1.6 - La représentation du temps comme une simplification de la représentation de l’espace

Nombreux sont les arguments pour l’hypothèse que la représentation du temps est basée sur la représentation de l’espace. Néanmoins, il serait exagéré d’imaginer que dans notre esprit la représentation du temps possède toutes les caractéristiques normalement attribuées à l’espace. Déjà chez Newton, dans ses Principia mathematica (Newton, 1953 / 1687), le temps est assimilé à une ligne droite s’étirant à l’infini d’un côté comme de l’autre, et il est considéré comme éternel. Jackendoff appelle cette représentation de temps le pseudo-espace unidimensionnel (Jackendoff, 1985) dont l’image graphique est l’axe temporel. Sa direction va de gauche à droite : autrement dit, il commence dans le passé, dans la nuit des temps, passe par le présent (le moment où l’on parle) et continue dans le futur. Toutes les relations entre les entités temporelles (les intervalles ou les instants et les événements) sont concevables et représentables sur cet axe. Quant aux relations, suivant les auteurs, on en propose deux ou trois : la succession (figure 9), l’inclusion et le recouvrement (figure 10). Nous y reviendrons au chapitre 3.

Figure 9
Figure 9
Figure 10
Figure 10

Par contraste, l’espace physique où nous vivons est tri-dimensionnel et nous le percevons comme tel. Par conséquent, la position de n’importe quel point (ou objet) dans l’espace est définie selon les trois coordonnés qui sont données par les trois directions fondamentales : verticale, frontale et latérale (cf. Vandeloise, 1986). Très grossièrement, on peut dire que l’existence de ces trois directions est la conséquence du champ gravitationnel où nous vivons, ainsi que des caractéristiques anatomiques (la symétrie, la marche bipède) et physiologiques (les fonctions comme l’alimentation, l’excrétion et surtout la vision).

Figure 11
Figure 11

La direction frontale est représentée en français par des prépositions ou des locutions prépositionnelles : devant/derrière, en face de/dans le dos de. Son sens positif est indiqué par le front, les yeux, le menton, les orteils, le cœur, tandis que son sens négatif est donné par la position de la nuque, des talons et des reins. La représentation du temps est en général basée sur la direction frontale. Les événements du passé sont «‘ derrière »’ nous, tandis que le futur est ‘«’ ‘ devant »’ nous.

Figure 12
Figure 12

La direction verticale est parallèle à la direction du corps humain debout et à la direction des corps en chute. Elle est illustrée par les prépositions ou les locutions prépositionnelles sur, au dessus de, sous et au dessous de. Les relations sur l’axe vertical ne sont pas, en général, présentes dans la représentation du temps, quoique le chinois et les langues austronésiennes en fournissent un exemple (cf. Chapitre 7).

Figure 13
Figure 13

Enfin, la direction latérale, qui est perpendiculaire à la direction frontale et à la direction verticale, définit ce qui est à gauche ou à droite. A notre connaissance, la direction latérale n’a aucune pertinence dans la représentation du temps.

Figure 14
Figure 14

Nous avons dit que la position de tout objet est définie à partir des trois axes anthropo-centrés. En réalité la situation est beaucoup plus complexe, car le cadre de référence anthropo-centré n’est pas le seul. Rappelons que les cadres de références sont des abstractions des systèmes de la référence spatiale. Comme indiqué précédemment, Levinson en distingue trois types, selon les trois différentes relations qui les définissent (Levinson, 1996a).

Cependant, dans ses travaux, Jackendoff explique qu’il n’y a pas seulement trois, mais (au moins) huit cadres de références Jackendoff (1996, 15), Tout d’abord, il y a quatre cadres de références intrinsèques, ainsi nommés car ils sont basés sur des propriétés de l’objet lui-même :

  1. Le cadre géométrique,
  2. Le cadre motionnel (pour les objets en mouvement),
  3. Le cadre de l’orientation canonique (basé sur les propriétés fonctionnelles de l’objet) et
  4. Le cadre du contact canonique (pour les objets qui ont une fonction publiqueSelon Jackendoff, des bâtiments qui, comme une église, une école ou un hôpital ont une fonction publique, et, par conséquent, ont des parties arbitrairement déterminées comme entrée, sortie,etc.).

