3.1.10 - L’opposition S=R et S≠R vaut aussi pour les expressions spatiales

Dans notre thèse, nous défendons l’idée que l’opposition S=R et S≠R est valable aussi dans le domaine spatial. Manifestement, S ne dénote plus le moment de la parole, mais l’endroit où se trouve le locuteur (le ICI de JE). Cette opposition est explicitée dans le cas des déictiques ici et là-bas. Pour tester l’existence de cette opposition dans les autres classes des mots, nous utiliserons l’exemple suivant :

  1. Abi estvenue me voir. (S=R)
  2. Abi est allée voir Dusan. (S≠R)

Il est clair que le verbe venir désigne le mouvement en direction du locuteur ( me voir), à savoir le mouvement vers ICI (l’endroit où JE se trouve, S). En revanche, aller désigne le mouvement en direction d’une autre personne (voir Dusan), à savoir le mouvement vers NON-ICI = LÀ (donc le point de référence R n’est pas égal à S) 50 . Notons que dans la phrase où on parle du mouvement vers l’interlocuteur, aller sera utilisé :

  1. Abi est allée te voir.

Si le locuteur insiste sur l’emploi de venir pour indiquer le mouvement vers l’endroit où se trouve l’interlocuteur comme dans le cas de l’exemple suivant, il se met/transpose dans la position de l’interlocuteur ; il imagine, en quelque sorte qu’il se trouve à l’endroit où se trouve son interlocuteur.

  1. Je viendrai te voir.

On pourrait parler dans ce cas d’un usage interprétatif non du temps verbal, mais du verbe. Cet usage est possible grâce à la composante déictique des verbes en question, à savoir à leur contenu procédural. Il s’ensuit que ces verbes ne sont pas des expressions purement conceptuelles. Ajoutons aussi que pour comprendre un énoncé comme viens ! il est nécessaire de faire un enrichissement pragmatique (dans la Théorie de la Pertinence de Sperber et Wilson (1986), on appelle cela une explicitation) : on doit savoir où se trouve le locuteur, où est son ICI (ICI est une variable qui varie selon le contexte et le locuteur). Mais la plupart des verbes n’ont pas cet aspect procédural. L’exemple ci-dessous montre un verbe (chanter) qui n’a aucune composante déictique 51  :

  1. Marvin chante.

Passons maintenant aux prépositions spatiales. On a vu que certaines prépositions temporelles explicitent l’opposition S=R et S≠R (après vs dans). Nous allons maintenant effectuer le même test sur une préposition spatiale dont le sens se trouve à la base du sens d’après (voir le chapitre 5 de notre thèse), à savoir la préposition derrière :

  1. Ted est derrière moi. (S = R)
  2. Ted est derrière la maison. (S≠R)

Dans le premier exemple, le site 52 de la préposition est identique à l’endroit où se trouve le locuteur (S=R) ; dans le deuxième, le site de la préposition est ailleurs (la maison) (S≠R). Il est clair que dans le domaine des prépositions spatiales cette opposition n’est pas explicitée. Et même si l’on essaie avec d’autres prépositions spatiales (devant, sur, sous), la réponse est toujours négative. Nous résumons l’existence de l’opposition S=R vs S≠R dans les domaines spatial et temporel (pour les expressions dites conceptuelles et procédurales) dans le tableau suivant :

Tableau 3 : l’opposition S = R vs S ≠ R
Type d’expression Spatiale Temporelle
Conceptuelle (ou conceptuelles-procédurales) OUI, aller et venir OUI, demain vs le lendemain
Procédurale (ou procédurales-conceptuelles) NON, devant dans les deux cas OUI, passé composé vs passé simple OUI, dans vs après

Dans le chapitre 5, nous ferons une analyse contrastive de ce phénomène dans le but de voir si, dans les langues que nous examinons (l’anglais, le serbe, le swahili, le kikuyu, le louo, le japonais et l’arabe), il existe un isomorphisme avec le français. Plus précisément, nous allons voir si l’opposition en question est toujours plus pertinente dans le domaine temporel que spatial.

Notes
50.

Voir également l’inacceptabilité des énoncées: Viens là! et Va ici!

51.

Il serait très intéressant, à ce point de notre travail, de se rappeler les idées de Whorf sur la représentation de l’espace et le temps chez les locuteurs de la langue hopi. Whorf (1969, 10) pose qu’en hopi, il n’y a pas de verbes comme venir et aller . Il explique que ces verbes désignent le mouvement linéaire et abstrait, qui est un concept purement cinématique. En effet, les mots avec lesquels on traduit le verbe venir et le verbe aller se rapportent au processus d’élaboration, non à un mouvement – ils sont, pour venir , « se terminant ici » ( pew’i ) ou « arrivés » ( pitu ) et, pour aller , « procédant de là » ( angqo ). Whorf souligne que toutes ces expressions dénotent seulement la manifestation finale, le résultat effectif à un point donné, et en aucune manière un mouvement l’ayant précédé. Selon cet auteur, cette particularité linguistique prouve que (Whorf, 1969, 102):

« Dans l’univers mental des Hopi il n’y a pas de place pour un espace imaginaire. ».

52.

Le site se définit comme l’endroit connu par rapport auquel on situe la cible. Par exemple, dans la phrase: Le crayon est dans la boîte, la cible, c’est le crayon et le site, la boîte.