3.2.3 - Les études de Talmy : notre conceptualisation de l’espace

Dans son livre Toward a Cognitive Semantics, Talmy (2000) a consacré plusieurs chapitres à notre conceptualisation de l’espace et notamment à la nature du site et de la cible, qu’il appelle figure et ground. Selon Talmy (2000, 180), notre conceptualisation de la structure spatiale a deux sous-systèmes principaux :

  1. Le premier sous-système rassemble toutes les délinéations figurétiques qui peuvent être conceptualisées comme existant dans tout volume spatial : c’est une matrice (matrix) qui contient et localise. Les concepts statiques liés à ce sous-système sont la région (region) et la localisation (localisation) et les concepts dynamiques sont le chemin (path) et le placement (placement).
  2. Le deuxième rassemble les configurations et les interrelations du matériel du premier sous-système. Ce sont les contenus de l’espace. Ils peuvent être a) des objets (portions de la substance conceptualisées comme ayant des bornes et comme étant individuelles), ou b) une masse non-bornée. Ce système peut avoir certaines relations statiques par rapport à la matrice ; par exemple, occuper et se situer.

Quant aux propriétés spatiales statiques des entités matérielles, il y en a trois types (Ibidem, 182) :

Passons maintenant aux relations dynamiques du deuxième sous-système par rapport à la matrice : ce sont des relations de mouvement à travers une région et de transposition d’une localisation à une autre.

Il y a aussi trois types de propriétés spatiales dynamiques des entités matérielles :

  1. le changement de la forme ;
  2. les différents mouvements qu’une entité peut effectuer par rapport à une autre (s’approcher, traverser, etc.) ;
  3. le changement de l’arrangement d’un ensemble.

Dans son étude des entités et relations spatiales, Talmy fait une analyse très détaillée des caractéristiques de la cible – l’objet focal (figure, focal object) et du site – l’objet référentiel (ground, reference object). Nous reproduisons ici le tableau où il fait le sommaire des différences entre eux (idem, 183. Nous traduisons) :

Tableau 4 : cible et site selon Talmy
L’objet focal L’objet référentiel
a des propriétés spatiales ou temporelles inconnues a des propriétés spatiales ou temporelles connues et sert de référence
plus dynamique localisé plutôt de façon permanente
plus petit plus grand
plus simple géométriquement plus complexe géométriquement
apparu plus tard sur la scène ou dans la conscience apparu plus tôt sur la scène ou dans la conscience : dans la mémoire
plus pertinent moins pertinent
moins percevable immédiatement plus percevable immédiatement
plus saillant une fois aperçu moins saillant – constitue l’arrière plan
plus dépendant moins dépendant

En somme (idem, 184), l’objet focal est une entité mouvante (réellement ou conceptuellement) dont la position, l’orientation ou le chemin sont conçues en tant que variables dont les valeurs particulières sont la question pertinente. L’objet référentiel, lui, est une entité stationnaire relativement au cadre de référence et par rapport à laquelle l’objet focal est situé.

Dans le domaine temporel, les deux entités sont définies de façon analogique. Ainsi, la cible est un événement dont la localisation dans le temps est conçue comme une variable dont la valeur particulière est la question pertinente. Le site est un événement référentiel qui a une position stationnaire relative au cadre de référence (en général la ligne unidimensionnelle du temps) et c’est par rapport à lui que la localisation temporelle de la cible est déterminée. A titre d’exemple : He exploded after he touched the button (Il a explosé après avoir touché le bouton). La cible est toucher, le site est exploser (Talmy, 2000, 320).

