B. Les cadres de références

Dans le premier chapitre de cette thèse, nous avons déjà mentionné l’hypothèse de Jackendoff (1996, 15) selon qui, pour situer les objets dans l’espace, nous nous basons sur huit cadres de référence 54 . Rappelons que le rôle des cadres de référence est de déterminer les axes spatiaux de l’objet, à savoir l’axe vertical, l’axe latéral et l’axe horizontal.

Tout d’abord, il y a quatre cadres de référence intrinsèques, ainsi appelés parce qu’ils sont basés sur les propriétés de l’objet : 

  1. Le cadre géométrique utilise la géométrie de l’objet lui-même pour déterminer les axes. A titre d’exemple, la plus grande dimension d’un objet peut déterminer sa longueur. La géométrie symétrique implique souvent l’existence de l’axe vertical qui divise l’objet en deux moitiés symétriques (figure 3).
  2. Le cadre motionnel : dans ce cas, la partie frontale d’un objet est déterminée par la direction de son mouvement (figure 3).
  3. Le cadre de l’orientation canonique est basé sur les propriétés fonctionnelles de l’objet. Ainsi, il désigne comme le haut (ou le bas) de l’objet la partie qui, dans l’orientation normale, est la plus élevée (ou la plus basse), même si ce n’est pas le cas pour le moment (figure 3)
  4. Le cadre du contact canonique est utilisé pour les objets qui ont une fonction publique. Par exemple, la partie de la maison où on entre (où est la porte) est fonctionnellement considérée comme sa partie frontale (figure 4).
Figure 3
Figure 3
Figure 4
Figure 4

Outre les quatre cadres de références géométriques, il existe quatre cadres de références environnementaux, qui sont basés sur les propriétés de l’environnement :

  1. Le cadre gravitationnel, déterminé par la direction de la gravitation, indépendamment de l’orientation de l’objet (figure 5).
  2. Le cadre géographique est la contre-partie horizontale du cadre gravitationnel. Il impose les axes de l’objet à partir des points cardinaux : le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest (figure 6).
  3. Le cadre contextuel est appliqué lorsque l’objet est vu en relation avec un autre objet qui impose ses propres axes sur lui (par exemple une figure dessinée sur une page, figure 7).
  4. Le cadre de l’observateur est projeté sur l’objet depuis l’observateur vrai ou hypothétique. A titre d’exemple, la partie frontale de l’objet est celle qui est face à face avec l’observateur (figure 8). Alternativement (comme c’est le cas en hausa, une langue africaine : cf. Vandeloise 1986) : « la partie frontale de l’objet est celle qui « regarde dans la même direction que l’observateur ».
Figure 5
Figure 5
Figure 6
Figure 6
Figure 7
Figure 7
Figure 8
Figure 8

Jackendoff souligne que les axes dans le cadre de l’orientation canonique sont dérivés des axes gravitationnels dans une orientation normale imaginée de l’objet. D’une façon similaire, les axes dans le cadre du contact canonique sont dérivés des positions hypothétiques de l’observateur dans le contact canonique. Il s’ensuit que seuls deux cadres (sur huit), à savoir le cadre géométrique et le cadre motionnel, sont absolument indépendants de l’influence, directe ou indirecte, de l’environnement (Jackendoff, 1996, 18).

Un autre phénomène lié aux cadres de référence a attiré beaucoup d’attention scientifique. Il s’agit de l’ambiguïté multiple qui existe dans le vocabulaire axial. Il se trouve que seul le cadre géographique (en anglais) a son propre vocabulaire non-ambigu. Par conséquent, on peut conclure que les termes grammaticaux ne sont pas sensibles aux différents cadres de référence. Que peut-on en déduire sur la relation entre la structure conceptuelle (SC) et la représentation spatiale (RS) ?

