3.1.3 - Ontologie vendlérienne

L’ontologie temporelle que nous présentons ici est basée sur les travaux de Vendler (1957). Notons que tous les travaux actuels sur le temps, qu’ils relèvent de la linguistique ou de la philosophie, s’appuient sur elle. Vendler a introduit des classes aspectuelles (dans sa terminologie, on les appelle types de verbes), ainsi que des notions qui décrivent la nature ontologique des verbes.

Tout d’abord il distingue deux grands types d’éventualités 44 , les états et les événements. Les états (comme posséder, désirer, savoir) se distinguent des événements en ce qu’ils ne supposent pas d’agent. La catégorie des événements se subdivise en trois sous-catégories : les activités (courir), les accomplissements (faire un gâteau)et les achèvements (gagner la course). Le tableau ci-dessous résume l’opposition entre les quatre classes aspectuelles et en donne des exemples (d’après Vendler, 1957) :

Tableau 1 : ontologie vendlérienne
Activité Accomplissements Achèvements Etats
courir courir le 400 m reconnaître savoir
marcher peindre un tableau perdre / trouver avoir
nager fabriquer une chaise atteindre le sommet posséder
pousser construire une maison gagner la course désirer

Mais il convient ici de se demander quelles sont les notions qui sont sous-jacentes à cette division. Il s’agit surtout de la notion de vérité (à savoir la vérité de la phrase par rapport à un sous-intervalle), de la notion de dynamisme (une éventualité est dynamique si elle produit un changement de l’état du monde), de la notion de la télicité (une éventualité est télique si elle possède une borne naturelle) et la notion d’homogénéité (chaque partie du processus est semblable au processus dans son ensemble).

Les états et les activités ont beaucoup de points communs : ils sont vrais dans tous les sous-intervalles, non-dynamiques, homogènes, et n’ont pas de borne ‘«’ ‘  naturelle »’ (ils sont atéliques). Par contraste, les accomplissements et les achèvements ne sont pas vrais dans tous leurs sous-intervalles, ils sont téliques, hétérogènes et dynamiques. La différence entre les uns et les autres consistent en ce que les premiers ont une durée et sont divisibles en partie, alors que les seconds sont instantanés et ne sont pas divisibles en parties. Ainsi, on peut en conclure que les éventualités et leurs différents types correspondent aux différents types d’individus temporels que l’on peut distinguer (sur la base notamment d’un certain nombre de tests linguistiques, raffinés depuis par d’autres auteurs).

Notons que les tests linguistiques permettent aussi de faire la distinction entre ces quatre classes. Ainsi le test du progressif de Vendler marche pour les activités et les accomplissements, car ils se déroulent dans le temps, mais non pour les états et les achèvements :

  1. Ted est en train de courir (activité)
  2. Marvin est en train de dessiner les trois petits cochons (accomplissement)
  3. *Dusan est en train d’être heureux (état)
  4. *Fred est un train d’atteindre le sommet de Kilimandjaro (achèvement)

Le deuxième test linguistique de Vendler est le test de en / pendant. Il se trouve que les énoncés dont les prédicats sont des états ou des activités répondent à la question pendant combien de temps, tandis que les énoncés dont les prédicats sont des accomplissements ou des achèvements répondent à la question en combien de temps :

  1. Ted a couru pendant une demi-heure (activité)
  2. Marvin a été fâché pendant toute la soirée (état)
  3. Ted a fait le gâteau en vingt minutes (accomplissement)
  4. Dans son rêve, Marvin a atteint le sommet du Kilimandjaro en trois secondes (achèvement).

Il est vrai que les deux tests que nous venons de présenter ont reçu plusieurs critiques (on trouve des énoncés acceptables qui vont à l’encontre des règles de Vendler 45 ), mais ils restent néanmoins les critères incontournables de toute analyse linguistique des classes aspectuelles.

Pour une élaboration formelle de la théorie de Vendler nous renvoyons à Jackendoff (1992) qui introduit le trait de dimensionnalité en tant que critère de distinction entre les quatre catégories mentionnées. Jackendoff explique tout d’abord que les points dans le temps, les événements-points ainsi que les états vus dans les points du temps sont DIM0D (par analogie aux points géométriques, ils n’ont pas de dimension, parce qu’ils ne durent pas dans le temps),tandis que les périodes du temps ainsi que les états, les activités et les événements qui durent sont (parce qu’ils durent dans le temps) DIM1D (Jackendoff, 1992, 30). Il ajoute ensuite un autre primitif, celui de directionnalité, qui est valable pour le temps et l’espace : la distinction entre PLACE (endroit) et PATH (chemin) est basée sur cette notion : PLACE est –DIR, alors que PATH est +DIR. Cependant cette opposition marche aussi comme critère de distinction entre les états (qui sont statiques, donc –DIR) et les événements (qui progressent, donc qui sont +DIR).

Mais une autre chose doit être prise en considération : en géométrie, la ligne a DIM 1, mais sa fin a DIM 0. En réalité si on coupe le bout d’un fil, on considère comme sa fin non seulement la borne géométrique mais aussi une petite partie du fil qui est pragmatiquement déterminée. Donc sa dimension est DIM0 + d. Analogiquement, la fin d’un événement (le discours prononcé par Jacques Moeschler à Nairobi, par exemple) est situé dans un point du temps et sa dimensionnalité pragmatique (la petite partie qu’on appelle la fin dudiscours prononcé par Jacques Moeschler à Nairobi) est DIM0 + d (Jackendoff, 1991, 38).

A partir de ces notions on peut spécifier les quatre catégories de Vendler :

  • Etats = - bornés, - intermittent ; situation, DIM1d, – DIR
  • Activités = - bornées ; situation, DIM1d, + DIR
  • Accomplissements = + bornés ; DIM1d, + DIR
  • Achèvements = + bornant 46  ; - intermittent, DIM(0 + d), + DIR

Avant de passer à la section suivante de ce chapitre arrêtons-nous un peu sur l’opposition massif-comptable dans le domaine des entités temporelles. Citons Jackendoff à ce propos :

‘« La distinction entre les noms massifs et comptables est parallèle à celle entre les événements, qui sont temporellement bornés, et les processus, temporellement non-bornés » (Jackendoff, 1992, 18, nous traduisons).’

Il s’ensuit qu’on peut parler d’un double parallélisme entre :

  • substance continue et activités / états et
  • objets discrets et événements bornés (accomplissement et achèvements).

Mais l’idée de bornage (opposition : borné/non-borné) n’est pas la seule notion qui joue dans ce parallélisme. En effet, les activités et les états correspondent à l’idée de massif parce qu’ils sont homogènes (chaque partie de Marvin marche, même s’il a marché trois heures, peut être décrite comme Marvin marche),tandis que les accomplissements correspondent à l’idée de comptable car ils sont hétérogènes (chaque partie de Fred a couru le 1500 m ne peut pas être décrite comme Fred a couru le 1500m).

Notes
44.

Par éventualité, Vendler désigne toutes les entités temporelles individualisables.

45.

Par exemple, manger une mangue est considéré comme un accomplissement. Mais la phrase Ted a mangé une mangue pendant une heure, mais il ne l’a pas finie est acceptable en français.

46.

Cela est lié au fait que les achèvements marquent la culmination d’un événement plus long (Jackendoff, 1991, 39).