2.3 - La Théorie de l’Optimalité

2.3.1 - Sa naissance et son développement

Outre la Théorie de la Pertinence, qui est une théorie essentiellement pragmatique, une autre théorie, issue de recherches en phonologie et syntaxe, mais aussi appliquée dans le domaine de la sémantique et pragmatique, est d’une très grande importance pour notre thèse. Il s’agit de la Théorie de l’Optimalité (TO, Prince & Smolensky, 1993), qui ressortit au courant générativiste. La Théorie de l’Optimalité est une théorie générative de nouvelle génération, qui cherche à établir une Grammaire Universelle, valable pour toutes les langues humaines. La Grammaire Universelle est définie comme l’ensemble des contraintes universelles et l’alphabet de base des catégories linguistiques représentationnelles.

Un de ses buts est de démontrer que chaque langue reflète de sa façon spécifique la structure du langage universel (Kager, 1999, 1). Cette perspective est notamment développée dans la théorie des Principes et Paramètres proposée par Chomsky dans les années quatre-vingt (cf. Chomsky, 1987) qui postule que les grammaires des langues individuelles sont construites à partir de propriétés universelles (principes), leurs propriétés spécifiques résultant de la spécification d’un nombre limité de choix binaires universaux (paramètres). Un exemple de principe serait le fait que la préposition a toujours un argument et un exemple de paramètre est que cet argument peut être situé à droite (comme en français) ou à gauche (comme en japonais).

Le principe de base de la Théorie de l’Optimalité est celui de l’ordonnancement de contraintes (constraint ranking) ; il décide quelles contraintes vont être satisfaites ou violées (Lyngfelt, 2000). La notion de la contrainte, qui doit être comprise comme une nécessité structurale de n’importe quel niveau linguistique, joue un rôle décisif dans toute théorie générative. Il faut souligner que la violation d’une contrainte n’est pas la cause directe de l’agrammaticalité. Car, même dans des structures grammaticales, certaines contraintes peuvent être violées. Ajoutons que, dans la Théorie de l’Optimalité, les contraintes sont considérées comme universelles et l’ordonnancement comme particulier pour toute langue : en effet, les différents types d’ordonnancement sont la source de la variation linguistique (Kager, 1999, 4).

Selon la Théorie de l’Optimalité, le conflit fondamental dans toute grammaire est celui entre la force de marquage (markedness, M) et la force de fidélité (faithfulness, F) : la première (M) dénote la tendance du langage à avoir des structures non-marquées. L’opposition marqué/non-marqué est connue en linguistique depuis Troubetzkoy et Jakobson (Jakobson, 1963). Les formes non-marquées sont basiques, plus simples (en phonologie, plus faciles à articuler) et préférées dans toutes les langues. Les formes marquées servent à créer les contrastes. Un exemple de formes non-marquées en phonologie serait les voyelles frontales non-arrondies, comme /i/ et /e/, et un exemple de formes marquées seraient les voyelles frontales arrondies, comme /y/ en français.

La deuxième force, la force de fidélité (F) désigne le besoin opposé, celui de créer des contrastes lexicaux. La notion de la fidélité doit être comprise comme la fidélité aux constantes lexicales. L’importance de la force de la fidélité est claire : afin d’exprimer une multitude de sens, le langage a besoin de contrastes linguistiquement explicites. L’influence de la force de marquage peut amener au manque fatal d’oppositions linguistiques. Le rôle de la grammaire est de régler les conflits entre les contraintes, afin de sélectionner l’output le plus optimal et harmonieux. Les conflits sont résolus par le principe de la domination. La domination change selon la langue et selon le cas : c’est parfois M, parfois F qui gagne.

Comme la Théorie de l’Optimalité traite avant tout de phénomènes phonologiques, nous donnons ici un exemple qui illustre les différences entre les systèmes phonologiques des langues. Commençons par le français qui a seize voyelles, dont certaines, comme /y/ ou des voyelles nasales, sont marquées. Le fait est qu’on ne les trouve pas souvent dans d’autres langues et que leur prononciation est assez difficile pour les apprenants du français langue étrangère. Il est clair que dans ce cas c’est la force F qui l’emporte, car, grâce aux contrastes phonétiques (comme nasal/non-nasal, arrondi/non-arrondi), on arrive à un assez grand nombre de voyelles (seize). Si on compare cela avec la situation qui existe en serbe (qui a simplement 5 voyelles, non-marquées : /a/, /e/, /i/, /o/, /u/), on voit que, dans la deuxième langue, c’est la force M qui domine.

Cependant, il ne faut pas conclure hâtivement que la différence entre les deux systèmes phonologiques est due au fait que, dans le premier, c’est la force de fidélité qui domine et que, dans le deuxième, c’est la force de marquage. En effet, pour les consonnes, la situation est exactement inverse. En français on a 17 consonnes, mais en serbe on en trouve 25 dont certaines (les affriquées) n’existent pas en français. Il s’ensuit qu’en serbe c’est la force F qui domine dans ce cas (il faut créer des contrastes), tandis qu’en français c’est la force M qui gagne (pas de consonnes marquées).

Une chose doit être soulignée ici. Le résultat de la lutte entre les contraintes n’est pas laissé au hasard. Le principal postulat de la Théorie de l’Optimalité est que tout output linguistique est optimal, car il subit la violation la moins sérieuse. Pour un input donné, la grammaire fait une sélection pour évaluer ensuite l’ensemble des candidats, parmi lesquels elle choisit le candidat optimal, qui est l’output définitif. Le candidat optimal est le résultat de la violation la moins coûteuse. L’exemple du sujet explétif que nous allons donner plus tard servira à illustrer et à expliquer ce postulat ainsi que l’idée qu’il existe des violations plus ou moins coûteuses.

Depuis sa création, la Théorie de l’Optimalité a été d’une très grande importance pour les travaux en phonologie, car elle a remplacé des règles phonologiques inflexibles par des contraintes qui peuvent être violées. L’influence de la Théorie de l’Optimalité est aussi remarquable dans le domaine de la morphologie, de la syntaxe, de la sémantique et même de la pragmatique (cf. Moeschler, 1999, Asic 2003a)