1.7.2 - Remarques sur les langues analysées

Etant donné que le français et l’anglais sont des langues très connues et analysées dans le domaine linguistique, nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de les présenter en détail. Grammaticalement, le français est une langue plus inflectionnelle (synthétique) qu’analytique 15 , ce qui signifie que les relations grammaticales y sont exprimées par un changement de la structure interne des mots et aussi par des morphèmes autonomes. L’anglais est une langue qui pendant son évolution a perdu ses inflexions et est devenue très analytique. Ce qui est très important ici, c’est que ces deux langues ont des systèmes très riches et complexes de prépositions spatiales, temporelles et spatio-temporelles.

Passons maintenant aux langues slaves et notamment au serbe. Les langues slaves sont parlées dans l’Europe de l’Est, dans l’Europe centrale, sur la péninsule Balkanique et au nord de l’Asie. Typologiquement, ce sont des langues inflectionnelles (synthétiques). Dans ce groupe de langues, on trouve trois branches :

  1. Les langues slaves du sud : le serbe, le croate (en fait le serbo-croate)Du point de vue linguistique, il n’y a aucune raison de parler du serbe et du croate comme de deux langues autonomes, mais seulement comme deux dialectes d’une seule langue qui devrait être appelée le serbo-croate ou le croato-serbe. Notons que, en réalité, il y a plusieurs dialectes de cette langue en Serbie et en Croatie, si bien que la différence entre, par exemple, le serbe parlé dans le sud du pays et le serbe parlé dans la partie centrale (le serbe standard) est beaucoup plus grande que la différence entre le serbe parlé dans la partie centrale et le croate standard. Cependant les événements tragiques qui ont eu lieu dans le territoire de l’ex-Yougoslavie dans les années quatre-vingt-dix ont eu pour conséquence la décision politique des régimes en Serbie et en Croatie de donner l’autonomie linguistique aux deux dialectes du serbo-croate. Depuis dix ans, on a donc l’habitude, dans mon pays natal, de parler du serbe et dans le domaine linguistique de faire des recherches sur le serbe. C’est pourquoi je parlerai ici du serbe plutôt que du serbo-croate., le slovène, le macédonien et le bulgare ;
  2. Les langues slaves de l’ouest : le tchèque, le slovaque, le sorbienLa langue d’une petite communauté slave qui réside dans l’ex-Allemagne de l’Est.et le polonais ;
  3. Les langues slaves de l’est : le russe, l’ukrainien et le biélorusse.

Soulignons que, entre toutes ces langues, il y un continuum dialectal (les frontières linguistiques ne sont pas nettes) et que par conséquent, la communication linguistique entre les locuteurs des différentes langues slaves est possible.

Du point de vue de la structure linguistique, on trouve en serbe une morphologie très complexe et un grand potentiel pour la dérivation des mots. La fonction des substantifs dans la phrase est indiquée par le système des cas. En voici quelques illustrations:

  1. Knjig-A - je na stolu.

livre-nominatif-est sur table

Le livre est sur la table.

  1. Ana cita knjig-U.

Ana lit livre-accusatif

Anne lit un livre.

  1. Pismo se nalazi u knjiz-I.

Lettre se trouve dans livre- locatif (complément de lieu)

La lettre se trouve dans le livre.

Ajoutons que le serbe a aussi des moyens analytiques pour exprimer le sens grammatical : les prépositions et les conjonctions existent. Les systèmes de prépositions spatiales, temporelles et spatio-temporelles en serbe sont extrêmement riches et intéressants.

  1. Svoje igracke Nini Ana cesto daje.

Ses jouets Nina(datif) Ana souvent donne.

Ana donne souvent ses jouets à Nina.

Les traductions en français montrent que du point de vue de la sémantique, il s’agit d’une même phrase : les seules différences sont au niveau du style. La troisième phrase n’est pas courante dans la langue parlée, mais on la trouvera plutôt dans le discours poétique.

Passons au swahili et au kikuyu. Ils appartiennent tous les deux à la famille bantoue qui comprend plus de deux cents langues parlées dans les différentes régions de l’Afrique noire. Dans toutes ces langues, quoiqu’elles soient très diversifiées, on trouve le mot bantou (ou ses dérivations) avec la signification homme, peuple. Typologiquement, ce sont des langues agglutinantes ; les mots consistent en de longues séquences d’unités, chacune exprimant un et un seul sens grammatical. En voici un exemple du swahili :

  1. Baba, tu-na – ku-penda.

Papa, nous-présentte-aimer

Papa, nous t’aimons.

Une des caractéristiques les plus saillantes des langues bantoues est le phénomène de ‘«’ ‘ classe de mots »’ (ou classificateurs). En effet, les mots sont divisés en plusieurs classes, selon des critères comme : animé/inanimé, massif/comptable, concret/abstrait, etc. Il s’agit, en swahili, des classes suivantes, le deuxième préfixe marquant le pluriel (Kang’ethe, 2002) :

Tableau 2 : classificateurs en swahili
Classe et forme plurielle Exemple Catégorie
ki- et vi kisu (couteau), visu (couteaux) objet inanimé
m- et mi mti (arbre), miti (arbres) animé non humain
m- et wa- mpishi (cuisinier), wapishi (cuisiniers) noms des humains
ji- et me- jino (dent), meno (dents) objets faisant partie d’un ensemble
n- et n- ngoma (tam-tam), ngoma (tam-tams) objets et animaux
u- et u utoto (enfance) états ou qualités
ku- kusoma (lire) événements, états

Force est de noter que ce tableau est loin de capter la complexité du système de catégorisation du swahili. Mais cette grossière présentation suffit pour montrer que le classificateur donne une indication sur la catégorie de l’objet du monde concerné. En kikuyu, la situation est très similaire.

