2.1 - Choix d’une perspective pragmatique

Qu’est-ce que c’est que la pragmatique? Très grossièrement, c’est l’étude de l’usage du langage. Rappelons que la sémantique étudie le sens de mots et des phrases (des unités linguistiques) hors contexte. Plus précisément, elle traite des relations entre les mots et les entités qu’ils dénotent (le problème du sens, de la référence, de la dénotation), ainsi les relations entre les mots, comme la synonymie, l’homonymie, la polysémie, l’hypéronymie etc. Or, dans la communication, les locuteurs n’échangent pas des phrases, mais des énoncés. C’est pourquoi l’objet de la pragmatique, qui est avant tout une théorie de la communication linguistique, est l’énoncé. Celui-ci doit être compris comme la phrase dans son contexte, à savoir la phrase complétée par les informations que l’on tire de la situation dans laquelle elle est produite (Moeschler & Reboul, 1994, 22).

La pragmatique est une discipline assez récente. Elle naît en 1955 à Harvard, lorsque John Austin, un philosophe anglais, y donne les conférences William James sur les actes de langages (publiées de façon posthume en 1962, sous le titre How to do things with words, trad. française Austin, 1970). Selon Austin, le langage ne sert pas à décrire la réalité mais à accomplir des actes — c’est une vision opérationnaliste du langage. On peut distinguer deux étapes dans la théorie austinienne : la première porte sur la distinction entre les phrases affirmatives qui accomplissent un acte (promesse, ordre, baptême, etc.), dites performatives, et celles qui décrivent la réalité, dites constatives. Les secondes sont susceptibles de recevoir une valeur de vérité, alors que les premières sont évaluées en termes de félicité : elles réussissent ou elles échouent à accomplir le but du locuteur. Dans une seconde étape, Austin remarque, d’une part, que les constatives peuvent aussi être évaluées en termes de félicité et, d’autre part, que les performatives sont également susceptibles de vérité ou de fausseté. Cela le conduit à abandonner la distinction performatif/constatif et à la remplacer par une distinction entre trois actes : l’acte locutionnaire (que l’on accomplit par le fait DE dire quelque chose), l’acte illocutionnaire (que l’on accomplit EN disant quelque chose), l’acte perlocutionnaire (que l’on accomplit PAR le fait de dire quelque chose).

Dans cette deuxième étape, les phrases affirmatives qui décrivent la réalité deviennent un cas particulier des affirmations qui accomplissent un acte (Moeschler & Reboul, 1994, 53) et correspondent à l’acte illocutionnaire d’assertion. Enfin, Austin donne une classification des actes de langage, basée sur les différentes valeurs des actes illocutionnaires.

La théorie d’Austin est assez vite devenue célèbre et son élaboration la plus connue est l’œuvre de Searle (1972). Celui ci a, entre autre, modifié la taxonomie des actes illocutionnaires (il a critiqué la taxonomie donnée par Austin en disant qu’elle ne repose sur aucun principe clair) et en a élaboré une autre à partir de quatre critères (le but de l’acte, la direction de la relation d’ajustement entre les mots et le monde, les états psychologiques exprimés, la force avec laquelle le but illocutionnaire est présenté ; cf. Moeschler & Reboul, 1994). De plus, Searle a introduit le principe d’exprimabilité (‘«’ ‘ tout ce que l’on veut dire peut être dit ’») ainsi que les notions d’intention et de convention 21  : le locuteur a toujours l’intention de communiquer un certain contenu à son interlocuteur et le lui communique grâce à la signification conventionnellement associée aux expressions linguistiques qu’il énonce pour ce faire (Moeschler & Auchlin, 1997, 138)

