Nombreux sont les arguments pour l’hypothèse que la représentation du temps est basée sur la représentation de l’espace. Néanmoins, il serait exagéré d’imaginer que dans notre esprit la représentation du temps possède toutes les caractéristiques normalement attribuées à l’espace. Déjà chez Newton, dans ses Principia mathematica (Newton, 1953 / 1687), le temps est assimilé à une ligne droite s’étirant à l’infini d’un côté comme de l’autre, et il est considéré comme éternel. Jackendoff appelle cette représentation de temps le pseudo-espace unidimensionnel (Jackendoff, 1985) dont l’image graphique est l’axe temporel. Sa direction va de gauche à droite : autrement dit, il commence dans le passé, dans la nuit des temps, passe par le présent (le moment où l’on parle) et continue dans le futur. Toutes les relations entre les entités temporelles (les intervalles ou les instants et les événements) sont concevables et représentables sur cet axe. Quant aux relations, suivant les auteurs, on en propose deux ou trois : la succession (figure 9), l’inclusion et le recouvrement (figure 10). Nous y reviendrons au chapitre 3.
Par contraste, l’espace physique où nous vivons est tri-dimensionnel et nous le percevons comme tel. Par conséquent, la position de n’importe quel point (ou objet) dans l’espace est définie selon les trois coordonnés qui sont données par les trois directions fondamentales : verticale, frontale et latérale (cf. Vandeloise, 1986). Très grossièrement, on peut dire que l’existence de ces trois directions est la conséquence du champ gravitationnel où nous vivons, ainsi que des caractéristiques anatomiques (la symétrie, la marche bipède) et physiologiques (les fonctions comme l’alimentation, l’excrétion et surtout la vision).
La direction frontale est représentée en français par des prépositions ou des locutions prépositionnelles : devant/derrière, en face de/dans le dos de. Son sens positif est indiqué par le front, les yeux, le menton, les orteils, le cœur, tandis que son sens négatif est donné par la position de la nuque, des talons et des reins. La représentation du temps est en général basée sur la direction frontale. Les événements du passé sont «‘ derrière »’ nous, tandis que le futur est ‘«’ ‘ devant »’ nous.
La direction verticale est parallèle à la direction du corps humain debout et à la direction des corps en chute. Elle est illustrée par les prépositions ou les locutions prépositionnelles sur, au dessus de, sous et au dessous de. Les relations sur l’axe vertical ne sont pas, en général, présentes dans la représentation du temps, quoique le chinois et les langues austronésiennes en fournissent un exemple (cf. Chapitre 7).
Enfin, la direction latérale, qui est perpendiculaire à la direction frontale et à la direction verticale, définit ce qui est à gauche ou à droite. A notre connaissance, la direction latérale n’a aucune pertinence dans la représentation du temps.
Nous avons dit que la position de tout objet est définie à partir des trois axes anthropo-centrés. En réalité la situation est beaucoup plus complexe, car le cadre de référence anthropo-centré n’est pas le seul. Rappelons que les cadres de références sont des abstractions des systèmes de la référence spatiale. Comme indiqué précédemment, Levinson en distingue trois types, selon les trois différentes relations qui les définissent (Levinson, 1996a).
Cependant, dans ses travaux, Jackendoff explique qu’il n’y a pas seulement trois, mais (au moins) huit cadres de références Jackendoff (1996, 15), Tout d’abord, il y a quatre cadres de références intrinsèques, ainsi nommés car ils sont basés sur des propriétés de l’objet lui-même :
On a également quatre cadres de référence environnementaux, basés sur les propriétés de l’environnement :
Nous y reviendrons aux chapitres 3 et 4 de notre thèse, lorsque nous présenterons les travaux de Jackendoff sur la représentation de l’espace.
La question qui se pose maintenant est de savoir si, dans le cas de la localisation temporelle, on peut également imaginer plusieurs axes. Comme on l’a expliqué plus haut, les entités temporelles sont unidimensionnelle et dans le domaine temporel on ne peut pas parler de différents cadres de référence. La seule différence concernerait l’orientation de l’axe. En effet, on peut considérer que :
Il y a donc deux représentations du temps possibles, égocentrique et non-égocentrique. Les linguistes de l’orientation Sapir-Whorf s’appuient sur cette opposition pour montrer que, dans des cultures qui ne sont pas occidentales, le temps est vu différemment : le locuteur se sent passif et attend l’événement (ce qui correspond à la métaphore ‘«’ ‘ le temps bouge ’»), tandis que, dans la pensée occidentale, c’est le sujet qui procède dans le temps et qui va à la rencontre des événements (ce qui correspond à la métaphore ‘«’ ‘ je bouge ’»).
Nous aborderons dans le chapitre 7 de notre thèse les exemples linguistiques de cette dualité, et nous présenterons des faits qui ébranlent une telle conclusion déterministe. Pour le moment nous renvoyons à une expérience de Boroditsky, dont le but était de tester si ces deux métaphores représentent vraiment deux figures conceptuels différents (Boroditsky, 2000). Elle a mesuré le temps de réponse pour des expressions temporelles consistantes ou non avec la première ou la seconde métaphore. Si les expressions temporelles étaient traitées comme une partie de figures conceptuelles globalement consistantes, alors le traitement devrait être plus rapide si les expressions sont tout le temps consistantes avec une figure 14 . Par contre, si on change le type de figure (de je bouge à le temps bouge, par exemple), le traitement devrait être interrompu et le temps de réponse devrait augmenter (Boroditsky, 2000, 7). Les résultats de cette expérience ont montré que le changement de type de figure augmente clairement le temps de traitement et, donc, qu’il s’agit bel et bien de deux figures conceptuelles différentes. Cependant, l’expérience en question n’a pas du tout montré qu’il y a des différences de temps de réponse entre des locuteurs de langues différentes.
Enfin, malgré le fait que la représentation de l’espace est beaucoup plus simple que la représentation de l’espace, le langage utilise une grande partie de la structure géométrique de l’espace pour le temps. Voici la liste des homologies spatio-temporelles selon Talmy (Talmy, 2000, 216 ; nous traduisons) :
ESPACE | TEMPS |
L’oiseau s’est posé sur le bord. | J’ai éternué pendant le spectacle. |
point localisé sur une ligne bornée | |
Les oiseaux se sont posés tout le long du bord. | J’éternuais tout le temps pendant le spectacle. |
points distribués le long d’une ligne bornée | |
Cette route va jusqu’à Chicago. | Il dormit jusqu’à ce qu’elle vienne. |
ligne bornée par un point en sa fin | |
Cette route est longue de trois lieux. | Le spectacle a duré trois heures. |
ligne bornée dont la longueur est mesurée |
Cela veut dire que l’on a tout le temps le même type de métaphore temporelle ; toutes les phrases sont soit du type Nous nous approchons de Noël ou du type Noël arrivera bientôt.