1.5 - Arguments cognitifs : la physique naïve chez les nourrissons

Le terme physique naïve a été formulé par Patrick Hayes en 1979 dans son Naive Physics Manifesto. La physique naïve est le corps de connaissances intuitives que les gens ont sur le monde des objets physiques qui les entourent. Les tâches principales de la physique naïve sont d’expliquer, décrire et prédire les changements dans le monde physique, à savoir les différentes réactions entre objets. Elle comprend donc une ontologie des entités du monde et des relations causales entre elles. La physique naïve est un module cognitif (au sens fodorien 12 ) qu’on considère comme totalement ou partiellement inné.

Dans notre travail, nous partons de la thèse que l’intelligence spatiale dans le développement de l’enfant précède tout autre forme d’intelligence ainsi que la capacité linguistique. Or, les nourrissons semblent dotés dès l’âge de trois mois d’une sorte de sens commun (à savoir des intuitions du type de celles de la physique naïve) dans le domaine des relations physiques entre les objets. D’ailleurs, nombreuses sont les expériences dont les résultats attestent l’existence, chez les nourrissons, de certains concepts spatiaux de base qui sont innés et qui, à ce stade, ne peuvent pas être motivés par la négligeable expérience du monde que les bébés possèdent.

Ainsi, les expériences conduites par des psychologues américaines à partir des années soixante-dix suggèrent que le bébé âgé seulement de trois mois possède des connaissances sur des objets physiques, les gens, les nombres et l’espace. Nous donnerons ci-dessous la description d’une expérience qui teste le raisonnement spatial chez les nourrissons (Spelke, 1994).

En effet, on a présenté aux enfants l’événement suivant (Spelke, 1994): un objet est devant un écran et un autre est à moitié caché de l’autre coté de l’écran (figure 1) ; puis le premier objet disparaît derrière l’écran et l’autre, qui était stationnaire, commence à bouger dans la même direction (figure 2). D’après la relation spatio-temporelle des mouvements du deuxième objet, on en conclut que le premier objet est entré en contact avec le deuxième. Ball voulait vérifier si les nourrissons eux aussi font cette inférence : il a répété l’événement en question devant les bébés jusqu’à ce que leur intérêt pour celui-ci diminue (la période d’observation devenait de plus en plus courte). Ensuite, il a présenté deux événements entièrement visibles : dans le premier, les deux objets entrent en contact (figure 3), dans le deuxième, ils n’entrent pas en contact (figure 4). Les temps d’observation pour les deux événements-tests ont été comparés avec les temps d’observation pour l’événement dans la condition contrôle, dans laquelle les bébés ont vu le même événement mais n’étaient pas d’abord familiarisés avec l’événement partiellement caché. Les nourrissons qui avaient vu l’événement partiellement caché, ont regardé plus longtemps l’événement-test dans lequel les objets n’entrent pas en contact, que ne le faisaient les bébés du groupe de contrôle, parce que cette situation était nouvelle et inattendue pour eux.

Ces résultats montrent que les nourrissons font des inférences sur les mouvements invisibles des objets, selon le principe suivant : les objets n’agissent pas l’un sur l’autre à distance. Donc, dans le cas des objets derrière l’écran, ils inféraient que le deuxième objet a bougé parce qu’il a été frappé par le premier.

Figure 1
Figure 1
Figure 2
Figure 2
Figure 3
Figure 3
Figure 4
Figure 4

Spelke (1994) après avoir décrit d’autres expériences sur les nourrissons, conclut que, dans le domaine de la physique, les bébés semblent pouvoir faire des inférences sur les mouvements cachés des objets matériels selon quatre principes (Spelke, 1994) :

Manifestement, il s’agit des contraintes les plus fortes sur les relations physiques entre les objets. De plus, les principes de la géométrie euclidienne, qui semblent être à la base du raisonnement spatial des nourrissons et d’un certain nombre d’espèces non-humaines, font partie de l’intuition géométrique des adultes. Chose intéressante, il semble que les principes de l’inertie et de la gravitation ne figurent pas du tout dans le raisonnement du bébé de cet âge. Mais une autre notion semble être très pertinente pour eux : celle de la continuité physique de l’objet. En effet, si les jeunes enfants ne pouvaient pas se représenter que l’objet qui perd son support est le même objet que l’objet qui tombe et qu’il est différent de l’objet-support, tout ce qu’ils pourraient apprendre, c’est que les événements dans lesquels une chose perd son support sont suivis par des événements dans lesquels cette chose tombe et l’autre chose (le support) ne bouge pas. Soulignons que les principes qui sont à la base du raisonnement sur les objets sont actifs aussi dans la perception des objets.