Revenons aux relations spatiales. Dans les langues, les prépositions définissent la géométrie de l’objet focal beaucoup plus simplement 56 que celle de l’objet référentiel. On en trouve l’explication dans notre façon innée de concevoir et percevoir l’espace. On a donc plusieurs types géométriques d’objet référentiel (idem, 191). Il peut être traité comme :

Les prépositions présentées jusqu’ici ne décrivent pas l’objet référentiel comme ayant des parties avec une identité propre. Mais certaines prépositions jouent exactement sur ce facteur (ibid., 198). Bien évidemment, le fait que l’objet a des parties est lié au fait qu’il peut posséder sa propre orientation. Talmy distingue trois sortes de prépositions de ce type en utilisant comme critère ‘«’ ‘ la distance séparationnelle entre la cible et le site ’» :

  1. S’il y a un contact entre eux, on a : on the front of (sur l’avant de), on the back of (sur l’arrière de), on the right side of (sur la droite de), in the front of (à l’avant de).
  2. Si une partie du site définit le volume d’espace, qui lui est obligatoirement adjacent, et localise la cible dans cette région, on a : in front of (devant), behind (derrière), on one side (d’un côté de), beside (à côté de).
  3. Si une partie du site définit un volume d’espace, qui ne lui est pas adjacent, et localise la cible dans cette région, ce type n’est pas linguistiquement représenté en anglais, sauf peut-être par : to the right/left (à droite/gauche).

Dans son livre, Talmy introduit une autre notion, sans laquelle il est impossible de définir les relations spatiales. Il s’agit de celle d’objet référentiel secondaire (ibid., 204). Il y en a de deux types :

  1. Celui qui englobe l’objet référentiel primaire, et est conçu comme l’environnement : John is ahead of Mary in the line (John est avant Mary dans la queue).Le cas typique de l’objet référentiel secondaire est un espace directionnel défini par un point cardinal, comme dans :The mosaic is on the east wall of the church (La mosaïque est sur le mur Est de l’église).
  2. Celui qui est complètement à l’extérieur de l’objet référentiel primaire. En général il est exprimé par un groupe nominal, comme dans la phrase suivante : The bike is on the cemetery side of the church (Le vélo est du côté cimetière de l’église).Même le locuteur peut servir d’objet référentiel secondaire : The bike is on thisside of the church (Le vélo est de ce côté de l’église).

Finissons cette section en énumérant les vingt paramètres qui sont (selon Talmy) pertinents pour la configuration spatiale donnée par les prépositions et les déictiques (idem, 241) :

  1. La géométrie figurétique de la configuration spatiale qui donne la cible et le site.
  2. La géométrie figurétique de la cible.
  3. La géométrie figurétique du site.
  4. La symétrie ou l’asymétrie dans la géométrie de la cible et du site.
  5. La géométrie asymétrique de l’objet basée sur ses parties et sur la directionnalité.
  6. Le nombre de dimensions pertinentes dans la géométrie figurétique de l’objet.
  7. Les bornes dans la géométrie figurétique de l’objet.
  8. La géométrie de l’objet comme continue ou composée.
  9. L’orientation de la cible par rapport au site.
  10. La distance et la grandeur relative de la cible par rapport au site.
  11. La présence/absence du contact de la cible et du site.
  12. La distribution de la substance de la cible relative à celle du site.
  13. La présence/absence de l’auto-référentialité de la configuration cible/site.
  14. La présence/absence d’autres objets référentiels.
  15. La projection externe de la géométrie de l’objet référentiel secondaire.
  16. L’imputation de l’asymétrie à l’objet référentiel primaire.
  17. L’orientation de la cible et du site par rapport à la terre, le locuteur ou un autre objet référentiel secondaire.
  18. D’autres insertions et concaténations de la configuration cible/site.
  19. L’adoption d’un point de vue.
  20. Le changement de la localisation de la cible dans le temps (le mouvement).

Bien évidemment, si on voulait avoir des expressions spécialisées pour représenter toutes ces différences, on aboutirait à un très grand nombre de prépositions. Or, conclut Talmy, cela est impossible pour un système économique de symboles tel que le langage humain. La solution est donc dans la nature des prépositions : chacune d’entre elles couvre un certain nombre de critères et ne pose pas de conditions sur les autres. De plus si une préposition x est basée sur, par exemple, neuf paramètres, on ne peut pas s’attendre à en avoir une autre, y, qui serait basée sur huit de ces paramètres et sur un paramètre différent (ibid., 243).

A la différence de Talmy, Vandeloise est moins intéressé par la complexité des relations et des entités spatiales que par les différents emplois des prépositions spatiales fondamentales en français.

Notes
56.

Parfois il est représenté comme un point.