4.4 - La distinction entre systèmes QUOI et Où

Commençons par la distinction entre les systèmes QUOI et où et, plus précisément, par la reconnaissance des objets (système QUOI). Comment reconnaît-on les objets ? Une réponse couramment admise consiste à dire que la reconnaissance des objets se fait par leur décomposition en parties différentes et par le repérage des relations entre ces parties (cf. Marr 1982 et Biederman 1987). Plus précisément, dans les termes de Marr (1982), le modèle 3D est identifié par Jackendoff (1987a, 1987b) comme traduisible en termes linguistiques.

Très rapidement, le modèle 3D de Marr (1982) repose sur un ensemble de principes décrivant un système de cônes généralisés sur la base d’un axe et d’une coupe, ainsi que d’un principe d’élaboration d’un axe principal et d’un axe secondaire dont la taille et l’orientation dépendent de l’axe principal, ce principe s’appliquant récursivement de telle façon que les objets du modèle 3D sont décomposés en parties qui, elles-mêmes, peuvent être décomposées en partie. C’est ce système qui permet, au moins en partie, l’identification des objets 82 , c’est-à-dire qui permet aux enfants lors de l’acquisition du lexique, d’isoler un objet comme un objet-Spelke, de lui assigner une catégorie, et d’apprendre l’item lexical qui lui correspond dans sa langue maternelle.

Ainsi, l’identification d’un objet se fait sur la base d’une décomposition en partie et de la composition de ces différentes parties entre elles. Mais, au-delà de sa reconnaissance comme un objet de telle ou telle sorte, dont on vient de voir qu’elle est en grande partie déterminée par des propriétés spatiales, un objet a d’autres propriétés spatiales, relationnelles celles-là, qui ont trait à sa localisation. Lorsque, au-delà de son identification comme un chat, une table ou une chaise, on cherche à localiser un objet, on l’insère dans un système de relations spatiales entre des parties de l’espace dans lequel il est globalement localisé, ces parties d’espace (des régions au sens de Casati & Varzi 1999, cf. ci-dessus, § 4.2.3) étant déterminées par le fait d’autres objets y sont exactement localisés. En d’autres termes, si, en ce qui concerne son identification, un objet-Spelke est disséqué de façon interne, en ce qui concerne sa localisation, il est considéré dans son intégralité et c’est l’espace global dans lequel il se situe qui est lui-même disséqué. Cette remarque ne concerne pas simplement la l’identification et la localisation perceptuelles des objets, on la retrouve dans les structures linguistiques elles-mêmes. Comme le remarquent Jackendoff & Landau (1992, 121 : nous traduisons), ‘«’ ‘ nous nous (…) trouvons devant le problème de savoir pourquoi les objets qui sont ’ ‘nommés’ ‘ peuvent être différenciés en termes relativement complexes d’un point de vue géométrique, alors que les objets qui sont localisés et les régions dans lesquelles ils sont localisés sont traités en termes de descriptions géométriques relativement schématiques ».’

Une façon de répondre à cette question consiste à noter que cette disparité est une disparité au niveau des représentations spatiales elles-mêmes (il y aurait donc des représentations spatiales différentes pour l’identification et pour la localisation du même objet), disparité qui se retrouverait dans l’hypothèse de deux sous-modules (au sens de Fodor 1986) spatiaux, l’un dédié à la reconnaissance des objets, l’autre à leur localisation. Ces deux sous-modules sont communément appelés le système QUOI (identification) et le système Où (localisation). Dans cette optique, Jackendoff & Landau (idem) font l’hypothèse que la nominalisation s’appuie sur les données fournies par le système QUOI, tandis que la localisation (linguistique : les prépositions notamment) s’appuie sur le système Où.

L’hypothèse de deux systèmes séparés reçoit un certain appui neurologique, car certaines données semblent montrer l’existence dans le cerveau de zones séparées et spécialisées dans l’identification et dans la localisation des objets. La neuropsychologie a montré l’existence de cas où une double dissociation se fait jour. Pour autant, il faut un interface entre ces deux systèmes, si l’on veut pouvoir expliquer la co-existence de la nominalisation et de la localisation : pour pouvoir dire que le chat est sur le paillasson, il faut pouvoir identifier ces deux objets et les situer l’un par rapport à l’autre. Nous suggérons ici que la description que nous avons faite plus haut de la façon dont fonctionnaient le système QUOI et le système Où explique en grande partie à la fois leurs différences et la possibilité de lier les représentations spatiales qu’ils livrent l’un et l’autre. A notre sens, on peut considérer que les mêmes principes de méréotopologie, de morphologie et de localisation s’appliquent dans les deux cas, ce qui expliquent que les représentations QUOI et les représentations Où ne soient pas incommensurables. Les différences, quant à elles, s’expliquent par le fait que lorsqu’un objet est identifié comme un objet-Spelke (grace aux principes énumérés ci-dessus, cf. § 4.3), son identification passe par le principe de dissectibilité vers le bas, que nous rappelons ici :

(Si x est une région, alors il existe y tel que y est une région et y est une partie propre de x)

En revanche, lorsqu’un objet est identifié comme un objet-Spelke, sa localisation passe par le principe de dissectibilité vers le haut, dont voici la formulation :

(Si x est une région, alors il existe y tel que y est une région et x est une partie propre de y)

En d’autres termes, la différence entre les systèmes QUOI et Où est en partie une différence de granularité, mais la relation entre ces deux systèmes passe par le fait que c’est de l’objet lui-même que part le processus dans les deux cas. On remarquera d’ailleurs que Jackendoff (1991) évoque lui aussi les notions méréologiques en insistant sur le fait que ce sont les notions de base de l’ontologie spatio-temporelle.

Passons maintenant à un autre facteur que l’ontologie de Casati & Varzi (1999) permet d’expliquer au moins en partie : la communauté de représentations entre le temps et l’espace, ainsi, de façon concomitante, que l’ontologie de Vendler.

Notes
82.

On notera que ceci ne contredit pas la notion d’objet-Spelke : comme le note Bloom (cf. section précédente), un objet-Spelke est un tout, défini par les principes de cohésion, de continuité, de solidité et de contact. Ceci ne signifie cependant pas qu’un objet-Spelke est un atome, dans le sens où on ne pourrait le décomposer en parties (propres).