A partir des théories d’Austin et Searle s’est développée la pragmatique linguistique ou la pragmatique intégrée à la sémantique (à laquelle on associe les noms d’Anscombre & Ducrot, 1983 et de Ducrot, 1972, 1973), qui insiste sur l’aspect conventionnel et codique du langage et ignore sa sous-détermination sémantique. Selon Anscombre et Ducrot, les énoncés ne communiquent pas des états de faits mais des actions (c’est la conception ascriptiviste du langage). Ces deux linguistes introduisent la thèse de la sui-référence (Ducrot et al., 1980, cité in Moeschler & Reboul, 1994, 31) : ‘«’ ‘ le sens d’un énoncé est une image de son énonciation ’». Cela signifie que comprendre un énoncé, c’est comprendre les raisons de son énonciation, et que décrire le sens d’un énoncé, c’est décrire le type d’acte que l’énoncé est censé réaliser.

Aux idées de la pragmatique intégrée, s’oppose la pragmatique radicale (on y associe les noms de Grice, 1975, Gazdar, 1979, Levinson, 1983), ainsi appelée parce qu’elle est autonome et séparée de la sémantique. La pragmatique radicale stipule que l’interprétation des énoncés fait intervenir à la fois des aspects vériconditionnels et non-vériconditionnels. Les aspects vériconditionnels sont traités dans le cadre de la sémantique formelle, qui utilise des logiques comme le calcul des prédicats ou la logique intensionnelle. Les aspects non-vériconditionnels correspondent à l’ensemble des implicatures inférables soit à partir de règles conversationnelles (implicatures conversationnelles) soit à partir du sens des mots (implicatures conventionnelles).

Le philosophe anglo-saxon Grice dans son célèbre article Logic of conversation (1975) propose une thèse qui a été fondamentale dans le développement ultérieur de la pragmatique : il dit que le sens des énoncés ne peut pas être réduit à leur contenu linguistique (la signification) mais doit être inféré. Grice a observé que certaines énoncés communiquent plus ce que les mots qui composent la phrase signifient (Moeschler et Reboul, 1994, 202). Cette partie de la signification qui n’est pas liée aux conditions de la vérité de la phrase et qui dépasse son sens littéral, est connue sous le nom d’implicature. Il y a deux types d’implicatures que nous allons maintenant décrire.

Si l’implicature est déclenchée par les principes généraux dirigeant la conversation et la rationalité, elle est nommée conversationnelle. Mais quels sont ces principes? Tout d’abord Grice formule le principe de coopération qui dit :

‘« Que votre contribution à la conversation soit, au moment ou elle intervient, telle que le requiert l’objectif ou la direction acceptée de l’échange verbal dans lequel vous êtes engagé » (Grice, traduction de Wilson & Sperber, 1979, 93).’

Le principe de coopération est décliné dans quatre maximes de conversation :

  • Maxime de quantité : Soyez bref!
  • Maxime de qualité : Dites ce que vous croyez être véridique!
  • Maxime de relation : Parlez à propos!
  • Maxime de manière : Soyez clair!

Les maximes de conversation assurent une communication optimale et réussie. Cependant, elles ne sont pas toujours respectées. Dans le cas où les locuteurs ne les respectent pas, soit on a un problème dans la communication, soit les implicatures conversationnelles sont déclenchées 22 . Cela tient au fait que les locuteurs partent de l’idée que le principe de coopération est toujours respecté.

En revanche, si l’implicature est déclenchée par une expression (par exemple donc dans la phrase : Marvo est Kikuyu, donc il adore la viande) elle est conventionnelle.

La conception radicale de la pragmatique fait donc l’hypothèse que la pragmatique décrit les aspects non-vériconditionnels du sens (Moeschler & Reboul, 1994, 31).

Enfin, dans les quinze dernières années du XXe siècle, grâce à d’énormes progrès dans le domaine de la psychologie et des autres sciences cognitives, naît la pragmatique cognitiviste, qui est une version modérée de la pragmatique radicale. Celle-ci a donné lieu à deux voies parallèles : une voie formaliste (Gazdar, 1979) et une voie modulariste, représentée par la théorie de la pertinence (Sperber & Wilson, 1986), que nous avons adoptée comme un des pivots de notre travail et dont on parlera en détails dans la section suivante.

