2.2 - La théorie de la pertinence (usage descriptif et usage interprétatif)

2.2.1 - La théorie de la pertinence

La théorie de la Pertinence (Sperber et Wilson, 1986) est une théorie pragmatique cognitiviste partant des idées de Fodor (1986) sur le traitement des informations linguistiques par le cerveau humain. Selon lui, l’esprit humain dispose de modules pour différentes tâches, et ces modules ne communiquent pas entre eux. Les outputs des modules sont transmis au système central de la pensée qui, lui, n’est pas spécialisé. C’est le siège de la pensée et du mentalais 23 .

Plus précisément, Fodor (idem) propose de distinguer deux types de systèmes de traitement de l’information :

  • les systèmes périphériques, spécialisés et modulaires (dont le système linguistique) et
  • le système central de la pensée, non-modulaire et non-specialisé. Selon Sperber et Wilson (1986), le système central de la pensée est le lieu du traitement pragmatique des énoncés.

Il est clair que, dans cette optique, la pragmatique ne relève pas du domaine de la linguistique. Pourtant il ne faut pas oublier qu’il y a une relation entre le système central et les systèmes périphériques, ce qui montre que la version cognitiviste est une solution intermédiaire entre la pragmatique intégrée et la pragmatique radicale. Là où la pragmatique intégrée parie sur le tout linguistique et où la pragmatique radicale parie sur le tout inférentiel, la théorie de la pertinence propose une vision de l’interprétation des énoncés qui allie les aspects linguistiques (codiques et modulaires) et les aspects inférentiels (non spécialisés).

Ainsi, l’interprétation des énoncés se fait en deux étapes : le module linguistique fournit une interprétation linguistique (la forme logique) qui sert d’input au système central, lequel fournira une interprétation complète. La forme logique se définit comme une suite structurée de concepts et n’est qu’une représentation sémantique partielle du sens de l’énoncé. Les concepts correspondent à une adresse en mémoire qui ouvre une fenêtre sur différentes informations. Ces informations sont de trois types :

  • l’entrée lexicale, qui est la contrepartie linguistique du concept, enregistré dans le « dictionnaire mental » d’une ou de plusieurs langues naturelles ;
  • L’entrée logique, qui correspond aux différentes relations logiques (implication, contradiction, etc.) que le concept peut entretenir avec d’autres concepts.
  • L’entrée encyclopédique, qui regroupe l’ensemble des informations connues permettant d’attribuer une extension au concept (la catégorie correspondante) 24 .

L’interprétation de l’énoncé ne s’arrête pas à la forme logique. Le traitement pragmatique doit attribuer un référent aux variables. Soit, par exemple, l’énoncé : Mon mari est ici. On doit comprendre qui est mon mari et où se trouve ici et cela varie selon la situation : si la phrase est prononcée par Anne Reboul, le référent de mon mari est Jacques Moeschler et ici est Sainte-Cécile, tandis que si la phrase est prononcée par l’auteur de cette thèse, mon mari est Frederick Iraki Kang’ethe, et ici est Nairobi). Il faut aussi assigner une force illocutionnaire à l’énoncé et le désambiguïser. Bref le traitement est accompli seulement lorsque la forme logique est enrichie par les informations contextuelles, à savoir lorsqu’on a obtenu la forme propositionnelle de l’énoncé.

Il convient ici d’introduire la distinction de Sperber & Wilson (1986) entre les explicitations et les implications d’un énoncé. En effet, les explicitations sont des hypothèses que l’on tire de l’énoncé lorsqu’on enrichit sa forme logique. Donc on peut conclure que la forme propositionnelle est la forme logique de l’énoncé plus ses explicitations. Mais le processus interprétatif va au delà et livre des implicitations qui sont des hypothèses que l’on en tire sans qu’elles soient communiquées explicitement.

La forme propositionnelle est susceptible de recevoir une valeur de vérité puisqu’elle ne présente pas d’ambiguïtés et que les termes référentiels y sont interprétés. En d’autres termes, c’est une proposition au sens logico-philosophique de ce terme Notons que, selon Sperber et Wilson, une proposition peut être entretenue avec plus ou moins de force. Soulignons enfin que la valeur de vérité ne dépend pas des implicitations de l’énoncé. Les conditions de vérité d’un énoncé n’épuisent donc pas son interprétation (Moeschler & Reboul, 1994, 122).

Si les explicitations sont obtenues par l’enrichissement de la forme logique à partir du contexte, les implicitations, quant à elles, sont obtenues par inférence à partir du contexte. La notion de contexte joue donc un rôle central dans la Théorie de la Pertinence. Le contexte est l’ensemble de propositions que le destinataire considère comme vraies ou probablement vraies et qui, conjointement à la forme logique de l’énoncé, constituent les prémisses utilisées dans le processus inférentiel de l’interprétation pragmatique. Elles proviennent de sources différentes : l’interprétation des énoncés précédents (les informations qui se trouvent dans la mémoire à moyen terme), la situation de communication (il s’agit de données perceptives tirées de celle-ci) et le savoir encyclopédique auquel on a accès à travers les concepts (stockés dans la mémoire de long terme) fournis par la forme logique. Ces trois types d’informations constituent l’environnement cognitif de l’interlocuteur, c’est-à-dire l’ensemble des fait qui lui sont manifestes (Sperber et Wilson, 1986).

