3.0.b - Sur l’opposition massif/comptable

Dans cette section, nous présentons un phénomène qui est d’une importance cruciale pour notre travail. Il est connu en linguistique sous le nom d’opposition entre les noms massifs et les noms comptables. A la base de cette opposition grammaticale, il y a une opposition conceptuelle très saillante que l’on appelle l’opposition discret/ continu. En effet, il y a une grande différence (qui est, avant tout, visuelle) entre :

Voici la définition des caractéristiques être continu et être borné, donnée par Zemach (1974, 63. Nous traduisons) :

‘« Une entité qui est continue dans une certaine dimension est une entité considérée comme n’ayant pas de partie dans la dimension dans laquelle elle est continue. On peut dire qu’elle change on non dans cette dimension, mais ce qu’on trouve ensuite dans cette dimension c’est l’entité entière (et non une de ses parties) qui est changée ou non ».’

Inversement, ‘«’ ‘ si une entité est bornée dans une dimension, alors les localisations différentes le long de cette dimension contiennent ses parties et non l’entité entière » ’(idem, 64).

Il est très important de souligner que la continuité est une caractéristique qui concerne le temps aussi bien que l’espace. Ceci dit, on a quatre type d’entités ontologiquement différentes (ibid., 65) :

  1. Les entités bornées dans le temps et l’espace (les événements ou les non-continuantsContinuant désigne les entités qui persistent ou se maintiennent au cours du temps (les objets physiques, par exemple) ; non-continuant désigne les entités qui ne persistent pas ou qui changent dans le temps (événements).) ;
  2. Les entités bornées dans l’espace et continues dans le temps (les objets ou les continuants dans le temps). Les objets sont définis par rapport à leur localisation dans l’espace et non définis par rapport à leur localisation dans le temps. Un continuant ne peut pas exister en même temps dans plusieurs endroits mais il peut exister dans un même endroit à des moments différents. De plus, il n’a pas obligatoirement toutes ses parties dans chaque endroit qu’il occupe, mais il doit avoir toutes ses parties à tout moment qu’il occupe.
  3. Les entités bornées dans le temps et continues dans l’espace (les processus ou les continuants dans l’espace ; comme la Deuxième guerre mondiale, la Révolution industrielle, l’orage). Un continuant dans l’espace est exactement l’inverse d’un objet. Un continuant dans l’espace peut exister en même temps dans plusieurs endroits, mais il ne peut pas exister dans le même endroit à des moments différents. De plus, il doit avoir toutes ses parties dans tous les endroits qu’il occupe, mais n’a pas obligatoirement toutes ses parties à tout moment qu’il occupe.
  4. Les entités continues dans le temps et l’espace (continuants purs ou les types purs ; par exemple : Le lion africain est féroce. L’homme est mortel mais aussi les noms massifs, comme l’eau, le sableLa différence entre les types comptables et les noms massifs réside dans le fait que, seul pour les secondes s’il y a une entité qu’on appelle X, n’importe quelle partie de cette entité est toujours X.Mais ce n’est qu’une illusion, car il suffit de prendre une partie assez petite de la substance (par exemple un leucocyte du sang) pour que la proposition « ça c’est le sang » devienne fausse. Donc, dans les deux cas on a posé des limites sur la taille de la partie que l’on considère comme l’entité en question (Zemach, 1974, 76)., etc).

Disons encore quelques mots de la caractéristique être borné 40 .Dans sa théorie, Jackendoff (1991, 19), introduit le trait +/–borné(bounded, b), qui est un des traits conceptuels fondamentaux et qui estvalable pour les objets et pour les événements. Mais il insiste sur le fait que ce n’est pas une caractéristique inhérente aux entités : toute entité peut être vue comme bornée ou continue selon notre point de vue (vantage point) 41 .

Jackendoff explique que les noms massifs et les noms au pluriel sans article ont des caractéristiques communes : ils peuvent apparaître dans une distribution locative ; par exemple : There was water/books all over the floor (Il y avait de l’eau/des livres partout sur le sol). C’est pourquoi, pour les différencier, il utilise le trait +/–structure interne (internal structure ; +/–i). Les agrégats, à savoir les entités normalement dénotées par des mots pluriels, sont +i, tandis que la substance continue est –i.