On a également quatre cadres de référence environnementaux, basés sur les propriétés de l’environnement :

  1. Le cadre gravitationnel,
  2. Le cadre géographique,
  3. Le cadre contextuel (lorsqu’un objet impose ses propres axes à un autre) et
  4. Le cadre de l’observateur.

Nous y reviendrons aux chapitres 3 et 4 de notre thèse, lorsque nous présenterons les travaux de Jackendoff sur la représentation de l’espace.

La question qui se pose maintenant est de savoir si, dans le cas de la localisation temporelle, on peut également imaginer plusieurs axes. Comme on l’a expliqué plus haut, les entités temporelles sont unidimensionnelle et dans le domaine temporel on ne peut pas parler de différents cadres de référence. La seule différence concernerait l’orientation de l’axe. En effet, on peut considérer que :

  • Le temps vient à la rencontre du locuteur, comme dans le cas de la phrase Noël viendra bientôt. Dans la théorie de Lakoff (1982), il s’agit de la métaphore ‘«’ ‘ le temps bouge ’» (moving time).
  • Le locuteur se déplace dans le temps, comme dans la phrase Nous nous approchons de Noël. Dans la théorie de Lakoff (ibid.) il s’agit de la métaphore ‘«’ ‘ je bouge ’» (moving ego).

Il y a donc deux représentations du temps possibles, égocentrique et non-égocentrique. Les linguistes de l’orientation Sapir-Whorf s’appuient sur cette opposition pour montrer que, dans des cultures qui ne sont pas occidentales, le temps est vu différemment : le locuteur se sent passif et attend l’événement (ce qui correspond à la métaphore ‘«’ ‘ le temps bouge ’»), tandis que, dans la pensée occidentale, c’est le sujet qui procède dans le temps et qui va à la rencontre des événements (ce qui correspond à la métaphore ‘«’ ‘ je bouge ’»).

Nous aborderons dans le chapitre 7 de notre thèse les exemples linguistiques de cette dualité, et nous présenterons des faits qui ébranlent une telle conclusion déterministe. Pour le moment nous renvoyons à une expérience de Boroditsky, dont le but était de tester si ces deux métaphores représentent vraiment deux figures conceptuels différents (Boroditsky, 2000). Elle a mesuré le temps de réponse pour des expressions temporelles consistantes ou non avec la première ou la seconde métaphore. Si les expressions temporelles étaient traitées comme une partie de figures conceptuelles globalement consistantes, alors le traitement devrait être plus rapide si les expressions sont tout le temps consistantes avec une figure 14 . Par contre, si on change le type de figure (de je bouge à le temps bouge, par exemple), le traitement devrait être interrompu et le temps de réponse devrait augmenter (Boroditsky, 2000, 7). Les résultats de cette expérience ont montré que le changement de type de figure augmente clairement le temps de traitement et, donc, qu’il s’agit bel et bien de deux figures conceptuelles différentes. Cependant, l’expérience en question n’a pas du tout montré qu’il y a des différences de temps de réponse entre des locuteurs de langues différentes.

Enfin, malgré le fait que la représentation de l’espace est beaucoup plus simple que la représentation de l’espace, le langage utilise une grande partie de la structure géométrique de l’espace pour le temps. Voici la liste des homologies spatio-temporelles selon Talmy (Talmy, 2000, 216 ; nous traduisons) :

Tableau 1 : homologies spatio-temporelles selon Talmy
ESPACE TEMPS
L’oiseau s’est posé sur le bord. J’ai éternué pendant le spectacle.
point localisé sur une ligne bornée
Les oiseaux se sont posés tout le long du bord. J’éternuais tout le temps pendant le spectacle.
points distribués le long d’une ligne bornée
Cette route va jusqu’à Chicago. Il dormit jusqu’à ce qu’elle vienne.
ligne bornée par un point en sa fin
Cette route est longue de trois lieux. Le spectacle a duré trois heures.
ligne bornée dont la longueur est mesurée
Notes
14.

Cela veut dire que l’on a tout le temps le même type de métaphore temporelle ; toutes les phrases sont soit du type Nous nous approchons de Noël ou du type Noël arrivera bientôt.