L’avant-dernière section de ce chapitre est consacrée à un mécanisme génératif connu sur le nom de coercion, introduit par Partee (1992), Partee & Rooth (1983) et Chierchia (1998) et élaboré par Pustejovsky (1995) et (Godard & Jayez, 1993). Le phénomène en question est d’une très grande importance pour nos analyses : en effet, on trouve dans toutes les langues considérées un grand nombre d’exemples dans lesquels les prépositions temporelles sont utilisées avec des entités spatiales et les prépositions spatiales avec des entités temporelles. Il se trouve que, pour traiter ce type de phénomènes linguistiques, on doit avoir recours à des mécanismes génératifs comme la coercion.
La présentation qui suit est tirée principalement des travaux de Jackendoff (1985) et Godard & Jayez (1993). Selon Jackendoff (cité dans Pustejovsky, 1995, 105), les mots peuvent obtenir un nombre potentiellement indéfini de sens en contexte, tandis que leur nombre de sens dans le lexique est limité. L’hypothèse de Pustejovsky est que le lexique est génératif 33 et qu’il possède au moins quatre niveaux de représentations sémantiques :
Disons ici quelques mots de la structure de qualia. Elle spécifie les quatre aspects essentiels du sens des mots (ou qualia) :
A titre d’exemple, pour nouvelle : 1) narratif ; 2) livre ; 3) lecture ; 4) écriture.
Un ensemble de mécanismes génératifs connecte les quatre niveaux de représentations sémantiques et est responsable du comportement polymorphique du lexique, à savoir de l’interprétation compositionnelle des mots en contexte. Parmi ces mécanismes génératifs, figurent les transformations sémantiques suivantes :
Le changement de type (type shifting) a été d’abord introduit pour rendre possible aux opérateurs comme la négation et la conjonction de changer le type selon ce qu’ils modifient. Puis il a été appliqué à n’importe quelle expression linguistique lorsqu’elle change de type selon le contexte. A titre d’exemple, dans la phrase :
John tient Mary pour une idiote.
a fool, un syntagme nominal du type (e) est élevée au statut de phrase prédicative (e, t). En effet le verbe consider choisit par défaut un argument de type particulier, à savoir une phrase prédicative (Ted considers Marvin to be a baby). Disons ici quelques mots sur la sous-catégorisation des verbes. Selon la HPSG, version de la grammaire générative (cf. Borsley, 1999), tout verbe définit le nombre et le type des arguments qu’il gouverne. Ainsi, le verbe to walk (marcher)sous-catégorise seulement le sujet, tandis que le verbe to give (donner) sous-catégorise le sujet, et deux objets, dont un est le complément direct, et l’autre indirect. Par exemple :
Ted a donné une voiture à Marvin.
Ted = sujet ; une voiture = objet direct ; Marvin = objet indirect
Quant aux types d’arguments, on peut donner l’exemple du verbe to rain dont le seul sujet acceptable est le pronom it ou le verbe to think (penser) dont l’objet direct doit être une phrase complétive et pas un NP :
Dusan pense que ses frères font trop de bruit.
*Dusan pense lait.
Cependant, même dans le cas où l’argument qui se trouve dans la phrase ne correspond pas à la sous-catégorisation du verbe, la phrase peut rester correcte. Car, le verbe peut ‘coercer’ son argument de manière à ce qu’il devienne un certain type d’entité linguistique. Observons les exemples suivants :
Jean veut une bière, un livre, encore une cigarette.
Jean veut (avoir) une voiture avant la semaine prochaine.
Dans le premier cas, les NP en question (a beer, a book, a cigarette) sont devenus des phrases prédicatives (to drink a beer, to read a book, to smoke another cigarette). Dans le deuxième exemple, l’adverbe temporel (until next week) modifie le prédicat non-explicité comme s’il était explicité (to have).
Ajoutons encore que, grâce à la coercion, il est possible d’avoir deux types de verbe différents (l’un, to eat,qui demande un NP et l’autre, to enjoy, qui demande une phrase prédicative) avec le même argument dans la même phrase (Godard & Jayez, 1993) :
Jean a mangé et savouré le saumon.
On peut, à partir de ces exemples, donner la définition de la coercion : c’est une opération sémantique qui convertit un argument au type imposé par sa fonction. Par exemple, le nom devient une phrase prédicative, car c’est la fonction que demande le verbe (comme dans l’exemple (4)). Autrement, on a une erreur de type (la phrase serait considérée comme inacceptable). D’autre part, on notera que l’expression syntaxique ne dénote pas par défaut un certain type (ou plusieurs types) sémantique et syntaxique. Plutôt, elle obtient un certain type selon le contexte. Nous rappelons ici le principe du rasoir d’Occam modifié, cité dans ce chapitre. Le phénomène de coercion est une application productive de ce principe de parcimonie, car il évite de multiplier les sens et les classes des mots.
Passons maintenant à la coercion liée aux connecteurs temporels, tels que before, after, while et during (Pustojevsky, 1995, 230). Chose intéressante, on trouve des exemples où certains d’entre eux ne sont pas employés avec des entités temporelles :
Si on partait avant / après le dessert.
Donc, les connecteurs before et after connaissent la coercion, car le NP dessert est élevé au statut de prédicat (comme si on avait la phrase : Let’s leave before / after they serve dessert = Si on partait avant/après qu’ils ne servent le dessert). Mais cela ne vaut pas pour during, comme le montre la phrase ci-dessous, qui est inacceptable :
*Je vais t’appeler pendant mon prochain étudiant / café.
Pustejovsky indique que, dans le phénomène de la coercion, c’est la structure de qualia de la phrase nominale particulière qui lui permet d’avoir l’interprétation spécifique. Par exemple, pour Jean est parti avant le dessert, c’est la structure de qualia du groupe nominal le dessert (son aspect télique surtout : servir ; manger)qui rend possible l’interprétation : avant que le dessert n’ait été servi. Donc l’interprétation en terme de prédicat est reconstruite à partir du qualia du groupe nominal.
Dans leur article, Godard & Jayez (1993) montrent que la situation est semblable en français : ainsi avant et après coercent leurs arguments mais pendant ne peut pas le faire :
Mais selon Gordard et Jayez, même avec avant et après la coercion n’est pas toujours possible. La condition nécessaire pour que la coercion ait lieu est que l’événement 1 (reconstruit à partir du NP, en l’occurrence trois martinis) doit être compris comme la cause de l’événement 2 (se sentir bien). Si la relation entre e1 et e2 est la simple succession, la coercion est impossible :
Il est à noter que le phénomène de la coercion peut être expliqué d’une manière tout à fait différente dans l’optique de Gordard et Jayez : le verbe ne change pas le type de son argument, mais sa structure sémantique est enrichie (ce qui va à l’encontre du Principe du rasoir d’Occam modifié). Ainsi, un verbe comme to want accepte non seulement un VP (He wants to read a book)mais aussi un NP comme argument (He wants a book). On n’a donc plus besoin de mécanisme génératif car tout se passe au niveau du lexique. Dans la théorie HPSG, on dirait que le verbe dans sa sous-catégorisation donne plusieurs options (soit VP soit NP).
Dans sa théorie, la sémantique des unités lexicales peut être définie comme la structure = ( , , , Q) qui consiste en :
A = la structure d’argument
E = la spécification du type d’événement
Q = le liage de ce deux paramètres dans la structure qualia
I = la transformation d’enchâssement, situant dans le réseau de types, déterminant quelle information est héritable de la structure lexicale globale.