Il est temps maintenant d’expliquer pourquoi nous avons décidé d’analyser deux langues bantoues. Le kikuyu est une langue vernaculaire, parlée au Kenya, pays qui, jusqu’à son indépendance en 1963, était une colonie du Royaume Uni. Excepté quelques emprunts à l’anglais (mabuku —de book, thengiu —de thank you, turungi —de true tea), le kikuyu a complètement gardé sa structure bantoue. Comme on verra plus tard, cette langue a un système de temps verbaux très complexe et relativement peu de prépositions, qui sont bien évidemment hautement polysémiques.

Le swahili est une langue 18 parlée par plus de 40 millions de personnes disséminées principalement dans les pays de l’Afrique de l’Est, notamment en Tanzanie, en Ouganda et au Kenya. Le mot swahili vient du mot arabe sahil / souahel signifiant la côte, car cet idiome est né sur la côte d’Afrique de l’Est. Cette langue est structurellement une langue bantoue, mais elle a subi tellement d’influences lexicales, phonétiques et mêmes grammaticales de l’arabe et de l’anglais, que certains linguistes se demandent s’il ne s’agit pas d’un créole. En tout cas, le rôle principal du swahili sur la côte était de faciliter le commerce entre les étrangers visitant la côte en quête de divers produits, les esclaves en particulier (Kangethe, 2000). Notons que le swahili connaît plusieurs dialectes, le kiunguja (le swahili standard), le kimvita (le swahili de Mombassa) et le kiamu (parlé ailleurs au Kenya) et que, dans notre travail, nous analysons des données linguistiques obtenues de gens qui parlent le swahili de Nairobi (la capitale du Kenya).

Sur le plan lexical, le swahili présente un fort dosage de mots arabes. Mbaabu (1978) prétend que le swahili est 60% bantou, 30% arabe et 10% anglais, portugais, persan, indien et autres langues non bantoues. Le dialecte de Zanzibar adopté comme le swahili standard possède beaucoup de mots d’origine arabe. Pour montrer à quel point son lexique est un melting pot, en voici quelques exemples : salama (paix, d’origine arabe), kabuti (manteau, d’origine arabe), muziki, picha, polici, daktari (musique, image, police, docteur, tous les quatre d’origine anglaise), meza (table, d’origine portugaise), shule (école, d’origine allemande), serikali (gouvernement, d’origine perse).

Le louo (connu aussi sous le nom de dholuo) est aussi une langue parlée au Kenya et en Tanzanie, et a plus de 3.5 millions de locuteurs ; il appartient à la grande famille nilo-saharienne, dont les autres membres sont l’acholi, le masaï, le dinka, le lango, le teso, le turkana, etc. Elle est donc très éloignée des langues bantoues. Cependant, c’est aussi une langue agglutinante. Notons que, dans cette langue, l’ordre des mots (N-A-DET) est de gauche à droite, c’est-à-dire que l’élément dépendant précède l’élément tête. A titre d’exemple :

  1. Yien matin ni

Arbre petit ce

Ce petit arbre

L’arabe, qui a plus de 200 millions de locuteurs, appartient à la famille afro-asiatique, plus précisément à la sous-famille sémitique. Il y a plusieurs variantes de l’arabe selon le pays où il est parlé. Dans cette thèse nous analysons l’arabe classique, la langue de l’Islam, qui est la lingua franca des gens éduqués dans le monde arabe. Typologiquement, c’est une langue synthétique. La formation des mots est basée sur le principe suivant : une racine, qui habituellement consiste en trois consonnes, jointe à plusieurs modèles de voyelles afin de former les noms et les verbes auxquelles on peut ajouter des affixes pour les dérivations plus complexes. Une des caractéristiques grammaticales très marquantes de l’arabe est «‘ le pluriel discontinu »’ (broken plural). En effet, dans ce cas le pluriel du mot n’est pas marqué par une désinence (comme en français) mais par le changement interne de la structure des mots. A titre d’exemple : bank (banque) - bunuk (banques) ; film (film) – aflam 19 (films).

Il nous reste à dire quelques mots sur le japonais (125 millions de locuteurs). C’est une langue qui n’appartient à aucune famille (on peut la considérer comme langue isolée), mais qui a des relations avec la famille altaïque et la famille austronésienne. La langue la plus proche du japonais est le coréen. Notons que le japonais a subi beaucoup d’influences du chinois, mais uniquement dans le domaine du lexique et non dans le domaine grammatical. Il s’agit d’une langue SOV. L’élément dépendant précède donc l’élément tête. Les relations grammaticales sont le plus souvent exprimées par des post-positions. A titre d’exemple :

  1. Watashi wa ie de mizu o nomu

Je THEME maison dans eau OBJET bois

Je bois de l’eau dans la maison en bois.

Notes
15.

Dans les analyses typologiques, on parle de quatre types de langues : monomorphiques (analytiques), agglutinantes, inflectionnelles (synthétiques) et incorporatives. En réalité, il existe un continuum et aucune langue n’est totalement analytique ou synthétique.

18.

Notons que c’est une langue (la seule langue non-indo-européenne) que nous maîtrisons très bien.

19.

Il faut quand même souligner que dans les exemples ci-dessus, la racine consonantique reste stable ; le changement ne concerne que les voyelles.