En combinant ces traits (b et i), on obtient (idem, 21) :

  1. +b, -i : les individus (une tasse, un lapin) ;
  2. +b,+i : les groupes (l’orchestre, l’équipe) ;
  3. –b, -i : les substances (l’eau, sucre) ;
  4. –b,+i : les agrégats (des tasses, des lapins).

La catégorie ordonnée pour les quatre types est nommée entité matérielle.

Pour Chierchia, les noms massifs sont littéralement la neutralisation de l’opposition pluriel/singulier. Les noms massifs, à la différence des mots comptables, ne correspondent pas à des ensembles d’atomes. Par conséquent, ils n’offrent pas le bon critère pour la comptabilité (Chierchia, 1998, 347).

Nous retournerons au chapitre 4 aux questions liées à l’opposition conceptuelle massif-comptable. Passons maintenant à son aspect linguistique. Les langues l’explicitent de manière différente, les langues indo-européennes généralement par des quantificateurs. Par exemple, en anglais, on a l’opposition many vs much (many books versus much sugar) et, en français, l’opposition entre nombreux et beaucoup (de nombreuses voitures versus beaucoup d’eau).

Selon Allan (1980, 2001), aucun listème (mot du lexique pris en isolation) n’est intrinsèquement massif ou comptable, il le devient seulement dans la phrase nominale grâce à l’emploi des déterminants. Il ajoute aussi qu’on peut parler des différents degrés de comptabilité des noms. Ainsi cet auteur propose quatre tests de comptabilité qui servent à ‘«’ ‘ mesurer »’ la comptabilité des têtes lexicales en anglais (Allan, 2001, 420). Les voici :

  • Si a(n) ou one (un) se concatène avec une tête lexicale au singulier, la phrase nominale est comptable.
  • La phrase nominale est comptable si la tête lexicale au pluriel est précédée par un énumérateur flou tel que a few (quelques), many (de nombreux), a dozen or so (plus ou moins une douzaine), about fifty (à peu près une cinquantaine).
  • Si la phrase verbale prend une désinence du pluriel (aresont —, wereétaient), elle est comptable.
  • Si all (tout) se concatène avec la tête lexicale au singulier et que la phrase nominale a une désinence singulière, la phrase nominale est non-comptable.

Manifestement, les têtes lexicales qui ont des réponses positives pour les trois premiers critères sont maximalement comptables et celles qui ont une réponse positive seulement pour le dernier critère sont maximalement non-comptables. C’est ainsi que l’on obtient une échelle de préférence. A titre d’exemple (idem) :

caroakcattleHimalayas / scissorsmankindadmirationequipment

(voiture < chêne < bétail < Himalaya / ciseaux < humanité < admiration < équipement)

Il s’ensuit que la comptabilité des noms dépend de leur possibilité de se combiner avec les différents quantificateurs. Cela est illustré aussi par le fait qu’en serbe, chose intéressante, une multitude d’objets (qui sont par définition comptables) peut être considérée comme une masse. A titre d’exemple, on a l’opposition entre jedan list (une feuille), deset listova (dix feuilles – comptable), lisce (une masse de feuilles – non comptable : ce nom répond seulement au quatrième critère du test d’Allan).

L’opposition que venons de présenter s’est avérée essentielle pour nos analyses des prépositions et surtout pour les prépositions po et na en serbe auquelles nous avons consacré le chapitre 6.

Notes
40.

Cette caractéristique ainsi que la notion de borne seront analysées en détail au chapitre 4.

41.

Des idées similaires sont exprimées dans l’hypothèse de Damourette et Pinchon, citée par Kleiber : l’opposition massif/comptable ne correspond plus à un engagement ontologique en faveur de l’existence de deux types d’entités différentes, mais se réduit à deux types fondamentaux de présentation référentielle : la même chose peut être emballée de façon indivudualisante ou globalisante (Kleiber, 1990, 80).