Pourquoi avons-nous choisi d’inclure la pragmatique dans notre analyse des prépositions ? Rappelons que, dans notre thèse, nous allons traiter non seulement les cas typiques d’emploi de prépositions spatiales, temporelles et spatio-temporelles, mais aussi les cas limites, comme par exemple, pendant la route ou sur le moment. L’avantage de la pragmatique est qu’elle permet de les traiter sans ajouter de principe sémantique ad hoc. En effet nous optons pour une sémantique minimaliste qui part du principe de rasoir d’Occam modifié ou principe de parcimonie, qui dit que :

‘« Les significations ne doivent pas être multipliées au-delà de la nécessité. » (Grice, 1978, 118-9)’

Cela signifie que, au lieu de proposer pour toute préposition un ensemble de sens différents, on essayera d’éviter la polysémie et d’associer les différentes interprétations de la proposition au type d’objet, mais aussi, autant que possible, au contexte. La pragmatique dit que la variation des significations n’est pas une question de code linguistique, mais une question d’usage (Moeschler & Auchlin, 1997, 167). Il faut quand même souligner que si cela paraît juste pour les différents usages des temps verbaux (comme l’ont démontré les travaux du GRRT — Groupe de Recherches sur la Référence Temporelle — à l’Université de Genève, cf. par exemple, Asic, 2000 et également Kang’ethe, 1999, 2000), ce n’est malheureusement pas toujours applicable aux prépositions.

Disons quelques mots de la pragmatique de temps verbaux. Prenons l’exemple du présent qui connaît plusieurs emplois, le présent du moment de la parole, le présent narratif, le présent pour le futur, le présent gnomique etc. Au lieu de parler d’une polysémie complexe, on stipule pour tout emploi du présent un seul sémantisme de base qui est interprété différemment selon le contexte et les intentions du locuteur.

Signalons rapidement deux autres orientations de la pragmatique, que nous n’utiliserons cependant pas dans notre travail. La première est connue comme la sociolinguistique. Elle est issue de nombreux travaux sur la relation entre le langage et la société. Dans ce type de théorie, l’énoncé ne peut pas être analysé en isolation, hors de son cadre sociolinguistique. L’approche sociolinguistique a engendré des écoles comme l’ethnographie de la communication (Gumperz & Hymes, 1972). En opposition à la compétence linguistique chomskyenne (la compétence de code), Hymes introduit le terme compétence de la communication, qui n’englobe pas uniquement les capacités linguistiques mais recouvre aussi les capacité socioculturelles d’un individu. En effet, la compétence de communication d’un individu détermine ses capacités à communiquer et à interagir avec succès dans une société (voir Asic, 1999).

L’approche sociolinguistique a aussi donné lieu à de nombreux travaux sur la conversation (voir Asic, 1999), dont les plus connus sont l’interactionnisme social (Goffman, 1974) et l’éthnométodologie (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974) ainsi que l’école de Halliday (1974)et l’école de Genève (Roulet, 1999).

L’autre approche est l’approche psycholinguistique. Au centre de cette approche se trouve le problème entre l’usage et la cognition. Elle est centrée soit sur les processus d’acquisition (Bates, 1976), soit sur les processus de traitement de l’information linguistique (Miller & Johnson-Laird, 1976). Ajoutons que l’approche psycholinguistique insiste sur les méthodes de la science expérimentale (on teste les sujets pour prouver des hypothèses).

Notes
21.

La première notion existe déjà chez Austin.

22.

On trouve de très bons exemples de dialogue dans lesquels les maximes ne sont pas respectées dans le livre de L. Carroll, Alice in Wonderland. Alice part du principe que les être bizarres qu’elle rencontre dans le Pays de Merveilles sont coopératifs. C’est ainsi que, lorsqu’ils ne respectent pas les maximes de conversation (ce qui arrive assez souvent), elle cherche à comprendre ce qu’ils veulent communiquer. Mais ce n’est pas toujours facile…