Dans un autre article, Baillargeon, Kotovsky & Needham (1995)décrivent des expériences traitant la représentation du support physique chez des nourrissons âgés de 4.5 mois.D’abord les bébés regardent un événement possible et un autre événement impossible. Dans le premier, une main a déposé une boite sur une plate-forme, après quoi elle se retire laissant la boite sur la plate-forme, qui, bien évidemment, lui sert du support (figure 5). Dans le deuxième, la main pose la boite à côté de la plate-forme et la boite flotte en l’air sans aucun support (figure 6).

Figure 5
Figure 5
 Figure 6
Figure 6

Dans les conditions contrôle, les nourrissons ont observé un événement similaire au premier, mais dans lequel la main ne lâche jamais la boite (la boule sur notre image) et un autre événement, similaire au deuxième, mais dans lequel la boite (la boule) tombe, une fois lâchée.

Figure 7
Figure 7

Les résultats ont montré que les enfants dans les conditions expérimentales regardaient plus longtemps les événements impossibles, tandis que, dans les deux conditions contrôle, ils prêtaient une attention égale aux deux événements. Cela signifie que les nourrissons s’attendaient à ce que la boite tombe si elle était lâchée à coté du support.

Des expériences avec des nourrissons plus âgés montrent qu’il y a une progression dans le raisonnement sur les problèmes de support. Au début (3 mois), les enfants ne prennent pas en considération le fait que la boîte est placée sur ou contre la plate-forme. Cependant, à l’âge de 5.5 mois, ils commencent à faire la distinction entre ces deux types de contact et comprennent que seul le premier assure le support. De plus, ils commencent à comprendre que la quantité de contact entre la boite et la plate-forme affecte la stabilité de la boîte : à l’âge de 6.5 mois ils vont s’attendre à ce que la boîte tombe à moins qu’environ 70 % de sa surface de base ne soit supporté.

Figure 8
Figure 8

D’autres expériences attestent que les bébés sont sensibles aux phénomènes de contenance et d’ouverture. Ainsi, ils regardent plus longtemps les événements impossibles, c’est-à-dire ceux où un objet plus grand qu’une boîte est mis dans la boîte. De même ils s’étonnent de voir que l’ouverture à travers laquelle l’objet doit passer soit plus petite que l’objet lui-même.

Rappelons que tous les psychologues ne sont pas d’avis que les concepts spatiaux fondamentaux sont entièrement innés. L’approche de Baillargeon, Kotovsky & Needham (1995, 113) est que les nourrissons ne naissent pas avec des croyances générales sur les objets, mais qu’elles ne sont pas non plus acquises. Plutôt, les nourrissons semblent identifier les types d’interactions entre les objets et apprendre dans tous les cas d’abord les concepts et les variables initiales. Cela dit, les nourrissons apprennent séparément des choses sur les phénomènes de barrières, les phénomènes de passage à travers, les phénomènes de contenance, et les phénomènes de dévoilement, bien que tous ces phénomènes reflètent le même principe fondamental : deux objets ne peuvent pas occuper le même espace en même temps. Une preuve en est que les enfants sont sensibles à certains de ces phénomènes avant les autres. La question qui reste est de savoir comment le mécanisme inné d’apprentissage chez les enfants les amène à identifier, sur la base des observations et des manipulations, ces catégories conceptuelles distinctes.

Les expériences avec le nourrisson suggèrent une chose très importante : les tout petits enfants, longtemps avant de maîtriser la langue, sont capables de faire des inférences sur les objets selon les principes de la cohésion, de la continuité et du contact et sont sensibles aux phénomènes physiques de support, de contenance et d’ouverture. Que ces concepts spatiaux soient innés ou non, ils ne semblent pas directement liés à l’acquisition du langage. Par conséquent, on peut dire que la cognition spatiale est fondamentalement indépendante et autonome des autres types de la cognition qu’elle précède.

Notes
12.

Nous y reviendrons au deuxième chapitre (cf. Fodor, 1986).