après de nombreuses critiques (voir Jackendoff & Landau, 1992), Fodor a donné une nouvelle théorie des concepts dont nous citons les cinq conditions non négociables (Fodor, 1998, 23-28. Nous traduisons) :

Notons ici qu’il y plusieurs théories sur les concepts que nous n’allons pas présenter ici (sur les concepts, cf. Reboul 2000a). Disons tout simplement que les concepts, selon différents auteurs (cf. e.g., Fodor, 1998, 34), peuvent être considérés comme :

Nous adopterons ici l’hypothèse de Jackendoff (Jackendoff, 1992, 21) selon laquelle les concepts sont construits à partir d’une base innée des concepts possibles, modulée par la contribution de l’expérience linguistique et non-linguistique. Selon lui, la base innée pour les acquérir doit consister en un ensemble de principes génératifs, qui repose sur des primitifs et des principes de composition à partir desquels se détermine l’ensemble de concepts lexicaux. Cela implique en retour que la plupart, si ce n’est la totalité, des concepts lexicaux sont compositionnels, construits sur la base des primitifs et des principes de combinaison de cette grammaire innée de concepts lexicaux 7 .

Quant à la relation entre les mots et les concepts, les mots ne sont pas le seul moyen d’accéder aux concepts. En effet, la conceptualisation est non seulement liée au langage, mais encore à la catégorisation et notamment à la discrimination à travers la perception visuelle. C’est une des raisons pour lesquelles on peut supposer qu’il y a une différence entre le sens des mots et le concept 8 .

Ajoutons que Jackendoff, dans sa théorie cognitive (Jackendoff, 1985), insiste sur le fait que le sens de l’expression linguistique consiste en sa structure conceptuelle ; celle-ci est définie comme une forme computationnelle qui encode notre conceptualisation du monde. Les structures conceptuelles créent dans notre esprit ‘«’ ‘ un monde projeté ’» et les expressions référentielles des langues naturelles sont des expressions qui se projettent (mapping) sur les expressions projectibles de la structure conceptuelle (Jackendoff, 1985, 36) . Manifestement, l’idée de Jackendoff n’est pas que le sens des mots détermine les concepts que nous avons, mais que, bien au contraire, le sens d’un mot dépend du concept que nous possédons.

Cependant, il faut souligner que certains mots n’encodent pas de concepts (it en anglais), d’autres encodent des pro-concepts (mon, avoir, long), car leur dimension sémantique doit être spécifiée pour que l’énonciation ait une valeur de vérité (Sperber & Wilson, 1998, 194). En revanche, certains concepts n’ont pas de mots correspondants et peuvent être encodés seulement de manière périphrastique (il n’y a pas de mot pour sibling —frère et/ou soeur— en français ni en serbe, mais cela n’empêche pas les locuteurs natifs de ces langues d’avoir ce concept). Enfin, il y a des concepts ad hoc, qui sont basés sur l’expérience personnelle individuelle qu’on ne partage pas avec autrui et pour lesquels on n’a (le plus souvent) pas de mots publics.

Notes
3.

Terme que nous utiliserons par la suite pour éviter la confusion, réservant le terme sens à un autre usage.

4.

Parmi lesquels l’auteur de cette thèse.

5.

Selon Fodor, le but de la psychologie cognitive est de découvrir comment on apprend et utilise les concepts (Fodor, 1998).

6.

Nous parlerons de la Théorie des prototypes au chapitre 2.

7.

Selon certains auteurs (cf. Sperber & Wilson, 1998), on peut parler de la syntaxe des concepts : en effet, nos représentations mentales ont une structure similaire à celle de la phrase et combinent des éléments du répertoire mental ; ces éléments sont des concepts mentaux, « les mots du mentalais ». Quant au mentalais, il est défini chez Pinker — à partir de Fodor (1975) — comme la langue hypothétique de la pensée, ou la représentation de concepts et propositions dans le cerveau dans laquelle se trouvent les idées, y compris les sens des mots et des phrases (Pinker, 1997, 478)

8.

Pour une approche différente, cf. chapitre 2, section 2.7, « La linguistique cognitive ».