3.2.1 - Les travaux de Jackendoff

A. Structure conceptuelle vs représentation spatiale

Le travail de Jackendoff (1985, 1991, 1992, 1996) sur la conceptualisation et la grammaticalisation de l’espace est très riche et complexe. Il embrasse, entre autres, des hypothèses liées à la cognition en général, à la relation entre les structures cognitives dans notre esprit et la sémantique lexicale, au phénomène de la vision et de la représentation de l’espace. Dans le premier chapitre de cette thèse, nous avons déjà présenté son Hypothèse des Relations Thématiques, mais nous n’avons pas parlé de la cognition de l’espace elle-même.

La question principale que se pose Jackendoff dans ses livres est ‘«’ ‘ Comment parlons-nous de ce que nous voyons ? ’» ou ‘«’ ‘ Quelle est la relation entre l’information spatiale et l’information linguistique ? ’». Pour y répondre, il s’appuie sur plusieurs notions théoriques : la modularité représentationnelle (on a déjà parlé de la modularité dans le chapitre précédent ; les modules sont spécifiques à des domaines), l’existence de modules d’interface (ils permettent la communication entre les deux niveaux d’encodage), le fait que la représentation visuelle comme la représentation linguistique à plusieurs niveaux (pour la première, on a la phonologie – la syntaxe – la structure conceptuelle (SC) et pour la deuxième, on a la représentation rétinotropique – la représentation imagistique et la représentation spatiale (RS)).

Quant aux caractéristiques de la structure conceptuelle, elle est indépendante du langage, universelle et algébrique de nature : les SC sont composées de traits et de fonctions qui sont discrets et primitifs. Elle doit contenir la distinction entre tokens et types, l’encodage pour la quantification, être capable d’abstraire les actions à partir des performances individuelles, d’encoder les relations taxonomiques, les prédicats modaux etc.

La représentation spatiale doit satisfaire les critères suivants : elle doit résoudre le problème de la constance de l’objet (qui apparaît différemment selon les distances, les perspectives et le changement de sa forme), de l’encodage de la connaissance spatiale des parties de l’objet qui ne peuvent pas être vues, elle doit soutenir la catégorisation visuelle et la communication avec l’information haptique, auditoire et proprioceptive. Elle est par nature géométrique mais non imagistique. Les RS encodent les figures d’image, qui sont des représentations abstraites à partir desquelles une grande variété d’images peut être générée. La relation entre les images et les figures d’image est semblable à la relation entre la phrase et la pensée (Jackendoff, 1996).

Il est important de souligner qu’il y une interface entre la SC et la RS. Elles partagent la notion d’objet physique, d’endroit et de chemin, de mouvement physique et de force physique. En plus, le sens des mots, selon Jackendoff, va au-delà de la CS ce qui permet une information détaillée sur la forme dans la RS lexicale.

Quoique les mots représentent jusqu’à un certain point la RS, reste quand même une question : Est-ce que la langue est capable d’exprimer tous les types de relations spatiales que nous percevons ? Travaillant sur ce problème, Jackendoff (1992, 120) distingue deux hypothèses :

  • L’hypothèse linguistique (Language Hypothesis) dit que la limitation des relations spatiales exprimables dans la langue n’est qu’un fait linguistique et que la cognition spatiale est beaucoup plus riche dans son encodage.
  • L’hypothèse de la représentation spatiale (Spatial Representation Hypothesis) dit que cette limitation reflète une contrainte profonde sur l’encodage cognitif des relations spatiales. Selon cette hypothèse, la représentation spatiale est relativement riche quand il s’agit de décrire la forme de l’objet et relativement pauvre quand il s’agit de décrire les relations spatiales.

La deuxième hypothèse est liée à une autre distinction, à savoir la distinction neurologique entre deux canaux perceptifs (Ungerleider & Mishkin, 1982), un pour les objets et l’autre pour l’espace. Il y a une forte évidence neurologique que le cerveau contient des régions séparées spécialisées respectivement, pour l’identification et la localisation des objets. Par exemple, le patient qui ne peut pas se rappeler l’apparence des objets peut être capable de donner des informations sur leurs localisations. A l’inverse, le patient qui ne peut pas se souvenir de la localisation des objets peut donner des détails sur leurs apparences.

On a donc des raisons de supposer que les systèmes concernant respectivement la reconnaissance de l’objet (the WHAT system dans la terminologie anglo-saxonne) et la détermination de la localisation spatiale (the WHERE system) sont disjoints d’un point de vue cognitif (cf. Jackendoff & Landau 1992). En effet, nous utilisons des notions géométriques complexes quand nous nommons les objets mais des notions simples (comme les points, lignes etc.) quand nous les localisons dans l’espace.

Selon Jackendoff (1992, 124, je traduis) :

‘ »  Cette disparité est liée aux caractéristiques essentielles de l’organisation du cerveau humain — elle provient de la bifurcation fonctionnelle du système de représentations spatiales. La puissance expressive du système des prépositions spatiales est liée au sous-module des relations spatiales. Il y a des données neurologique en faveur de l’hypothèse que le cerveau contient des parties séparées pour l’identification des objets et leur localisation. Ungerleider et Mishkin (1982) appellent ces parties systèmes QUOI et oÙ. C’est, d’après nos connaissances, la première fois que l’on a fait une corrélation entre une caractéristique de la grammaire et une caractéristique de la partie non-linguistique du cerveau. » ’

La dissociation entre la reconnaissance de l’objet et la détermination de la localisation spatiale ne peut cependant être complète puisque les expressions spatiales — ou, à tout le moins, leur usage — impliquent souvent la connaissance visuelle ou encyclopédique des objets impliqués, et notamment de leur orientation intrinsèque, de leur taille, de leur forme, etc. Jackendoff conclut qu’il doit y avoir des interactions au niveau conceptuel entre les systèmes QUOI et OÙ 53 (cf. Jackendoff & Landau, 1992).

Notes
53.

Voici une interprétation plus récente et plus plausible des système quoi et oÙ :

“Mon point de vue est que le traitement de l’information visuelle dépend de la tâche en question. Les sous-système neuronaux pour l’analyses des signaux visuo-spatiaux, l’identification des objets, l’estimation du contexte, la transformation visuo-moteur, la génération du mouvement, etc. sont assemblés suivant les besoins de la tâche, utilisant les ressources des sentiers ventraux et dorsaux dans les deux hémisphères. La représentation neuronale qui en resulte est dotée de fonctions plutôt sémantiques ou pragmatiques, l’action pure et la perception pure n’étant que des extrémités du spectre”. (Jeannerod, 1999. Nous traduisons).