Cependant, pour des raisons opérationnelles, il n’est pas question que le contexte par rapport auquel un énoncé est interprété soit composé de toutes les propositions que le locuteur croit vraies et qui sont tirées de son environnement cognitif. Cet ensemble de propositions serait trop vaste. C’est ici que Sperber et Wilson font intervenir un principe qu’ils empruntent, moyennant modifications, à une maxime gricéenne, le principe de pertinence. De même, le processus inférentiel qui permet, à partir du contexte et de la forme logique, de tirer les implicitations de l’énoncé est potentiellement illimité. De nouveau, c’est le principe de pertinence qui intervient pour l’arrêter.

Mais comment définir la pertinence ? On cherchera la réponse en ayant recours à deux autre notions : le coût de traitement et les effets contextuels. Le coût de traitement correspond aux efforts nécessaires pour comprendre l’énoncé. Par effets contextuels, on entend un changement dans l’environnement cognitif de l’interlocuteur, c’est-à-dire que l’énoncé :

  1. ajoute de nouvelles informations (grâce aux implications contextuelles, c’est-à-dire aux conclusions nouvelles que l’on obtient à partir de l’énoncé et du contexte conjointement) ;
  2. renforce la force (la conviction) avec laquelle une proposition est entretenue ;
  3. supprime une information (lorsqu’il a un conflit entre l’implication contextuelle ou la forme propositionnelle et la proposition entretenue dans en mémoire).

Ainsi, la contribution fondamentale de Sperber et Wilson à la pragmatique est leur hypothèse que l’esprit humain est orienté vers la pertinence et que c’est cela qui rend la communication possible. La définition de la pertinence dit :

  1. Toutes choses étant égales par ailleurs, plus un énoncé produit d’effets contextuels, plus cet énoncé est pertinent.
  2. Toutes choses étant égales par ailleurs, moins un énoncé demande d’efforts de traitement, plus cet énoncé est pertinent (Moeschler & Reboul 1994, 92).

Selon Sperber et Wilson, la communication linguistique est une variante de la communication ostensive-inférentielle. Dans ce type de communication, on communique deux niveaux d’informations : l’information contenue dans l’énoncé et l’information que la production de l’énoncé est intentionnelle. Voici, donc la définition de la communication ostensive-inférentielle :

‘« Le locuteur produit un stimulus qui rend mutuellement manifeste 25 au locuteur et au destinateur que le locuteur veut, au moyen de ce stimulus, rendre manifeste ou plus manifeste au destinataire un ensemble d’hypothèses I » (Sperber & Wilson, 1989, 101).’

La communication ostensive-inférentielle est soumise au principe de pertinence optimale qui dit :‘»’ ‘ Tout acte de communication ostensive communique la présomption de sa propre pertinence optimale ’» (ibid., 237).

La notion de la pertinence optimale présuppose que :

  • l’ensemble d’hypothèses que le locuteur entendait communiquer est suffisamment pertinent pour que cela vaille la peine pour l’interlocuteur de traiter le stimulus ostensif.
  • Le stimulus ostensif est le plus pertinent que le locuteur pouvait utiliser pour communiquer cet ensemble d’hypothèses.

Il est clair que la raison d’être de la production de tout énoncé est le fait qu’il comporte quelque chose de pertinent ou d’intéressant pour l’interlocuteur. Ce principe amènera l’interlocuteur à chercher à récupérer les intentions du locuteur dans l’énonciation. Selon, Sperber et Wilson, les êtres humains prêtent automatiquement attention à ce qui leur semble le plus pertinent.

Ajoutons que dans la postface de la deuxième version de leur livre sur la Pertinence (1995), Sperber & Wilson expliquent que le Principe de pertinence peut être reformulé (et clarifié) en utilisant deux principes séparés :

  1. Principe cognitif de pertinence : « La cognition humaine tend à maximiser la pertinence des inputs qu’elle traite. »
  2. Principe communicatif de pertinence : « Tout énoncé communique une présomption de sa propre pertinence optimale. » (Sperber & Wilson, 1995, 260, traduction de Kozlowska 1999)

Après cette brève introduction de la théorie de la pertinence, il nous reste à résumer ses quatre thèses principales (Moeschler & Reboul, 1994, 92) :

  1. La communication verbale n’est pas uniquement une affaire de code : elle est aussi une affaire d’inférence.
  2. Dans le traitement des énoncés, deux types de processus mentaux interviennent : les processus liés à la représentation (responsables de la formulation des hypothèses) et les processus liés à la computation (responsables des calculs inférentiels).
  3. L’interprétation pragmatique des énoncées consiste en deux types d’enrichissement : ses implicitations et ses explicitations.
  4. L’usage d’un énoncé peut être soit descriptif soit interprétatif.

La section suivante est consacrée à cette distinction, qui sera importante pour nos analyses des usages non-standard des prépositions.

Notes
23.

Le langage hypothétique de la pensée, la représentation des concepts et des propositions dans le cerveau (Pinker, 1994, 56, à partir de Fodor 1986).

24.

C’est à partir de ces informations que seront sélectionnées une partie des propositions qui forment le contexte.

25.

La notion de connaissance mutuellement manifeste se définit à partir de la notion de connaissance manifeste et de la notion d’environnement cognitif mutuel (c’est un environnement cognitif partagé où l’identité des individus qui le partage est manifeste). Donc, dans un tel environnement, toute hypothèse manifeste est mutuellement manifeste.