4.3 - La notion d’objet-Spelke

Une des premières questions que l’on peut se poser est de savoir comment on reconnaît qu’un objet est une unité. On peut y répondre à partir des données de la psychologie expérimentale, tout à la fois des données sur l’acquisition du langage et des données tirées de la physique naïve. En effet, on peut défendre l’hypothèse que les unes et les autres illustrent les biais innés que les enfants utilisent notamment pour apprendre le nom des objets qui les entourent, ce qui suppose, bien évidemment, qu’ils soient capables d’isoler les objets les uns des autres. Dans cette optique, la notion d’objet correspond à la notion d’un tout : comme le remarque Bloom (2000, 93. Nous traduisons), ‘«’ ‘ ce que nous cherchons est une notion d’objet qui s’accorde le mieux avec les biais d’apprentissage pour les mots chez les enfants, une notion qui soit consistante avec la découverte du fait que les noms de telles entités sont faciles à apprendre. De ce point de vue, (…) un homme sur le dos d’un cheval n’est pas un objet dans notre sens parce qu’aucun enfant ne peut apprendre un mot qui réfère à une telle entité. Un nez et une tête ne sont pas davantage des objets : ce sont des parties d’objets ». ’

Pour satisfaire aux exigences indiquées dans la situation ci-dessus, Bloom introduit la notion d’objet-Spelke, du nom de la psychologue américaine dont les travaux (cf. Spelke, 1994, Spelke, Phillips & Woodward, 1995) permettent de la définir. Un objet-Spelke obéit à plusieurs principes, dont le principal est le principe de cohésion, selon lequel est un objet une région connectée et bornée de matière qui maintient sa connection et ses bornes lorsqu’il est en mouvement. Le principe de continuité dit qu’un objet ne disparaît pas en un point pour réapparaître en un autre et le principe de solidité dit qu’un objet ne passe pas au travers d’un autre. Enfin, le principe de contact, qui ne s’applique qu’aux objets inanimés, dit qu’un tel objet ne peut se mettre en mouvement que si un autre objet entre en contact avec lui.

A première vue, on ne voit pas le rapport entre ces principes psychologiques et l’ontologie spatiale de Casati et Varzi. Cependant, le simple fait qu’un objet-Spelke soit un tout incite à penser qu’on devrait trouver moyen de formaliser les principes ci-dessus, au-delà de leur contenu intuitif, dans le formalisme proposé par Casati et Varzi et, ainsi, de leur donner une assise formelle. Commençons par ce principe dont Bloom dit qu’il est central pour la notion d’objet-Spelke, le principe de cohésion. Selon ce principe, une entité est un objet-Spelke si elle est connectée et bornée. On commencera par remarquer que la notion de connection ne suffit pas et qu’il faut la notion d’auto-connection, dont nous rappelons ci-dessous la définition :

(x borne y est égal par définition à x est une partie de la borne de y ou x est une partie de la borne du complément de y)

A partir de ces deux notions, on peut donner une version formelle du principe de cohésion :

Le principe de continuité (qui est un principe purement perceptuel) est probablement plus difficile à mettre en oeuvre dans l’ontologie logique de Casati et Varzi et nous n’en traiterons pas ici. En revanche, le principe de solidité nous semble incorporable dans cette ontologie. On se rappellera qu’il consiste à dire qu’un objet-Spelke ne passe pas au travers d’un autre. Ceci revient à dire que deux objets-Spelke ne peuvent pas être localisé au même endroit au même moment. Il y a, dans l’ontologie de Casati et Varzi, une notion qui permet de rendre compte de ce principe et qui est la notion d’occupation ou localisation exclusive. Nous rappelons ci-dessous la définition de la notion d’occupation :

On se souviendra néanmoins que Casati et Varzi proposent une version de l’occupation relative à la propriété conditionnelle  :

Mais c’est surtout de la conséquence de cette définition que nous allons avoir besoin ici :

On peut donc proposer la formalisation suivante du principe de solidité :

(Pour tout x, si x est un objet-Spelke inanimé et si x est en mouvement, alors il existe y tel que y a été en contact avec x) 81

Ainsi, l’ontologie spatiale formelle de Casati et Varzi permet de rendre compte de façon formelle des trois principes spatiaux (le principe de cohésion, le principe de solidité et le principe de contact) qui définissent la notion cognitive d’objet-Spelke. Comme on va le voir maintenant, il permet aussi de faire sens d’une distinction qui se retrouve aux deux niveaux linguistique et cognitif, la distinction entre les systèmes QUOI et Où, dont il a déjà été brièvement question au chapitre précédent (cf. chapitre 3, § 3.2.1).

Notes
81.

On remarquera qu’il manque à cette formule la notion de succession dans le temps (i.e. le contact précède le mouvement). Nous reviendrons sur ce problème plus bas lorsque nous traiterons du temps.