3.1.6 - La théorie de Reichenbach

Qu’expriment les temps verbaux ? Dans les travaux d’Arnauld et Lancelot (auteurs de la célèbre grammaire de Port-Royal au XVIIe siècle), on trouve déjà une réponse à cette question : le temps verbal exprime un rapport entre deux coordonnées, le moment de l’énonciation et le moment de l’événement. Cependant, les successeurs de Port Royal et notamment Bauzée au XVIIIe siècle (voir de Saussure, 2000) se sont rendu compte qu’il faut faire intervenir une troisième coordonnée, nommée terme de comparaison, à savoir le moment à partir duquel l’événement est considéré.

Ces théories ont trouvé une élaboration scientifique révolutionnaire chez Reichenbach (1947), qui a donné une formulation rigoureuse du système de repérage. Dans la taxonomie logique des temps verbaux créée par Reichenbach, tout temps verbal est défini par trois points sur l’axe temporel :

Voici ce que Reichenbach dit à propos de R :

‘«  Dans une proposition comme Pierre était parti nous voyons que l’ordre temporel exprimé par le temps verbal ne concerne pas un événement, mais deux événements, dont les positions sont déterminées par rapport au point de la parole. Nous appellerons ces points temporels le point de l’événement et le point de référence. Dans l’exemple, le point de l’événement est le moment auquel Pierre est parti ; le point de référence est un moment entre ce point et le point de la parole » (Reichenbach, 1947, 288, la traduction est de Saussure, 1998).’

Dans la taxonomie de Reichenbach, chaque temps verbal (comme on le verra dans le tableau ci-dessous) reçoit une description simple. Nous présentons ici le tableau des sémantismes des temps verbaux du français, basé sur la théorie de Reichenbach (lui-même n’a pas travaillé sur les temps verbaux en français mais en anglais) :

Tableau 2 : temps verbaux français à partir de Reichenbach
Temps verbal Définition
présent S,R,E 48
passé composé E-R,S ou E,R-S 49
passé simple E,R-S
futur simple S-R,E
plus que parfait S-R-E
futur antérieur S-E-R / S,E-R / E-S-R
futur proche S,R-E

Il s’ensuit que les temps verbaux diffèrent selon deux critères principaux :

  1. La position de E par rapport à S : si E est antérieur à S, il s’agit des temps du passé, si E est égal à S, il s’agit du présent, si E est postérieur à S, il s’agit des temps du futur.
  2. La relation entre S et R ; soit S=R, soit S≠R ; dans le premier cas le point de perspective est égal au moment de la parole, dans le deuxième, il en est différent. Ceci dit, tous les temps verbaux peuvent être divisés en deux grands groupes : l’éventualité en question (elle peut être située dans le passé ou le futur) est observée à partir du moment de la parole (S=R) ou à partir d’un autre moment, dont la coordonné temporelle est identique (R=E) ou n’est pas identique (R≠E) au moment où se produit l’éventualité. Bien évidemment, les temps verbaux du premier groupe indiquent que le résultat de l’éventualité est pertinent au moment où on parle (maintenant), tandis que les temps verbaux du deuxième groupe indiquent que le résultat de l’éventualité n’a rien à voir avec le moment de l’énonciation et qu’il est pertinent dans un autre domaine temporel (cf. Moeschler et al., 1998).

Notons que dans la théorie de Benveniste, cette division (S=R et S≠R) correspond grosso modo à l’existence de deux systèmes distincts, et de deux plans d’énonciation, celui de l’histoire, ayant pour le temps central l’aoriste (‘«’ ‘ présentation des faits survenus à un certain moment du temps, sans aucune intervention du locuteur dans le récit »,’ Benveniste, 1966, 239), et celui du discours, ayant pour temps fondamentaux le présent, le futur et le passé composé, (‘«’ ‘ toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur »’, Benveniste, 1966, 242).

Une autre chose doit être mentionnée ici : l’opposition S=R versus S≠R correspond à l’opposition déictique MAINTENANT vs NON-MAINTENANT (ALORS). Répétons-le, dans le premier cas, le moment d’où l’on parle (S) est identique et, dans le deuxième cas, n’est pas identique au moment à partir duquel on se repère (R).

Notes
48.

On lit la virgule comme égale et le tiret comme précédant.

49.

Certains temps verbaux ont plusieurs sémantismes.