2.6.4 - La fusion conceptuelle (Conceptual blending)

Au cours des dernières années du vingtième siècle, les linguistes d’orientation cognitiviste ont réalisé que leurs idées sur la métaphore (comme le mécanisme central de la pensée) et les espaces mentaux ont besoin d’être revues, modifiées et enrichies. Ainsi dans leurs articles, Fauconnier & Turner (1994, 1998, 2002) expliquent que la relation espace source-espace objectif ne suffit plus. En effet, les connaissances dont on a besoin pour construire et interpréter les métaphores ne peuvent pas toujours être réduites à un de ces deux espaces. Il doit y avoir une sorte de connaissance de niveau bas (low-level knowledge) commune aux deux espaces et qui agit comme un médiateur entre les deux domaines. De même, parfois, on a besoin d’autres types de connaissances ou d’autres métaphores provenant d’autres sources. Leur rôle est de lier ces deux espaces.

De plus, le produit de la métaphore est souvent un nouvel espace conceptuel dont l’origine structurale est l’interaction entre l’espace source et l’espace objectif. Cependant cet espace a son existence conceptuelle indépendante qui lui permet de grandir et d’établir d’autres associations.

Le réseau conceptuel de Fauconnier & Turner (1994) est donc un modèle théorique plus complexe : en effet, on y augmente les espaces inputs traditionnels en y ajoutant deux espaces additionnels qu’on appelle les espaces moyens (middle spaces) : le premier est l’espace générique qui capte le savoir du type ‘«’ ‘ arrière-plan »’ qui unit les inputs. Le deuxième est l’espace fusionné qui contient le produit conceptuel de l’intégration. Selon les auteurs, les espaces moyens sont indispensables pour le travail mental et linguistique. Donc, la projection conceptuelle n’est pas directe. L’espace générique reflète les rôles, les cadres et les schémas communs à l’espace-source et à l’espace-objectif. L’espace fusionné combine les éléments spécifiques de l’espace-source et de l’espace-objectif : il produit ainsi une structure conceptuellement plus riche et souvent contrefactuelle. Il est important de souligner que l’espace fusionné n’est pas réductible à un amalgame de structures de l’espace-source et de l’espace objectif. Il s’agit une structure originale.

En effet, il y a trois opérations dans la construction de la fusion conceptuelle : la composition, la complétion et l’élaboration. Le but de la première opération et de composer les éléments des espaces-inputs ; de cette manière on obtient des relations qui n’existent pas dans les inputs. Grâce à la complétion, la fusion recrute une quantité importante de la structure conceptuelle et des connaissances de l’arrière plan sans que nous nous en rendions compte. Enfin, pendant le processus de l’élaboration, la fusion se développe à travers une simulation mentale.

Pour mieux illustrer ce qu’est la fusion conceptuelle, nous présenterons ici deux exemples et leurs analyses. Le premier est choisi par Fauconnier & Turner (1994). C’est un texte tiré d’un journal qui décrit une situation contradictoire, à savoir une course entre deux bateaux qui ne coexistent pas dans le temps  :

  1. La régate : Rich Wilson et Bill Biewenga étaient à peine quatre jours et demie en avance sur l’esprit de clipper nommé Northern Light, dont ils essayaient de battre le record dans la course San Francisco-Boston. En 1893, le clipper avait mis 76 jours et 8 heures pour faire le même trajet. (Great America II, Latitude 38, vol 190, Ap 1993, pg 100 ; cité dans Fauconnier et Turner (1994), nous traduisons)

Fauconnier et Turner insistent sur le fait que pour comprendre ce texte on a besoin de construire trois espaces : un pour la course de 1893, un autre pour la course de 1993 et un espace fusionné dans lequel les deux bateaux sont projetés et dans lequel s’effectue la course imaginaire entre le bateau moderne et l’esprit de clipper Nothern Light. Mais pour pouvoir construire l’espace fusionné, on a besoin aussi d’un espace générique qui s’appuie sur les notions suivantes : la course, le bateau, le trajet, le voyage, etc.

Voici maintenant un autre exemple tiré du travail de Coulson & Oakley (2000). Il s’agit du titre d’un journal :

  1. Coke Flows Past Forecasts : Soft drink company posts gains

Le Coca coule au-delà des prévisions : la compagnie de la boisson non-alcolisée publie ses gains.

Ce titre est en faite une combinaison de la métonymie conventionnalisée entre la corporation Coca Cola et le produit de cette corporation (la boisson) mais en même temps une représentation métaphorique du profit de ladite compagnie pour le premier semestre du 2001. En effet, flows past forecasts est un prédicat métaphorique pour le profit de la corporation et en même temps un prédicat littéraire pour son produit (il est normal que les liquides coulent). Cela signifie que Coke ne représente pas seulement la corporation mais évoque aussi les propriétés de la boisson (comme elle est liquide, elle coule).

On a donc ici deux espace-input : l’espace « boisson » et l’espace « compagnie ». Dans le premier, il y a l’élément d qui représente la boisson et dans le deuxième, c’ représente la compagnie qui produit cette boisson (d’). Ces deux éléments (d’ et c’) sont liés par une métonymie conventionnelle : ‘«’ ‘ on identifie les compagnies par leurs produits ».’

Mais l’espace compagnie inclut aussi un élément p’ qui représente le profit généré par Coca Cola dans le premier semestre de 2001 et un élément f’ qui représente le profit prévu pour cette période.

La structure conceptuelle dans l’espace compagnie inclut un cadre pour le profit et pour l’évaluation des profits des corporations. De plus, une métonymie conventionnelle entre les corporations et leurs profits lie c’ et p’.

Dans ce réseau, l’espace fusionné contient l’élément c* lié par identité à d dans l’espace boisson et par métonymie à p’ (dans l’espace corporation). Il possède certaines propriétés de la boisson Coca Cola mais aussi certaines propriétés du profit de la corporation Coca Cola pour le premier semestre de 2001 — le fait que le profit dépassait les prévisions. Il faut aussi ajouter que, dans cette fusion, la relation entre le profit prévu et réel n’est pas statique (comme elle devrait l’être en mathématiques ou en statistiques) mais dynamique — c’est suggéré par le verbe couler. Le profit de la compagnie est en mouvement, il dépasse les prévisions : il s’agit du phénomène connu sous le nom de mouvement fictif (Talmy, 2000) dont on reparlera au chapitre 3.

A la fin de cette thèse, nous verrons si l’idée de la fusion conceptuelle (qui est une idée assez séduisante et originale) peut nous aider dans nos analyses. La question qui se pose est : Quelle fusion conceptuelle peut-on imaginer entre le temps et l’espace ? Quels seront, dans ce cas, l’espace générique et l’espace fusionné ?