1.4 - L’hypothèse de Jackendoff : « la cognition de l’espace précède celle du temps »

Il est temps d’introduire une hypothèse linguistique d’une très grande importance pour notre thèse, à savoir l’hypothèse du localisme. Selon cette hypothèse, les expressions spatiales sont sémantiquement et grammaticalement fondamentales. En d’autres termes, les expressions non-spatiales sont dérivées des mots servant à décrire l’espace et les relations des objets dans l’espace (Lyons, 1977, 718). A la base, le localisme traitait de phénomènes linguistiques, tels que le cas, les prépositions, l’aspect et les expressions déictiques. Mais, avec le développement des sciences cognitives, le localisme a pris une dimension nouvelle : dans leurs travaux, Gruber (1976) et Jackendoff (1985) ont insisté sur le fait que cette thèse radicale ne concerne pas seulement le langage, mais la cognition dans son ensemble. Dans cette optique, les notions abstraites seraient conçues selon des figures qui, originellement, servaient à concevoir l’espace .

En travaillant sur la sémantique du mouvement et de la localisation, ainsi que sur un grand nombre d’autres champs sémantiques (semantic fields), Jackendoff (1985) est arrivé à la conclusion que la sémantique de l’espace fonde celle de certains domaines non-spatiaux. Il introduit l’hypothèse des relations thématiques (HRT) qui postule que tous les [EVENEMENTS] et [ETATS] 9 de la structure conceptuelle sont organisés selon un ensemble très limité des principes issus principalement de la conceptualisation de l’espace (Jackendoff, 1985, 209). Plus précisément, dans n’importe quel champ sémantique d’événements et d’états, les fonctions principales d’événement, d’état, de chemin et de lieu sont des sous-ensembles des fonctions utilisées pour analyser la localisation et le mouvement spatial. Ces champs diffèrent seulement en ce qui concerne :

  1. Les types d’entités qui apparaissent comme thèmes ;
  2. Les types d’entités qui apparaissent comme objets référentiels ;
  3. La relation qui joue le rôle de la localisation dans le domaine des expressions spatiales (Jackendoff, 1985, 189).

Dans le domaine temporel, on a la situation suivante : les [EVENEMENTS] et [ETATS] apparaissent comme thème, le [TEMPS] apparaît comme objet référentiel et le moment de l’événement joue le rôle de la localisation. La conséquence linguistique en est qu’on trouve les mêmes prépositions et parfois les mêmes verbes dans les domaines spatial et temporel. Cependant, selon Jackendoff, HRT permet aussi de formuler une conclusion extrêmement importante dans le domaine de la cognition :

‘« En analysant l’organisation des concepts qui, contrairement à ceux liés à l’espace physique, n’ont pas de duplicata perceptuels, nous ne sommes pas obligés de commencer de nuovo. Nous adaptons l’algèbre spatiale indépendamment motivée à nos nouvelles tâches. La base psychologique de cette méthodologie est que l’esprit ne crée pas les concepts abstraits à partir de rien (out of thin air). Il adapte un mécanisme qui est déjà prêt, dans le développement de l’organisme individuel et dans le développement évolutif des espèces » (Jackendoff, 1985, 188. Nous traduisons). ’

On peut en effet sans grand risque penser que, dans l’évolution des espèces, l’intelligence spatiale a précédé la capacité linguistique et que, dans cette mesure, les représentations conceptuelles sous-jacentes à la représentation linguistique du temps et de l’espace, malgré les différences entre les langues, sont universelles.

Il est important de souligner que, à la différence des linguistes cognitivistes d’orientation lakovienne (Lakoff & Johnson, 1980 ; Lakoff, 1987), Jackendoff ne considère pas cette relation thématique entre le temps et l’espace comme un cas de métaphore. Pour les cognitivistes, l’essence de la métaphore est la compréhension et l’expérience d’une sorte de choses en terme d’une autre (Lakoff & Johnson, 1980, 3). Habituellement, on comprend une chose abstraite à partir d’une chose concrète (par exemple l’amour peut être vue comme une sorte de nourriture 10 ou le temps comme l’argent 11 ). Cependant, Jackendoff est d’avis que cette idée est inacceptable pour la relation entre le temps et l’espace. Il explique qu’à la différence de la métaphore dont la caractéristique la plus remarquable est la variété, la possibilité d’utiliser n’importe quel champ sémantique, les relations thématiques se servent toujours de la même analogie (par exemple, temps = localisation). Sa conclusion est que l’approche métaphorique n’est donc pas à même d’expliquer la systématicité du phénomène. Dans cette optique, les structures thématiques sont le seul moyen d’organiser les champs sémantiques des états et événements d’une façon cohérente : elles sont un élément inné et indispensable de la pensée et on ne peut pas décider de les abandonner ou de les remplacer par une autre organisation.