Pour répondre à cette question Jackendoff invoque ‘«’ ‘ l’expérience des figures de Narasimhan ’» (1993) qui démontre que les SR participent à la computation des axes (Jackendoff, 1996, 19). Les sujets dans cette expérience observaient des formes inconnues et irrégulières (les figures de Narasimhan) et devaient marquer sur elles leur longueur, largeur, hauteur ou une combinaison de ces paramètres. Vu que la longueur, la largeur et la hauteur dépendent du choix des axes, les réponses révèlent les jugements des sujets sur le placement des axes. Il faut souligner que, étant donné que les figures étaient parfaitement inconnues et ne ressemblaient à rien, les sujets ne pouvaient pas utiliser les informations existantes dans leur mémoire à long terme mais devaient construire les axes. Bien évidemment, l’information linguistique influençait les réponses des sujets. Si on demandait la longueur, les axes géométriques intrinsèques (la dimension la plus longue) étaient invoqués, tandis que pour la hauteur on invoquait les axes environmentaux (gravitationnel ou contextuel, basé sur la page où les figures étaient dessinés).

Mais des détails sur la forme des figures qui ne pouvaient pas être encodés linguistiquement (qui font donc partie de RS) influençaient aussi la réponse. La conclusion est que l’information linguistique et l’information visuelle interagissent dans ce type de computation. Mais la question qui reste est celle de la façon dont l’input linguistique affecte la RS. Selon Jackendoff, il y a deux possibilités :

  1. L’hypothèse SC : les entités lexicales influencent la RS directement à travers des interprétations générales des traits dimensionnels des SC.
  2. L’hypothèse RS, qui est celle que défend Jackendoff : on sait que les entités lexicales peuvent contenir les éléments de RS (les informations sur la forme des objets). Par conséquent, il est possible que des mots tels que hauteur, largeur, longueur contiennent des composants RS qui spécifient les axes et les cadres de références directement dans le format géométrique de RS. Cela permettrait aux axes et cadres de références d’être non-spécifiés dans la SC (cela est en accord avec le principe d’économie). Ainsi, lorsque les sujets jugent sur les axes des figures de Narasimhan, la SC des entités lexicales (la longueur, la largeur, la hauteur) interagit directement avec la RS provenant de l’input visuel.

Pourtant, une chose doit être rappelée en faveur de l’hypothèse SC : les axes sont utilisés aussi dans les domaines non-spatiaux, telle que le temps, l’intensité, la hiérarchie sociale etc. Mais Jackendoff explique que cet usage des axes spatiaux reste minimal :

‘« Bref, très peu de l’organisation des axes spatiaux et des cadres de références est recruté pour des concepts non-spatiaux. Pour cette raison, le critère de l’extension non-spatiale nous ne donne pas suffisamment de raison de croire que toutes les distinctions spatiales concernant les axes tridimensionnels et les cadres de référence sont encodées dans SC. Tout ce dont on a besoin pour la plupart de tâches n’est que la distinction entre l’axe vertical et les autres, plus une représentation spéciale pour le temps et peut-être pour le point de vue social. Certainement, rien en dehors du domaine spatial n’exige la richesse de détails qui existe dans le vocabulaire des axes spatiaux. » (Jackendoff, 1996, 23. Nous traduisons) ’

A la fin de cette sous-section, disons que, bien que les axes cardinaux soient d’une très grande importance pour la sémantique des prépositions spatiales, ils ne sont apparemment pas aussi pertinents pour la catégorisation non-linguistique de l’espace. Certaines expériences récentes montrent que les prototypes non-linguistiques ne sont pas basés sur les axes cardinaux mais sur les localisations diagonales angulaires. Il semble donc y avoir une différence entre la catégorisation linguistique et non-linguistique de l’espace (Crawfor et al., 2000, 233). Cela pose un grand problème pour la théorie du déterminisme linguistique (le langage influence la pensée), mais aussi pour les théories comme celle de Jackendoff (la représentation de l’espace influence le langage).

Notes
54.

On verra par la suite que Levinson propose trois cadres de référence.