Notons quand même que la métaphore dont parle Jackendoff dans cette critique n’est pas exactement la métaphore cognitiviste, qui doit être comprise non comme une figure de style mais comme un processus cognitif. En effet, dans la littérature on parle de deux versions de l’approche métaphorique (Boroditsky, 2000). Selon la version forte, on ne peut parler du temps et des relations temporelles qu’en se servant de métaphores spatiales. Selon la version faible, les métaphores spatiales jouent un rôle dans l’organisation du domaine temporel, mais elles ne sont pas la seule manière de représenter les relations temporelles. De plus, il s’agit des métaphores conventionnelles dont le sens est stocké dans la mémoire (idem, 8). Les résultats des expériences psychologiques effectuées dans la dernière décade donnent du poids à la version faible. Cela signifie qu’on peut quand même se représenter les relations temporelles sans avoir toujours recours aux relations spatiales (idem, 14).

Enfin, dans un des ses articles, Jackendoff (1991) se pose la question de savoir pourquoi en anglais on emploie le même mot (end) pour designer le bout de la table, l’extrémité de la trajectoire et la fin du discours ? Qu’est-ce que ces trois choses ont en commun ? Rien, à moins que l’on n’accepte la possibilité de figurer les objets comme des entités abstraites bornées et unidimensionnelles (Jackendoff, 1991, 44). Nous y revenons au chapitre 4.

Il existe aussi une autre hypothèse, connue sous le nom de l’hypothèse de la corrélation, selon laquelle la structure de l’espace perceptuel est préservée dans l’espace linguistique et les enfants dans leur acquisition du langage développent l’espace linguistique à partir de l’espace perceptuel. Par exemple, la verticalité, qui est la direction fondamentale dans l’espace perceptuel, devrait aussi être la direction fondamentale des expressions spatiales. Mais l’hypothèse de corrélation ne décrit pas les mécanismes grâce auxquels cette corrélation se produit (Clark, 1973, 28).

Il convient ici de mentionner l’approche de Murphy (Murphy, 1996), ou approche de la Similarité des Structures (The Structure Similarity View),une approche qui s’oppose aux idées cognitivistes. Murphy explique qu’entre la structure de l’espace et celle du temps il y une grande similarité. Les deux domaines sont représentés directement et non métaphoriquement. En effet, la métaphore est née quand les locuteurs se sont aperçus des similarités préexistantes entre les domaines. Les métaphores appartiennent ainsi uniquement au langage et non à la conceptualisation (idem, 202).

Enfin, disons quelques mots des travaux cognitifs qui remettent en question l’idée que l’intelligence spatiale précède toute autre forme d’intelligence et que le vocabulaire pour l’espace se trouve à la base de certains autres vocabulaires. En effet, certains auteurs partent du fait que la première fonction du langage est sociale et que c’est à partir de cette fonction que toutes les autres fonctions se développent. Ainsi, Mithen (1999), dans son livre The Prehistory of the Mind, ébranle ‘«’ ‘ l’hypothèse des relations thématiques »’ :

‘« De manière générale, il semble que les énoncés utilisent le même ensemble de concepts et de structures qu’ils réfèrent aux états mentaux, aux êtres sociaux ou aux concepts inertes – ce qu’on appelle en linguistique “l’hypothèse des relations thématiques”. Elle pose que l’emploi initial du langage était d’exprimer des concepts inertes et que ces concepts sont transférés plus tard dans les énoncés parlant du monde social-mental par une “extension métaphorique”. Pourtant il est plus raisonnable de voir les choses différemment : la structure du langage apparue lorsqu’on parlait du monde social a été étendue métaphoriquement afin de parler des objets physiques. » (Mithen, 1996, 187. Nous traduisons).’

Mais revenons aux idées de Jackendoff. Il dit (Jackendoff, 1985, 188) que l’esprit ne crée pas les concepts abstraits à partir de rien mais qu’il adapte un mécanisme qui est déjà prêt, dans le développement de l’organisme individuel. L’origine de ce mécanisme est la cognition spatiale. Mais comment la cognition spatiale se développe-t-elle ? On le verra dans la section suivante.

Notes
9.

Les mots écrits en majuscule entre crochets dénotent des représentations mentales (cf. Chapitre 3).

10.

Comparer : Il a dévoré tous les gâteaux ; Il a dévoré cette femme du regard.

11.

Comparer : J’ai dépensé beaucoup d’argent pour construire cette maison ; J’ai dépensé beaucoup de temps à construire cette maison.